Quiriny Bernard – Le village évanoui (2014)
Auteur : né le à Bastogne, est un écrivain belge, docteur en droit, critique et professeur universitaire de droit à l’université de Bourgogne. Critique littéraire, Il écrit pour la publication Chronic’art, dont il est le responsable des pages livres.
En 2005, il publie L’Angoisse de la première phrase. En 2008, il remporte le prix Marcel Thiry, le prix Rossel et le Prix du Style pour Contes carnivores. En 2010 il publie Les Assoiffées, Il remporte le grand prix de l’Imaginaire de la meilleure nouvelle francophone pour son recueil Une collection très particulière (2012) (prix Premio Salerno Libro d’Europa). Suivent : Monsieur Spleen, notes sur Henri de Régnier suivi d’un Dictionnaire des maniaques en 2013, Le Village évanoui en 2014, Histoires assassines en 2015 et L’affaire Mayerling en 2018 .
Son œuvre, en particulier ses nouvelles, est souvent comparée aux nouvelles fantastiques de Jorge Luis Borges, d’Edgar Allan Poe et de Marcel Aymé.
Résumé de l’éditeur : Un beau matin de septembre, les habitants de Châtillon-en-Bierre se retrouvent confrontés à un curieux phénomène : il leur devient soudain impossible de quitter leur village. Les routes n’aboutissent plus nulle part, tout comme les coups de téléphone et les e-mails. Après la sidération du début, il faut très vite affronter des questions pratiques (comment manger, se soigner, etc.), puis des questions métaphysiques. Les Châtillonnais sont-ils désormais seuls dans l’univers ? Est-ce un signe de Dieu ? Jouant de situations tantôt cocasses, tantôt tragiques, Bernard Quiriny signe une savoureuse fable sur la démondialisation doublée d’une interrogation sur le sens de l’existence.
Analyse (sur la base d’une interview de l’auteur): Quiriny est un écrivain belge du fantastique. Le désir d’écrire lui est venu après avoir lu « le passe-muraille » de Marcel Aymé. Il écrit dans la fantaisie spéculative, le fantastique de l’abstraction et non du surnaturel. Il pose des questions mais n’écrit pas des choses atroces, des scènes d’angoisse. On évolue dans le trouble, le pas normal mais pas dans un univers de terreur. Les personnages sont troublés, déboussolés mais pas tétanisés de peur.
Ce livre est un conte rural « à la Cloche-merle ». L’idée lui en est venue en écoutant les discours d’Arnaud Montebourg lors des primaires socialistes : il parlait alors de relocalisation et de démondialisation. Nous vivons actuellement dans un monde où les distances n’existent plus ; le téléphone, la radio, la télé, internet, les avions ont aboli les distances. Le monde entier est à notre portée.
Que se passerait-il si on revenait en arrière ? On se verrait alors face à un monde que re-grandirait, car les choses serait de plus en plus hors de portée.
Ce roman n’a de sens que parce qu’il se passe au XXIème siècle et que les habitants de Châtillon-en-Bierre ont eu connaissance d’un monde mondialisé, paradisiaque, ou tout était à portée de main et qu’ils se retrouvent maintenant dans un monde rétréci, un retour vers le passé. Un monde refermé mais qui avant était ouvert. On est dans un paradoxe temporel « chaque pas nous ramène vers le passé » (Paradoxe de Xénon cité par l’auteur)
Les habitants se retrouvent bloqués dans le village. Il est impossible d’y entrer ou d’en sortir. Mais on ne sait pas si c’est le village qui a été effacé de la carte ou si c’est le seul territoire qui reste sur terre… La petite communauté qui constitue le village est confrontée à une crise sociale : une question de survie. Comme on se sait pas si on eset les seuls survivants sur la terre, il devient impératif de programmer des enfants, pour perpétuer l’espèce, car l’attentisme serait fatal au monde que nous connaissons, à la race humaine
Les tentatives de sortir de cette enclave avortent les unes après les autres… l’inquiétude grandit. On peut en faire une lecture politique : culte du repli, culte des frontières..
« Le lointain n’existait plus » dit l’auteur ; en d’autres termes si on n’a plus accès à une chose, elle n’existe plus.
Fable futuriste d’un retour à des conditions de vie moyenâgeuses… En situation de crise, le vital devient essentiel, les valeurs au sein de la communauté sociale s’inversent. L’essentiel est de savoir cultiver, faire pousser de quoi se nourrir ; le paysan et les gestes millénaires sont autrement plus importants que les patrons de la finance qui régissent le monde actuel, totalement déconnecté de la réalité.
