Fives, Carole «Térébenthine» (RL2020)

Fives, Carole «Térébenthine» (RL2020)

Autrice : née le 12 novembre 1971 est une femme de lettres française. Elle vit et travaille à Paris.
Après une licence de philosophie, Carole Fives entre à l’école des beaux-arts où elle obtient le diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP). Elle a enseigné les arts plastiques dans la région de Lille pendant douze ans.
En 2010 paraît un premier recueil de nouvelles, Quand nous serons heureux (Passage/Points Seuil). En 2018, le roman Tenir jusqu’à l’aube est présent sur les listes des prix Fnac, Médicis et Wepler. Il est en cours d’adaptation pour le cinéma.
Dans son roman « Térébenthine » paru en 2020, elle raconte le parcours de trois étudiants aux Beaux-arts. Le déclencheur de ce texte a été le suicide de son professeur de peinture aux Beaux-arts, probablement précédé d’un féminicide.

Gallimard – 20.08.2020 – 172 pages

Résumé : « Certains, ou plutôt devrais-je dire certaines, se sont étonnés du peu d’artistes femmes citées dans notre programme d’histoire de l’art. Je leur ai donné carte blanche aujourd’hui. Mesdemoiselles, c’est à vous ! « Quand la narratrice s’inscrit aux Beaux-Arts, au début des années 2000, la peinture est considérée comme morte. Les professeurs découragent les vocations, les galeries n’exposent plus de toiles.
Devenir peintre est pourtant son rêve. Celui aussi de Luc et Lucie, avec qui elle forme un groupe quasi clandestin dans les sous-sols de l’école. Un lieu de création en marge, en rupture. Pendant ces années d’apprentissage, leur petit groupe affronte les humiliations et le mépris. L’avenir semble bouché. Mais quelque chose résiste, intensément.

Mon avis :

Le dessin et la peinture sont devenus inexistants – ou presque – dans le cursus des Beaux-Arts. Place aux nouvelles technologies, à l’art conceptuel !
Dans ce roman nous assistons au dégommage en règle de l’Ecole des Beaux-Arts. La peinture n’y a plus sa place, la peinture en France n’a plus sa place, seules les nouvelles techniques plasticiennes ont la cote.

Un livre à charge contre les professeurs, les experts, les élèves. J’avoue avoir été mal à l’aise pendant tout le livre. Tout dans ce livre donne envie de poser les pinceaux et de se tourner vers l’ordinateur… Un livre qui dénonce le machisme, la mauvaise ambiance, le manque de respect, le manque flagrant d’encouragement des professeurs quand on a une vocation de peintre, pire même, la volonté de piétiner les rêves,  le dénigrement  de la place des femmes dans le monde de l’Art.
Je me réjouissais de parcourir les couloirs et les salles des Beaux-Arts mais je n’y ai vu que règlements de compte et méchanceté, harcèlement et mauvais esprit.
Bien sûr il y a des phrases et des citations de peintres qui m’ont beaucoup plu, j’ai relevé des réflexions intéressantes sur la peinture du XXème siècle, mais pour le coté artistique, il semble qu’il faille vite vite éviter les Beaux-Arts…
J’espérais retrouver un peu l’esprit du livre magnifique de Maylis de Kerangal « «Un monde à portée de main» (voir article sur le blog)  c’est tout le contraire.
Cette peinture au vitriol du monde de l’apprentissage de l’art en France est fondée sur l’expérience de la romancière qui a troqué ses pinceaux pour la plume … mais je n’ai pas aimé cette plongée dans le négativisme, la lamination des rêves et la perspective de mettre sa passion au placard pour suivre la mode… Même si au final, il y a une petite note lumineuse, qui arrive trop tard…

Extraits :

« Les Beaux-Arts ? Tu veux finir sous les ponts ? Ou sur le trottoir ? »

Mais n’y a-t-il pas là une question que tout artiste se pose, comment décide-t-on qu’une œuvre est enfin terminée ? Quand sait-on qu’on a posé l’ultime touche ?

« Car, comme vous le savez, en art, tout est toujours une question de rupture. »

E France, le premier type qui fait fortune, il s’achète une résidence secondaire ou un 4 × 4, sûrement pas une œuvre d’art.

Loin d’être un espace de liberté absolue, la toile est ce lieu où un geste en impose un autre, puis un autre, et où enfin le chaos s’ordonne. C’est un dialogue silencieux, tu te confies et la toile te répond, les échanges s’intensifient, jusqu’à ce que tu la gifles de tes coups de pinceau, de tes coups de raclette. La toile résiste et t’apprend que seule tu ne peux rien, qu’entre elle et toi il va falloir trouver un accord, même précaire, même fragile.
Parfois les pinceaux tombent, la distance s’abolit et c’est le corps-à-corps, le peau-à-peau : la toile a tant à offrir.

Tu vois pour la première fois un Hopper en vrai, tu te demandes si tu ne le préférais pas en carte postale finalement.

