Geni, Abby «Farallon Islands» (2017)

Geni, Abby «Farallon Islands» (2017)

Auteur : Avec son premier roman, « Farallon Island » Abby Geni a été la lauréate 2016 du prix de la Meilleure Fiction décerné par la Chivago Review of Books et du prix de la Decouverte Barnes & Nobles. Elle est également l’auteur d’un recueil de nouvelles (The Last Animal), encore inédit en français). En 2021 elle publie « Zoomania »

Actes Sud Littérature – États-Unis – Juin, 2017 – 384 pages / Babel – juin 2019 – 384 pages – traduit par Céline Leroy

Résumé : Miranda débarque sur les îles Farallon, archipel sauvage au large de San Francisco livré aux caprices des vents et des migrations saisonnières. Sur cette petite planète minérale et inhabitée, elle rejoint une communauté récalcitrante de biologistes en observation, pour une année de résidence de photographe. Sa spécialité : les paysages extrêmes. La voilà servie.

Et si personne ici ne l’attend ni ne l’accueille, il faut bien pactiser avec les rares humains déjà sur place, dans la promiscuité imposée de la seule maison de l’île ; six obsessionnels taiseux et appliqués (plus un poulpe domestique), chacun entièrement tendu vers l’objet de ses recherches.

Dans ce décor hyperactif, inamical et souverain, où Miranda n’est jamais qu’une perturbation supplémentaire, se joue alors un huis clos à ciel ouvert où la menace est partout, où l’homme et l’environnement se disputent le titre de pire danger.

Avec une puissance d’évocation renversante et un sens profond de l’exploration des âmes, Abby Geni nous plonge en immersion totale parmi les requins, les baleines, les phoques, les oiseaux et les scientifiques passablement autistes… dans un vertigineux suspense, entre thriller psychologique et expérience de survie.

Abby Geni signe un premier roman comme un grand-huit des sensations, et pose un univers inoubliable, à mi-chemin entre David Vann et Laura Kasischke.

Mon avis : Enormissime coup de cœur ! Comment passer des goélands de Calais (Norek, Olivier « Entre deux mondes ») à ceux des îles Farallon … En changeant de livre… mais au final ce sont toujours des dangers volants ! Mais mis à part cette petite réflexion… revenons à ce livre qui est tout simplement magnifique. Découvrons l’histoire de ces îles, les chasseurs d’œufs, les gardiens de phare…  Mais pas que … car les relations humaines sont loin d’être faciles …

Huis clos dans les iles Farallon. Les personnages : 6 biologistes marins, 1 photographe, les îles et leurs hôtes de passage (requins, baleines, éléphants de mer, poulpe, phoques, otaries, cormorans, océanites de Wilson, guillemots colombins, goélands d’Audubon, macareux rhinocéros, macareux huppés, anatifes, sans oublier les souris et autres joyeusetés) Découvrons en prime l’histoire de ces îles, les chasseurs d’œufs, les gardiens de phare …

Le personnage principal : une jeune photographe solitaire, qui ne se remet pas de la mort de sa mère quand elle avait 14 ans. Incapable de se fixer, d’aimer, elle a choisi de parcourir le monde en qualité de photographe animalier, sans attaches. Et incapable de couper le lien avec sa mère défunte, elle lui écrit pour garder le contact, bien qu’elle dise à un moment qu’elle aurait préféré écrire à quelqu’un qui lui réponde… Un livre sur l’absence …  Ce livre est aussi une quête identitaire pour cette jeune femme qui change de personnalité en fonction de ses destinations. C’est aussi un livre sur l’art de la photographie, sur le rapport entre la photographe et son art (elle donne des noms à ses appareils), la personnalité des artistes photographes. Un livre sur le souvenir, la mémoire, la photo, les fantômes  .  L’appareil photo permet d’établir une distanciation entre la personne et la vie, dépersonnalise les émotions.  Il en va de même pour le biologiste : il se refugie derrière le coté scientifique de son travail : il observe mais n’interprète pas, n’intervient pas, n’a pas droit aux sentiments.

Un livre tout en nuances de gris (mer, ciel, ile, animaux marins..) ; et pour rendre l’atmosphère un peu plus oppressante, les 7 personnes qui séjournent sur l’ile vont avoir des accidents ( ?) … Quels sont les coupables ? les autres ? les animaux ? les conditions climatiques ?  Et aussi étonnant que cela puisse sembler… de l’obscurité naitra la renaissance…

Il m’a fait un peu penser au livre de Boyle, T.C. « San Miguel » (voir mon commentaire)

Extraits :

Le bateau semble s’obliger à exister, il surgit de nulle part, du brouillard, des rêves.

C’était un début d’après-midi froid et dégagé. Un oiseau de mer est passé au loin, lançant son cri discordant. Des détonations s’élevaient de l’océan. Des embruns giclaient au-dessus des falaises. Le phare montait la garde dans le ciel brumeux.

Côté tempérament, toutefois, tu étais unique. Tu vivais sur les nerfs, laissant échapper tes émotions comme d’autres respirent.

