Bernard, Michel «Les Forêts de Ravel» (2015)

Bernard, Michel «Les Forêts de Ravel» (2015)

L’Auteur : Michel Bernard est né à Bar-le-Duc. Depuis La Tranchée de Calonne en 2007, couronné par le prix Erckmann-Chatrian, il a publié à La Table Ronde La Maison du docteur Laheurte (2008, prix Maurice Genevoix), Le Corps de la France (2010, prix Erwan Bergot de l’armée de terre) et Pour Genevoix (2011, prix Grand Témoin de la France mutualiste 2013). En 2016, il publie «Deux remords de Claude Monet»

Résumé : « Quand Ravel leva la tête, il aperçut, à distance, debout dans l’entrée et sur les marches de l’escalier, une assistance muette. Elle ne bougeait ni n’applaudissait, dans l’espoir peut-être que le concert impromptu se prolongeât. Ils étaient ainsi quelques médecins, infirmiers et convalescents, que la musique, traversant portes et cloisons, avait un à un silencieusement rassemblés. Le pianiste joua encore la Mazurka en ré majeur, puis une pièce délicate et lente que personne n’identifia. Son doigt pressant la touche de la note ultime la fit longtemps résonner.» En mars 1916, peu après avoir achevé son Trio en la majeur, Maurice Ravel rejoint Bar-le-Duc, puis Verdun. Il a quarante et un ans. Engagé volontaire, conducteur d’ambulance, il est chargé de transporter jusqu’aux hôpitaux de campagne des hommes broyés par l’offensive allemande. Michel Bernard le saisit à ce tournant de sa vie, l’accompagne dans son difficile retour à la vie civile et montre comment, jusqu’à son dernier soupir, « l’énorme concerto du front» n’a cessé de résonner dans l’âme de Ravel.

Mon avis :

Après avoir lu «Deux remords de Claude Monet» (RL2016) j’ai eu envie de continuer à découvrir cet auteur. Alors Direction Bar-le-Duc ( ville de naissance de l’auteur du roman) … et en route pour Verdun… Le roman se déroule pendant la guerre de 14/18, et commence en mars 1916. Malgré de nombreux refus d’incorporation, Ravel parvint à se faire engager comme conducteur d’un camion militaire, puis d’une camionnette qu’il baptisa Adélaïde. Au gré des déplacements, il s’approcha des combats, campa dans des forets, eu la chance de croiser un piano dans un château… Il repeint des véhicules, perd sa maman (ce qui fut un énorme choc), est hospitalisé pour dysenterie puis opéré d’une péritonite. On y vit l’envers du décor, les souterrains, les tranchées, le calme des sous-bois parfois, le concert des oiseaux aussi… On vit avec ce solitaire qui s’installe dans la campagne à2h de paris, qui se ressource en forêt, au Pays basque… Beaucoup de sensibilité, une belle plongée dans le monde de ce compositeur amoureux de la musique de Chopin, mais aussi sensible au destin d’Alain Fournier et qui nous parle de son époque, de son amour des promenades, de sa connaissance des oiseaux… Joli moment musical..

Extraits :

Mazurka en ré majeur de Frédéric Chopin, allègre pièce de piano dont les notes vivement égrenées, pivotant sur l’axe d’une rengaine pour orgue de barbarie, dessinaient avec une joyeuse nostalgie le mouvement sans fin de la spirale : la remontée heureuse du passé et son épanchement dans le présent.

Cette vie sûre et confortable, qu’il avait tant désirée autrefois, qu’il avait patiemment aménagée, lui pesait.

Les voix s’étiraient, langoureuses comme un ciel de traîne sous lequel s’épanchait l’amour du pays, douce et neuve contrée intérieure.

En glissant à l’inexistence, les choses finiraient par atteindre le degré absolu du camouflage.

Ligier Richier, le sculpteur de Saint-Mihiel, égal des plus grands en Italie.

Le cafard, vieux compagnon du soldat, lui était tombé dessus et ne le lâchait pas.

Une organisation au millimètre, à la discipline implacable, avait inventé l’embouteillage qui avance.

D’autres en revenaient, en groupes moins fournis, incolores, guenilleux et comme écrasés par beaucoup plus que le sac.

Un ordre étrange réglait l’activité réduite d’une humanité fantôme, dans une cité d’un autre monde aux passants bleus et casqués. Ravel en reçut et conserva la rêveuse impression tandis qu’il cherchait son chemin dans la ville inconnue.

On lui avait parlé de ce que les camarades appelaient avec une désinvolture appuyée la musique du front. Il fut surpris pourtant, car plus qu’il ne l’entendit, il reçut en plein la moelleuse et profonde pulsation de la canonnade. Elle semblait ne pas s’adresser aux oreilles, mais frapper et s’amortir au ventre d’où elle rayonnait dans tout le corps. Cela le laissa un instant stupéfait. Sa pensée captait et interprétait le message effrayant d’une force destructrice considérable, mais ses sens goûtaient la nouveauté, ce son total qui empoignait, remuait toutes ses fibres et sollicitait en lui une aptitude à goûter et connaître où l’esprit n’avait aucune part.

