Cayre, Hannelore «La Daronne» (03.2017)

Cayre, Hannelore «La Daronne» (03.2017)

Auteur : Hannelore Cayre est avocate pénaliste, elle est née en 1963 et vit à Paris. Elle est l’auteur, entre autres, de Commis d’office, Toiles de maître et Comme au cinéma. Elle a réalisé plusieurs courts métrages, et l’adaptation de Commis d’office est son premier long métrage.

Publication : 09/03/2017 – Nombre de pages : 176- Editions Métailié – Prix Le Point du polar européen – 2017

Résumé : « On était donc fin juillet, le soleil incendiait le ciel ; les Parisiens migraient vers les plages, et alors que j’entamais ma nouvelle carrière, Philippe, mon fiancé flic, prenait son poste comme commandant aux stups de la 2e dpj.
– Comme ça on se verra plus souvent, m’a-t-il dit, réjoui, en m’annonçant la nouvelle deux mois auparavant, le jour de sa nomination.
J’étais vraiment contente pour lui, mais à cette époque je n’étais qu’une simple traductrice-interprète judiciaire et je n’avais pas encore une tonne deux de shit dans ma cave. »
Comment, lorsqu’on est une femme seule, travailleuse avec une vision morale de l’existence… qu’on a trimé toute sa vie pour garder la tête hors de l’eau tout en élevant ses enfants… qu’on a servi la justice sans faillir, traduisant des milliers d’heures d’écoutes téléphoniques avec un statut de travailleur au noir… on en arrive à franchir la ligne jaune ?
Rien de plus simple, on détourne une montagne de cannabis d’un Go Fast et on le fait l’âme légère, en ne ressentant ni culpabilité ni effroi, mais plutôt… disons… un détachement joyeux.
Et on devient la Daronne.

Mon avis : Bien aimé la Daronne… De fait c’est jubilatoire, enlevé, plein d’humour…. Quand les personnages deviennent plus importants que l’intrigue (et là en plus l’intrigue est à niveau) j’aime ! Une plongée dans les coulisses. Les hasards de la vie, les affinités… Et j’ai bien aimé toutes les explications. Quelques dysfonctionnements et irrégularités mises en lumière (les travailleurs au noir du Ministère de la justice dont j’avais entendu parler). Original, prenant, mené dans un bon rythme, personnages attachants. Pas beaucoup d’hommes dans cette histoire : c’est ici une histoire de mères/filles. Les traducteurs judiciaires ont toujours un coup d’avance ; comme Patience Portefeux, après une enfance et une vie de femme mariée sans soucis n’a plus de sous une fois veuve et qu’en qualité de simple traductrice-interprète judiciaire elle a les infos en avant-primeur, elle décide ( elle est veuve , sans argent et avec une mère dans une maison de retraite et deux filles à charge) de passer de l’autre côté de la barrière en utilisant les infos à son profit. Mais pas pour « faire du fric » : juste pour avoir ce dont elle a besoin pour s’occuper de sa famille. On en apprend beaucoup sur la justice … Comme dit l’auteur : « une histoire c’est toujours trois couches : l’évolution d’un personnage principal, le background et l’histoire… Ne passez pas à coté !

Extraits :

Comme si un vide-pomme m’avait été enfoncé d’un coup sec au centre du corps pour emporter mon âme tout entière.

C’est que j’adore les vieilles choses ; elles ont vu passer des tas de gens et on ne s’ennuie jamais à les regarder, contrairement aux neuves.

Sinon, j’étais payée au noir par le ministère qui m’employait et ne déclarait aucun impôt.
Un vrai karma, décidément.
C’est d’ailleurs assez effrayant quand on y pense, que les traducteurs sur lesquels repose la sécurité nationale, ceux-là mêmes qui traduisent en direct les complots fomentés par les islamistes de cave et de garage, soient des travailleurs clandestins sans sécu ni retraite. Franchement, comme incorruptibilité on fait mieux, non ?

Or il faut savoir que beaucoup d’interprètes français d’origine maghrébine ne connaissent que l’idiome de leurs parents alors qu’il existe dix-sept dialectes arabes aussi éloignés les uns des autres que le français l’est de l’allemand.

Je traduisais ça à l’infini… encore et encore… Tel un cafard bousier. Oui, ce petit insecte robuste de couleur noire qui se sert de ses pattes antérieures pour façonner des boules de merde qu’il déplace en les faisant rouler sur le sol…

Toutes leurs conversations tournent autour de l’argent : celui qu’on leur doit, celui qu’ils auraient dû toucher, celui qu’ils rêvent d’avoir…

Malgré tous ses efforts, à la sortie des études, il avait pris en pleine face le Grand Mensonge français. La méritocratie scolaire – opium du peuple dans un pays où on n’embauche plus personne, encore moins un Arabe – ne lui apporterait pas les moyens de financer ses rêves. Alors, au lieu de rester à bovaryser avec ses copains en bas de sa barre d’immeuble ou de fournir Daech en chair à canon, il était parti vivre dans le pays de ses parents avec son BTS en poche et l’idée d’en repartir au plus vite…

“Résident” avec un “e” comme citoyen d’une résidence et non un “a” comme des personnes qui habitent quelque part… et qui peuvent ainsi en repartir quand elles le veulent.

aucun de ses espoirs n’avait jamais été déçu vu qu’elle n’attendait absolument rien de la vie.

