Shafak, Elif «10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange » (2020)

Shafak, Elif «10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange » (2020)

Autrice : Elif Şafak, ou Elif Shafak, née le 25 octobre 1971 à Strasbourg de parents turcs, est une écrivaine turque. Primée et best-seller en Turquie, Elif Şafak écrit ses romans aussi bien en turc qu’en anglais. Elle mêle dans ses romans les traditions romanesques occidentale et orientale, donnant naissance à une œuvre à la fois « locale » et universelle. Féministe engagée, cosmopolite, humaniste et imprégnée par le soufisme et la culture ottomane, Elif Şafak défie ainsi par son écriture toute forme de bigoterie et de xénophobie. Elle vit et travaille à Londres.
Elle a publié en français : La Bâtarde d’Istanbul. (2007) – Bonbon Palace (2008) – Lait noir (2009) – Soufi mon amour (2010) – Crime d’honneur (2013) Prix Lorientales 2014 – Prix Relay 2013 – L’Architecte du Sultan (2015) – Trois filles d’Eve (2018) – 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (2020) – L’Île aux arbres disparus (2022)

Editions Flammarion – 08.01.2020 – 397 pages / J’ai lu– 02.02.2022 – 384 pages (trad. Dominique Goy-Blanquet)

Résumé :
Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville.
En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. A l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.

Mon avis :
Istanbul vient du grec médiéval et signifie « vers la cité ». « Istanbul, la ville où finissaient par aboutir tous les mécontents et tous les rêveurs. » comme nous le dit l’autrice.
Leila Tequila fuit sa famille, avec pour compagnons de voyage son envie de liberté, les remords, la honte…Elle finira par atterrir dans un bordel, faire la connaissance de transsexuelles, rencontrer l’amour, et se faire assassiner et jeter dans une benne à ordures. Peut importe au final qui l’a tuée. Là n’est pas le propos du roman.
Un roman divisé en trois parties :
– L’Esprit : ce sont les 10 minutes et 38 secondes qui appartiennent encore à Leila après qu’elle ait cessé de vivre… ce moment ou les souvenirs les plus marquants de sa vie vont affluer et elle va les faire revivre en nous présentant les personnages qui ont façonné sa vie et ses cinq amis : Sabotage Sinan, Nostalgia Nalan, Jameelah, Zaynab122 et Hollywood Humeyra. Et puis il y a D/Ali, ce turc qui a vécu dans plusieurs pays et qui a toujours été un étranger, partout, toujours… Un artiste peintre qui avait une passion pour l’Art et la politique.
– Le Corps : une fois que son corps a été retrouvé, le cheminement qu’il a dû parcourir et la manière dont les cinq amis ont réagi pour lui accorder une sépulture digne de leur amitié et que le cadavre ne passe pas de la benne à ordures au cimetière des Abandonnés.
– L’Ame : ce qu’elle devient une fois délivrée de la vie /mort terrestre

C’est un roman sur la ville d’Istanbul, sur la Turquie et les mentalités qui s’y côtoient, sur la famille, sur l’amitié, sur la place de la femme, la place de la religion, les dérives de la société, le changement de la société du fait de la montée de l’Islamisme, sur la dignité, sur la difficulté d’assumer son amitié ou ses relations avec des prostituées ou autres individus qui ne sont pas acceptés par la société
C’est aussi un sublime portrait de femme, enfin de femmes devrais-je dire et des personnages extrêmement attachants.
Une fois encore un coup de cœur pour cette autrice turque exilée.

Extraits : ( petit choix car il y en a tellement de magnifiques)

Ne plus exister, comme si elle n’était qu’un rêve qui s’évanouit à la première lueur du jour ?

Elle se remémorait des choses qu’elle se serait crue incapable de se rappeler, des choses qu’elle croyait perdues à jamais. Le temps se fluidifiait, flot rapide de souvenirs qui s’entrepénétraient, passé et présent inséparables.

D’après son expérience, pour traverser la vie sans prendre trop de mauvais coups, il fallait respecter deux principes fondamentaux : savoir quand arriver et quand repartir.

Tandis que les goûts du citron et du sucre lui fondaient sur la langue, ses sentiments se dissolvaient de même dans la confusion. Des années plus tard, elle se rappellerait ce moment comme celui de la première fois où elle s’avisa que les choses n’étaient pas toujours ce qu’elles semblaient être. De même que l’amer peut se dissimuler sous le doux, ou l’inverse, dans tout esprit il y a une trace d’insanité, et dans les profondeurs de la folie luit un grain de lucidité.

l’enfance était une immense vague bleue qui vous soulevait et vous portait en avant, puis disparaissait juste au moment où vous croyiez qu’elle durerait toujours. Impossible de lui courir après ou de la faire revenir. Mais la vague, avant de disparaître, laissait un cadeau derrière elle – un coquillage au bord de l’eau. À l’intérieur étaient préservés tous les sons de l’enfance.

D/Ali semblait percevoir le monde à travers les goûts et les odeurs, même les choses abstraites de la vie comme l’amour et le bonheur. Au fil du temps, ils en firent une sorte de jeu, une monnaie spéciale : ils collectaient des souvenirs et des instants qu’ils convertissaient en saveurs et arômes.

Les vêtements étaient politiques. Ainsi que les pilosités faciales – en particulier la moustache. Les nationalistes la portaient pointes en bas, en forme de croissant de lune. Les islamistes la taillaient, courte et bien nette. Les staliniens préféraient les moustaches morse qui paraissaient ne jamais avoir rencontré un rasoir.

Image : Rue Istiklal

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