Et puis il y a Rothko, le choc Rothko. Tu avais déjà vu les toiles immenses de ce peintre sur des catalogues, dans des magazines. Jamais en vrai. Tu flottes au milieu des monochromes en suspension, tu te perds, tu oublies pourquoi tu es là. C’est une pure expérience de la couleur, du silence, puis finalement une grosse envie de chialer. Tu sais que beaucoup de gens ressentent ça, tu sais que tu n’es pas la première à craquer devant Rothko, que ses toiles sont connues pour faire éclater le spectateur en sanglots, lui faire baisser les armes. Ce que l’art conceptuel s’emploie depuis des décennies à détruire, ce que l’art conceptuel refoule depuis des années, éclate sur les toiles de Rothko : l’émotion. Toute l’intelligence du monde ne peut rien y faire, l’art est avant tout une affaire d’émotion.

Le problème, avec l’art conceptuel, c’est que c’est un peu “après moi, le déluge”…

— En plus il confond l’odeur de la térébenthine et du white spirit… comme si on avait assez de fric pour diluer à la térébenthine…

le dessin c’est « premièrement les proportions, secondement les proportions et à la fin, encore les proportions »

Tu penses à cette phrase de Picasso, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive contre l’ennemi.

Mais déjà elle s’éloigne, tout en secouant ses mèches fuchsia. De dos, elle te fait penser à un vieux pinceau furibond.

— C’est de plus en plus foncé, non ? Tu veux atteindre le noir total ? Tu veux faire un Soulages ?
— Tu connais sa théorie, plus c’est noir, plus il y a de lumière…
— Je trouve ça dépassé, le clair-obscur, à l’ère des écrans…

« Cette action qui date du début des années 60 s’appelle Tirs. L’artiste, Niki de Saint Phalle, essaie de tuer la peinture, dans ce qu’elle appelle une guerre sans victime. En effet, la peinture ressuscite aussitôt, à travers les tableaux colorés, issus de ces performances. »

Son professeur aux Beaux-Arts lui avait dit qu’elle était peintre dans l’âme. Mais elle lui avait opposé que la peinture était démodée. Que les artistes intelligents pratiquaient d’autres activités, et qu’elle voulait donc faire autre chose.

L’art n’attend personne. L’art ne se soucie de personne. L’art se tait à moins qu’on lui parle.
(Marlene Dumas)

Ce n’est pas parce qu’on est étudiant aux Beaux-Arts qu’on est complètement décérébré. Mais tu as beau répéter aux professeurs, toujours aussi déconcertés par ta pratique picturale, que si tu peins c’est parce que tu ne sais pas t’exprimer autrement, ils réclament du discours, de l’écrit, du sens. Du concept. Un artiste à la fin du XXe siècle ne peut pas se contenter de produire des œuvres, il doit aussi produire leur explication.

Avec ses éternels sweats à capuche gris clair, assortis à ses yeux délavés, et son teint pâle, Luc traverse la vie comme une esquisse, insaisissable.

C’est un texte indéchiffrable, un texte en suspens. Tu traites les mots comme les images, en transparence. La peinture laisse passer la lumière, elle n’est pas cet écran qui ne renvoie qu’à lui-même, la peinture irradie, et les mots petit à petit viennent s’inscrire dans ses glacis, ses coulures, ses fragilités.
Et puis les mots envahissent l’espace, prennent la place des figures, des corps, des mouvements. Les mots prolifèrent jusqu’à envahir la totalité de la toile.

Je vois la peinture comme un acte de résistance. Oui, la peinture crée des images qui résistent au flux d’images existant. Le temps de la peinture est différent de celui de la photographie, de la télévision. La peinture n’est pas un simple enregistrement du réel… Elle a plus à voir avec la mémoire, la durée, l’émotion, elle donne des images plus persistantes, c’est ce que je crois…

Regardez ce qui se passe aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Chine ! Partout il y a une vitalité incroyable de la peinture ! Sauf en France où l’on veut des œuvres pas choquantes, pas politiques, pas décoratives, pas sexuelles… à la fin, qu’est-ce qu’il reste ?

« Si j’avais su, j’aurais raté ma vie plus tôt. »

One Reply to “Fives, Carole «Térébenthine» (RL2020)”

  1. « Mais n’y a-t-il pas là une question que tout artiste se pose, comment décide-t-on qu’une œuvre est enfin terminée ? Quand sait-on qu’on a posé l’ultime touche ? »
    C’est la question qu’on se pose en toute création. Roman, poème. Ma tante peint et vend des huiles sur toile et des pastels. Elle se pose la question, en effet. Et j’ai répondu : « On décide qu’elle est finie quand on commence à craindre la touche de trop. Quand on se remémore la phrase de Montesquieu : « Le mieux est le mortel ennemi du bien », reprise par Voltaire en 1772 sous sa forme la plus connue : « Le mieux est l’ennemi du bien. »

    J’ai bien aimé : « Avec ses éternels sweats à capuche gris clair, assortis à ses yeux délavés, et son teint pâle, Luc traverse la vie comme une esquisse, insaisissable. »
    Le reste, hélas, m’inspire assez peu, tout comme les toiles de Rothko. Je suis insensible à l’art abstrait, si ce n’est Vasarely (mais des volumes suggérés, est-ce encore de l’abstraction ?).

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