Ce qui est intéressant est aussi le renversement de la pensée. Au début on a peur de rester coincé dans le village, puis on a peur de s’aventurer dehors…
Lecture politique : au début, c’est l’angoisse de « mais c’est pas normal », puis la situation est perçue comme une situation de crise, puis à la longue cela se transforme en normalité (autarcie) Il faut contingenter, on est soumis à la dictature de ceux qui ont les moyens d’assurer la survie (le paysan, le terrien qui ne se complique pas la vie, le self made man qui ne se pose pas de questions ; on verra dans le livre que la division en zones de survie n’est pas fonction de la taille du territoire) Les grands principes idéologiques prennent l’eau quand il est question d’assurer l’essentiel. La théorie de l’état d’exception en cas de circonstances exceptionnelles. Le monde extérieur disparait, les structures étatiques aussi – vu que l’Etat n’existe plus ; la loi du plus fort renait de ses cendres. La puissance c’est l’efficacité ». C’est une fable politique sur le présent et l’avenir du monde (si il n’y a plus de pétrole, le monde rétrécira.. mais on a connu le monde ou tout était à portée de nos envies) ; la mise en place d’un nouvel ordre et le délitement du corps social. Mais attention, le travail pour oublier le monde d’avant peut être trop dur pour certains.
Mon avis : Lire le livre au moment où la Suisse vient de décider par votation de se replier sur elle-même fait évidemment réfléchir. C’est impressionnant de voir comment les personnages perdent confiance en eux, se raccrochent à l’autorité, sont totalement perdus sans elle. Ils comptent sur les autres pour s’en sortir et l’échec des uns démotive et abat complètement les autres. Une excellente analyse des personnages et des situations. Je regrette un peu de ne pas avoir pu m’attacher à l’un ou l’autre des personnages ; mis à part le maire et le dictateur sécessionniste, peu de personnes ressortent mais peut-être est-ce voulu. Mis à part dans une certaine mesure l’écrivain qui saisit sa chance car tout le village risque de le lire alors qu’à Paris, personne ne se serait intéressé à ses écrits.. J’ai beaucoup aimé les trois quarts du livre mais la fin m’a un peu décontenancée … Je ne peux pas trop vous en dire car si vous lisez ce livre, je vous laisse avancer dans l’obscurité.. A mi-chemin entre le fantastique et le politique, j’ai bien aimé la démarche.
Extraits :
Les voyageurs qui passaient par Châtillon avaient ainsi la surprise de traverser successivement une rivière sans pont puis un pont sur rien, situation paradoxale qui donna lieu à un proverbe.
Chaque coup de pédale semblait rajouter à la distance à parcourir. On aurait dit le paradoxe de Zénon.
Outre leur besoin de parler, les gens hésitaient à rentrer chez eux à cause de la peur primitive de la nuit, qui refaisait surface dans ce contexte de crise
Ils étaient toujours bloqués, comme sur une île entourée d’eaux dangereuses.
Nous n’avons pas à chercher pourquoi les choses sont comme elles sont, dit-il, mais comment y faire face.
Le problème restait entier mais, en le circonscrivant dans l’espace, ils croyaient avoir fait un pas vers sa résolution.
les Châtillonnais ressentirent à nouveau la peur de l’obscurité. Leur village était pourtant plus à l’abri que jamais, puisqu’il était hermétiquement séparé de l’extérieur ; mais ils avaient hâte de se claquemurer chez eux, en attendant l’aurore.
La fin d’un vieillard était dans l’ordre des choses ; mais son trépas au milieu de cette crise devenait un symbole, un miroir, une manière d’allégorie.
Regardez votre voisin ; plus que jamais, il est votre frère. Aimez-le comme tel, et vous serez aimé en retour. »
Vous vous croyez des prisonniers. Mais qui dit que vous n’êtes pas plutôt des élus ? »
Et le contraste était frappant entre les réflexions grandioses des adultes et la joie naïve des bambins, qui couraient en criant comme pour rappeler à leurs aînés que même sur une planète de quinze kilomètres carrés, rien n’interdisait de vivre ni de s’amuser un peu
envie profonde de reprendre possession du territoire réduit dont la Providence exigeait qu’ils se contentent, à le reconnaître comme leur et à s’en rendre maîtres. Sentiment nouveau pour eux, qui n’avaient jamais trouvé nécessaire d’explorer leur environnement
le lointain n’existait plus
Oui, mais c’était différent : on savait qu’on pouvait partir.
Mon jardin comparé jadis à la planète était minuscule, disaient-ils, mais mon jardin comparé au canton est très grand. Or, comme la planète est réduite aux dimensions du canton, chacun jouit en termes relatifs d’un espace plus grand.
On ne pouvait plus compter que sur soi ; il faudrait apprendre l’autarcie, vivre chichement, renoncer à des denrées dont on n’aurait jamais cru devoir se passer, recentrer sa consommation sur les produits du cru
Quant aux paysans, ils étaient considérés désormais comme des messies, voire des demi-dieux. L’avenir du village était dans leurs champs
Comme Paris, si proche hier, était loin désormais
le village s’enfonçait dans une ère glaciaire, le printemps ne reviendrait pas, la vie s’éteindrait jusqu’au sommeil éternel.