J’ai cligné des yeux. Du temps a passé. Je me tenais dehors, sur le trottoir, dans le vent propre. Ça m’est arrivé souvent, et ça a duré longtemps. On cligne des yeux, et une heure s’évanouit. On ferme les yeux et c’est tout un après-midi qui s’envole. À croire que quelqu’un découpait mon calendrier intérieur avec une paire de ciseaux pour en retirer du temps.

Ça peut paraître étrange d’avoir encore tant de choses à dire. Souvent, par réflexe, je me tourne vers toi, une question sur les lèvres ; j’ai encore des disputes imaginaires avec toi. J’emmagasine les souvenirs qui me restent – ceux qui ne se sont pas perdus en route – et les fais tourner entre mes mains, les examine.

Je faisais une prise de vue en angle néerlandais – je penchais l’horizon pour ajouter des lignes obliques où il n’y en avait pas dans la réalité.

J’ai regardé l’horizon. C’était une ligne claire entre deux bleus intenses, comme un pli sur une feuille de papier.

Là, entre mes pieds, se trouvait une pierre d’estomac. Elles sont choses rares et précieuses, abandonnées sur le rivage par les insaisissables otaries. Techniquement, on parle de gastrolithe.

Aujourd’hui, je comprends pourquoi dans l’ancien temps les gens croyaient que l’horizon marquait le bout du monde. Il est parfois difficile d’imaginer qu’il existe quelque chose au-delà de cette lisière froide.

Le moindre détail – un objet, une odeur, un son – peut amorcer un souvenir, me renvoyer d’un coup dans le passé.

Ils échangeaient des idées comme des jongleurs lançant des rubans de soie dans les airs.

Elles ont commencé à apparaître dans mes rêves, nageant à travers les océans sans lune de mon esprit, agitant leur queue, déplaçant les litres d’eau par dizaines, chantant assez fort pour me réveiller.

Je t’écris depuis si longtemps qu’à mes yeux ce qui m’arrive n’a pas de réalité tant que je ne te l’ai pas raconté. Le cycle de vie d’un événement commence avec l’action, s’intensifie dans l’observation et prend fin sous forme de substantifs et de verbes. Il n’est pas terminé tant que je ne l’ai pas consigné sur la page. Pour toi.

Si le temps est une rivière, ces souvenirs sont tombés au fond, trop lourds pour être portés par le courant – tombés avec d’autres sédiments, enfouis dans la vase.

Je me demande même quels aspects de ta personnalité j’ai bien pu fabriquer. Tout ça remonte à si loin. Certains de ces souvenirs sont forcément le fruit de mon imagination.

Chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose, nous le transformons. Ainsi fonctionne notre cerveau. J’envisage mes souvenirs comme les pièces d’une maison. Je ne peux pas m’empêcher de les modifier quand j’entre à l’intérieur […]

Les gens s’imaginent souvent que prendre des photos les aidera à se souvenir précisément de ce qui est arrivé. En fait, c’est le contraire. J’ai appris à laisser mon appareil au placard pour les événements importants parce que les images ont le don de remplacer mes souvenirs. Soit je garde mes impressions à l’esprit, soit j’en fais une photo – pas les deux.

Se souvenir c’est réécrire. Photographier, c’est substituer. Les seuls souvenirs fiables, j’imagine, sont ceux qui ont été oubliés. Ils sont les chambres noires de l’esprit. Fermées, intactes, non corrompues.

Autrefois, je croyais qu’il n’existait que deux états mentaux : la veille et le rêve. Le premier est conscient, logique, sain. Le second est chaotique, étrange. Je ne les avais jamais confondus. Mais ces derniers jours, il me semblait en avoir découvert un troisième : une brume crépusculaire située entre les deux premiers.

Deux oiseaux de mer poussaient leurs cris rauques, se répondaient comme un couple marié engagé dans une prise de bec bien rodée.

C’est un monde dénué de couleur, et pourtant, je lui trouve la beauté d’un arc-en-ciel.

J’ai besoin de prendre des photos du monde qui m’entoure comme une baleine a besoin de remonter à la surface pour respirer.

L’appareil n’est rien de plus qu’un œil qui garde la trace de ce qu’il voit.

Ta mort m’a fait ricocher sur la planète comme un caillou sur un étang. Une nomade. Une âme perdue.

Ta mort m’a appris ce qui arrive après l’amour. Ça ne m’intéresse pas de vivre à nouveau une aussi grande perte.

Quand je pense à toi, je suis parfois tentée de jouer au jeu du “Et si”. C’est un jeu dangereux, nous sommes bien d’accord – mais quand le moral est en berne, je lui trouve des qualités.

J’imagine – à peine – une réalité dans laquelle la présence de ma mère est acquise, dans laquelle tu serais une toile de fond, comme le second plan flou d’une photo, important sans pour autant qu’on le remarque.