Une ville rampait sous la ville, celle-là, autrement vivante.

La peau de bique avait failli à sa réputation d’imperméabilité : du maillot de corps aux chaussettes, pas une parcelle du conducteur Ravel n’était sèche.

Comme il s’éloignait et que défilaient les arbres à la vitre de la camionnette, il sentait les tracas et mesquineries de la vie de garnison se détacher de lui et fuir avec les feuilles mortes dans les remous de la vitesse.

Devant lui, une lampe à pétrole éclairait un registre et faisait luire son visage, lune d’équinoxe au milieu de la nuit profonde.

La guerre l’avait distrait de lui-même, avant de le soustraire à la vie. Elle avait bouché tout l’horizon, dévoré tout l’avenir et l’avait livré tout entier au présent.

Il avait toujours eu du goût pour ce compositeur, mais il avait oublié qu’il l’aimait à ce point-là, que ce n’était pas vraiment lui qui aimait Chopin, mais ses mains, cette main gauche qui montait dans la gamme et cette main droite qui la descendait. Ses bras mouvants, ses jambes frémissantes, tout son corps s’animait et dansait. Sa respiration s’était réglée sur celle des mélodies. Son souffle était leur rythme. Il voyait l’envers des rêves.

S’était-il habitué, endurci, avait-il enfoui son âme sous la boue séchée de l’indifférence, comme son corps l’était sous la peau de bique et sa tête sous la bourguignote ?

On ne pouvait pas dire ce qu’était cette guerre, qui était beaucoup plus que les morts, les blessures, les cris, la peur et la souffrance. Elle était un climat sombre, une contrée sinistre, une force qui de l’homme absorbait toute joie et lui versait à la place, droit au cœur, le lent poison du désespoir.

Au début du printemps 1916, cette jachère de l’esprit et de l’âme avait imperceptiblement frémi. Une vie souterraine en lui cheminait et cherchait sa forme, travaillait le terreau des jours et du passé, et sur le sol brûlé par la guerre nourrissait une force irrésistible. Cette sensation familière, ce fourmillement de forces qui s’éveillent, annonçait, il en était sûr, l’accès à des paysages nouveaux, à des terres inconnues. D’autres couleurs, d’autres accents, d’autres rythmes remuaient en lui et s’essayaient obscurément à des combinaisons nouvelles, des harmonies inédites. Il le devinait.

En ces jours de mai et de juin, que l’été chauffait à distance d’avenir, la réunion des pinsons, des roitelets, des chardonnerets, des merles, des grives musiciennes, des bouvreuils et des fauvettes, formait sous les grands arbres un merveilleux parlement, frémissant de la vie surabondante du temps des accouplements et des nids.

Chaque journée était comme un tunnel dans des épaisseurs de grisaille.

Le passé, dans le moment où il était évoqué dans le livre, n’était plus le passé, ni le présent, mais un état intermédiaire du monde où la musique et le livre prenaient réalité.

Il la trouva assise dans le salon, en compagnie de la mort qu’elle voyait approcher. Et lui aussi la voyait sur son visage, sur ses mains, dans ses gestes lents, incertains, et dans ses mots moins dits que tombés de ses lèvres molles et blanches. C’était la fin.

Il considérait avec surprise et indulgence ce qui avait été lui-même et n’était plus, peau morte des années mortes. Ces idées étaient venues à lui il y a longtemps, mais il en avait perdu le fil.

Ses traits avaient la dureté de la pierre. Il travaillait et l’angoisse s’apaisait. Le papier la buvait.

Les connaissances ornithologiques de Ravel émerveillaient ses compagnons. Feignant la modestie, alors qu’il en était plus fier que de sa science musicale, il invitait à en remercier la guerre et la vie dans les bois où elle l’avait jeté. Il leur raconta que l’une des choses qui l’avaient le plus impressionné sur le front, c’est que, tant qu’il restait quelques arbres debout, les oiseaux y continuaient de chanter, même sous les bombardements les plus intenses.

Il aurait voulu que les artisans et les ouvriers soient comme des musiciens d’orchestre, précis et attentifs aux plans qu’il leur avait donnés. Ils étaient comme le temps, capricieux, bavards et rarement au rendez-vous.

Michel Ligier :  http://www.museeprotestant.org/notice/ligier-richier-c-1500-1567/

Maurice Ravel (1875-1937)  : https://www.musicologie.org/Biographies/ravel_maurice.html

Photo : musicien, ici représenté portant sa peau de bique de conducteur de camion durant l’hiver 1916

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