La hiérarchie des compétences se renversait ; l’essentiel n’était plus de savoir allumer un ordinateur ou calculer une TVA mais d’être habile, d’avoir du bon sens et de posséder des connaissances pratiques
Comme les intempéries rendaient difficile d’aller d’un bout à l’autre du canton, ses quinze kilomètres carrés paraissaient plus vastes
Ce pays qu’on avait aimé, où on était né, on le détestait à présent
En son for intérieur, il jugeait stupide de chercher ailleurs une herbe plus verte, et plus sage de demeurer là où la Providence (s’il y en avait une – il était agnostique) vous a fait naître. La plupart des gens n’ont au fond aucune raison d’être malheureux, pensait-il ; ils ne le sont que parce qu’ils regardent au loin, apprenant ce qu’ils ne devraient pas savoir. Une cause du malaise contemporain était le ressentiment et l’envie qu’inspirait aux humbles le spectacle télévisé de la richesse et du luxe
À l’intérieur d’un territoire ceinturé de clôtures invisibles empêchant qu’on ne sorte, un autre territoire, plus petit, ceinturé de clôtures barbelées pour empêcher qu’on n’entre.
recrutèrent également une douzaine de jeunes gens du village, des garçons solides et polis, tous nés à Châtillon (Verviers se méfiait des immigrés, terme qui dans sa bouche était sans rapport avec la couleur de peau
un État autonome, dont le périmètre correspondait au foncier des fermes réunies. Il le représenterait lui-même au plan international, et parlerait d’égal à égal avec eux. Étant souverain, il sélectionnerait ses visiteurs, et ne tolérerait aucune ingérence sur son territoire
Jour après jour, Châtillon se coupait en deux, conformément à cette loi selon laquelle la propension d’un territoire à la division est d’autant plus grande que le territoire est petit.
Même coupés du monde, on n’était pas à l’abri du crime ! Nous avions dans nos frontières des détraqués bien de chez nous
Adam et Ève, mais à l’envers
On n’était sûr de rien. Peut-être qu’en vérité le monde n’avait jamais existé ; peut-être que les continents, les mers et les villes étaient des mythes, forgés dans les âges anciens et transmis d’un siècle à l’autre jusqu’à eux, qui n’y croyaient plus.
L’emprisonnement dans la Bierre devient une donnée ordinaire de l’existence, en sorte qu’ils ne s’en rendent presque plus compte. D’ici à un an ou deux, si les frontières se rouvrent, c’est d’accéder de nouveau à l’extérieur qui nous paraîtra bizarre. Tel est l’animal humain : le monde se renverse sous ses yeux et, après un moment de stupeur, il reprend le cours de sa vie comme si de rien n’était
La surface des eaux se reforme toujours.
C’était un utilitariste ; ne comptait pour lui que le résultat, visible et concret. Il n’était pas assez subtil ni assez visionnaire pour comprendre que les trêves et la détente rafraîchissent les cerveaux, reconstituent les organismes et rendent in fine les troupes plus vaillantes et plus gaies.
Ses vues courtes, en somme, ne formaient pas une stratégie, et il n’avait rien à proposer. Chacun commençait de le comprendre, tout en voulant croire que son silence révélait l’inverse.
l’excès de confort féminise les hommes, et leur donne le goût du superflu.
« Je pense à nos enfants, dont l’avenir est bouché. Tu te rêvais dessinateur, pilote, comédien ? Remballe : tu resteras dans la Bierre, tu cultiveras ton lopin, tu vieilliras ici. Tu croyais partir, conquérir le monde ? Mais le monde, petit, il est là, sous tes yeux ; il n’y a rien à conquérir, nulle part où aller ; tu sais tout, tu es allé partout, tu as vu tout ce qu’on peut voir. Chez nous, on est vieux à douze ans, car à douze ans on a fait dix fois le tour du monde. »
“Si nous sommes les seuls survivants, leur ai-je lancé l’autre jour, pourquoi ne pas réparer ce regrettable oubli ? Suicidons-nous
… cinq vies pour l’explorer, ou un territoire si restreint qu’on en a fait le tour en trois jours ? Avant, c’était trop grand ; maintenant, c’est trop petit. Dans les deux cas, c’est insensé, et je ne vois donc aucune raison de m’alarmer. »
Dans un pays de soixante millions d’âmes, l’individu est invisible dans la masse, personne ne s’aperçoit qu’il fait à sa façon. Dans un canton comme le nôtre, en revanche, tout le monde se connaît, chacun se surveille, le moindre pas de côté saute aux yeux et provoque une réprobation immédiate. Le conformisme est comme un gaz : plus le bocal est petit, plus la pression s’accentue. »
Nous occuper des pays étrangers serait comme de nous inquiéter d’une tempête sur Mars
Ainsi le village se laissa-t-il mourir, comme un vieillard qui a fait le tour de la vie
La barrière de respectabilité qui dans toute société empêche qu’on ne sombre était en train de céder ; une tendance inverse gagnait du terrain, celle du renoncement, de la négligence et du désordre
À quoi bon suivre un calendrier ? La vie était une infinité monotone et répétitive, où il ne se passait rien
Leur survie n’était plus un sujet de préoccupation ; on s’en remettait au hasard, à la force des choses
Deux camps naquirent dans le village, qui s’appelèrent réciproquement les feuilles volantes (familles en partance) et les racines (hostiles à l’exil). Les feuilles volantes tournaient en dérision les arguments des racines, jugeant que leurs proclamations grandiloquentes d’attachement à la Bierre cachaient une forme de lâcheté