On décrit le cerveau d’un Alzheimer comme un oignon qui pourrirait couche après couche, de l’extérieur vers l’intérieur.L’envie de liberté est planquée au centre du trognon, m’étais-je dit en traversant le ramdam provoqué par sa disparition.

Vous êtes toutes les deux en colère par rapport à ce qui est en train de se passer et c’est normal. Votre maman sent qu’elle glisse, du coup elle se raccroche à tout ce qu’elle peut, y compris à vous, ce qui fait qu’elle est insupportable. Elle a peur de la vie qui finit et vous aussi vous avez peur. C’est un moment difficile qui se passe toujours très mal.

Ça faisait presque vingt-cinq ans que je m’agrippais à un morceau de bois flotté dans la tourmente de ma minable aventure tout en attendant qu’il advienne un rebondissement imprévu digne d’une série télé… une guerre, un loto gagnant, les dix plaies d’Égypte, que sais-je… et c’était enfin en train d’arriver !

Tolérance zéro, réflexion zéro, voilà la politique en matière de stupéfiants pratiquée dans mon pays pourtant dirigé par des premiers de la classe. Mais heureusement, on a le terroir… Être cuit du matin au soir, ça au moins c’est autorisé. Tant pis pour les musulmans, ils n’ont qu’à picoler comme tout le monde s’ils ont envie de s’embellir de l’intérieur.

le fait qu’il ait choisi instantanément d’être attaché à mes pieds partout où je marchais, comme une ombre en forme de chien.

les sujets de conversation avec un chien, quand on n’a eu personne avec qui vraiment échanger pendant vingt-cinq ans, ne manquent pas.

J’aimais sa présence – qui ne l’eût pas aimée d’ailleurs –, car en plus d’être la probité même, il était intelligent, cultivé et drôle. En associant ma vie à la sienne, je me disais à l’époque que je réussirais peut-être à prendre un peu de sa consistance. Mais lorsqu’il était près de moi ou pire, sur moi, j’avais l’impression d’être comme engloutie au sens propre comme au figuré sans que je sache vraiment si cela me plaisait

La vie m’était passée dessus à la manière de ce fer que j’ai manié tous les soirs pour que les miens, malgré le manque d’argent, aient toujours des vêtements impeccables. J’étais devenue une petite madame aux ailes engluées par les préoccupations matérielles et contrairement à ce que la publicité essayait de nous faire croire, ce n’était pas si évident que ça de changer de comportement après avoir incorporé tant d’habitudes.

ma vie a déraillé comme le diamant d’un tourne-disque saute d’un sillon à l’autre, d’une chanson douce à une ritournelle sinistre

6 Replies to “Cayre, Hannelore «La Daronne» (03.2017)”

    1. ah pas du tout le même style . J’ai bien ri avec Hénaff mais j’ai préféré l’ironie de la situation de « La Daronne ». ( j’ai moins aimé le deuxième Hénaff – comme souvent – voir mon commentaire sur le blog)

  1. J’ai lu, pour le moment, les 3 premiers chapitres et je ne regrette qu’une chose : avoir du temps pour finir, car c’est vraiment jubilatoire. Des remarques d’une ironie mordante, des images comme le fric considéré comme un être vivant, les couleurs qui ont une consistance…
    C’est très imaginatif et, comme le dit Catherine, on découvre des mondes hors du monde de la norme, des mondes qui marchent dans la rue comme nous, semblables aux nôtres, et radicalement différent. Il suffit de déraper, à un moment, pour s’y retrouver…
    Maîtrise du récit et du style : tout y est pour prendre du plaisir, tout en ayant l’air de parcourir un polar normal, et pourtant…

  2. C’est jubilatoire, j’en conviens ! Avec des rebondissements, car se trouver à la tête d’une pleine cave de shit, quand on a été honnête toute sa vie, qu’on fréquente depuis peu un inspecteur des stups, et qu’on a une mère qui bat la réforme dans une maison de retraite, ça n’est pas du gâteau !
    Pourtant, la Daronne décide de surmonter les obstacles. Mais, je vous laisse découvrir la fin. Car une histoire possède un début, un milieu… Jusque-là on peut révéler des choses, mais jamais la fin !

  3. Bien aimé, d’abord le livre, ensuite le film qui en a été tiré (l’avez-vous vu?)…
    Au moins, la morale, désormais, n’oblige plus dans ls films à ce que ceux qui s’enrichissent indûment (?) soient punis à la fin!
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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