Ces lieux ont quelque chose d’intemporel. Le passage des saisons ne dépend pas de la météo, mais des animaux. L’hiver est là quand les baleines et les éléphants de mer donnent naissance à leurs petits. L’été est là quand les oiseaux nidifient. L’automne appartient aux requins

La nuit ne suit pas le jour, pas vraiment – cela impliquerait que l’un arrive avant l’autre. Non, le jour et la nuit fonctionnent plutôt comme une grande vague dont la base serait une aube étincelante qui déferlerait à travers un long après-midi doré et dont la crête serait le soir allant se fracasser contre l’obscurité, après quoi tout recommencerait.

Plus que toute autre forme artistique, la photographie requiert d’être froid et dépassionné.

L’artiste vient en premier, l’être humain en second. La photo est la captation neutre des événements, la chronique du sublime comme de l’effroyable. La nécessité veut que ce travail soit effectué sans émotion, sans attache, sans amour.

Le bruit venant de l’extérieur était presque symphonique – la basse profonde de la mer, le vent qui gémissait comme un violon, le soprano des phoques, le piccolo des oiseaux. Une musique sauvage.

Quand tu as perdu quelqu’un, ça devient ça l’histoire de ta vie. C’est la seule histoire que tu aies.

Les gardiens de phare, eux, faisaient plutôt penser aux biologistes. Ils n’avaient pas d’impact sur le monde naturel. Ils observaient et notaient sans interférer. Ils s’occupaient du phare et laissaient les animaux tranquilles.

Le déni est une chose puissante : il peut altérer notre regard, nous aider à oublier les moments transgressifs et douloureux de notre vie, nous rendre aveugles à la violence.

il n’y a rien de plus solitaire que le chagrin.

La nature et l’isolement sont les deux mamelles de mon existence.

En tant que scientifique, il fait en sorte que ces observations soient terre à terre. Pas d’hypothèses ni d’émotions.

Son travail est une responsabilité sacrée : l’étude de la vie sous toutes ses formes. Sur les îles, la vie s’épanouit de façon unique car rien ne la limite ni ne la gêne. Cela est vrai pour les êtres humains autant que pour les animaux. […] L’observation et la non-interférence sont au cœur de la mission du biologiste. Il fait la chronique du comportement des requins et des baleines, des oiseaux et des phoques, des biologistes et des stagiaires. Il n’intervient jamais.

Les animaux retiennent des impressions plutôt que des histoires.

 

Infos :  Îles Farallon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Îles_Farallon

Photo : Bahia Bustamante – Patagonie – 2015

(deuxième livre choisi pour le « challenge j’ai lu 2018 » ) : Un livre sur la mort ou le deuil

 

2 Replies to “Geni, Abby «Farallon Islands» (2017)”

  1. Waouh ! j’ai adoré ce livre, j’ai été en communion avec lui comme un moment à part, à nous, moi et le livre.
    Je te remercie Cath de m’avoir donné envie de le lire…

    Mon impression :
    Les îles Farallon, perdues au large de la Californie, isolées, où rugit la puissance d’une nature libre exacerbée par son isolement, lieux préservés où vit une communauté scientifique de biologistes spécialisée dans l’observation de la faune aquatique et aviaire. Des hommes et des femmes ayant pour unique but de se fondre dans ce cadre avec pour seule mission de ne jamais interférer ou intervenir sur le cours naturel de la vie en ces lieux. Miranda artiste photographe s’invite dans cet espace qui lui en laisse peu. C’est à travers ce personnage que l’auteur raconte la vie sur ces îles. Et là tout est réunit pour me plaire, c’est puissant et envoûtant. On est le spectateur de ce monde préservé et si sauvage dans l’expression de sa chaîne alimentaire. Se trament dans ce contexte, des liens entre ces hommes particuliers qui ont fait le choix d’une vie à part, loin de la civilisation. L’écriture est forte, sensorielle, on s’immerge dans cet espace préservé, on sent sa férocité, la fragilité de l’homme. On se sent spectateur privilégié d’un monde qu’on connaît menacé car nul lieu n’échappe à l’invasion, à l’impact de l’homme. L’écriture est d’une poésie brut qui m’a offert de rares moments de communion avec les mots.

    Merci Cath pour ce coup de cœur que je partage avec toi

    Citation :
    – En éradiquant la moisissure, en rendant chaque surface rutilante, peut-être pourra-t-elle laver son âme de toute souffrance jusqu’à la rendre étincelante.

    – Plus tard, j’ai regardé l’hélicoptère filer au-dessus de l’eau. Le soleil était encore haut, épinglé à l’air soyeux comme une broche à un col.

    – Pour l’instant, j’ai envie d’être seule pour réfléchir à tout ça. Je vais laisser mes opinions trouver leur place à chaque revirement d’humeur, les laisser danser, retomber et se disposer d’elles-mêmes comme les perles d’un kaléidoscope.

    P. S : comme à notre habitude, tes citations et les miennes ne correspondent pas !

  2. Entrainée par vos commentaires dithyrambiques, je n’ai pas pu résister…
    Un peu à contre-courant de vos avis enthousiastes, et même si j’ai bien accroché à cette fiction mêlée à la réalité (les iles Farallon et ses biologistes existant bel et bien) et que j’ai dévoré cette histoire de bout en bout, je ne qualifierais pas ce livre de coup de coeur, pour ma part, mais je le classerais quand-même dans les incontournables

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