Lahens, Yanick « Bain de lune » (2014)

Lahens, Yanick « Bain de lune » (2014)

 La romancière haïtienne a reçu le Prix Femina 2014 pour ce livre – (Sorti en poche Points, N° 4144)

Résumé : Après trois jours de tempête, un pêcheur découvre, échouée sur la grève, une jeune fille qui semble avoir réchappé à une grande violence. La voix de la naufragée s’élève, qui en appelle à tous les dieux du vaudou et à ses ancêtres, pour tenter de comprendre comment et pourquoi elle s’est retrouvée là. Cette voix expirante viendra scander l’ample roman familial que déploie Yanick Lahens, convoquant les trois générations qui ont précédé la jeune femme afin d’élucider le double mystère de son agression et de son identité. Les Lafleur ont toujours vécu à Anse Bleue, un village d’Haïti où la terre et les eaux se confondent. Entre eux et les Mésidor, devenus les seigneurs des lieux, les liens sont anciens, et le ressentiment aussi. Il date du temps où les Mésidor ont fait main basse sur toutes les bonnes terres de la région. Quand, au marché, Tertulien Mésidor s’arrête comme foudroyé devant l’étal d’Olmène (une Lafleur), l’attirance est réciproque. L’histoire de ces deux-là va s’écrire à rebours des idées reçues sur les femmes soumises et les hommes prédateurs. Mais, dans cette île également balayée par les ouragans politiques, des rumeurs de terreur et de mort ne tardent pas à s’élever. Un voile sombre s’abat pour longtemps sur Anse Bleue. Pour dire le monde nouveau, celui des fratries déchirées, des déprédations, de l’opportunisme politique, Yanick Lahens s’en remet au chœur immémorial des paysans : eux ne sont pas dupes, qui se fient aux seules puissances souterraines. Leurs mots puissants, magiques, donnent à ce roman magistral une violente beauté.

Mon avis : Un peu perplexe. C’est un livre que l’ai beaucoup aimé, que je n’ai pas lâché quand je l’ai commencé, mais que j’ai eu un peu de mal à lire…peut-être à cause du grand nombre de personnages (entre les êtres humains – les vivants et les autres -, les dieux vaudous qui se mêlent à la vie locale…) Comme s’il n’était pas fluide… un peu poussif… et pourtant de la poésie, des phrases qui coulent comme la mer. Ce livre, c’est l’incarnation de la terre, de la mer, des hommes.. La terre, à l’unisson des hommes, se rebelle, comme un animal. C’est un personnage du roman, c’est la vie, qui s’acharne par la voix des éléments, du vent, des éléments déchainés…

Un récit un peu haché ; le créole y est très bien intégré, mais parfois il ne facilite pas la lecture.. Mais il aurait été inconcevable de raconter cette histoire en pur français.

« Bain de lune »  est un roman familial sur fond d’histoire haïtienne ; il s’étend sur 3 générations. C’est une ode à la terre d’Haïti, à son histoire, à ses dieux. Deux familles s’affrontent : des paysans et une famille riche. Et soudain la passion qui lie deux êtres que tout oppose (la condition sociale, l’âge) … et l’enfant naît. C’est un roman qui oppose la force de Dieu et des éléments à la volonté humaine, qui nous confronte aux haines ancestrales, à l’omniprésence des dieux vaudous.

Dans le roman il faut noter l’utilisation du « Je » et du « nous » ; le « je », c’est la femme échouée sur la plage, la voix à la première personne du récit ; elle est là, présente, dans « l’entre deux mondes », pendant la période de 50 jours qui, selon le culte vaudou est le moment entre l’heure de la mort et les cérémonies d’adieu. C’est la période où on n’est pas encore totalement parti.

Le « nous » c’est la communauté traditionnelle, tant les humains que les dieux qui sont partie intégrante de la vie. Le « nous » c’est le village, c’est la population qui observe, qui subit, c’est aussi la stratégie de survie du village, dans l’invisibilité… présent, mais en même temps à l’écart..

Et il y a aussi le côté « Histoire ». Haïti, première République Noire de l’Histoire. Et des questions.. Qu’est-ce qui pousse Fénelon à entrer dans la milice ? L’idée qu’il vaut mieux être du côté de la force, de ceux qui distillent la peur, pour mieux pouvoir protéger sa famille… Haïti c’est à la fois les problèmes politiques et historiques… C’est à la fois la cible des embargos et celle des cyclones et des catastrophes naturelles… Mais Haïti avance, envers et contre tout. Elle se reconstruit, elle avance vers la liberté… Les riches perdent leur omniprésence, les paysans sortent de leurs villages, la liberté est en marche…

 

Extraits :

Je radote comme une vieille. Je divague comme une folle. Ma voix se casse tout au fond de ma gorge. C’est encore à cause du vent, du sel et de l’eau.

Il avait surgi des couleurs cotonneuses du devant-jour. À cette heure où, derrière les montagnes, un rose vif défait des lambeaux de nuages pour déferler à bride abattue sur la campagne.

Juste une histoire qui est celle des hommes quand les dieux se sont à peine éloignés… Quand la mer et le vent soufflent encore tout bas ou à pleins poumons leurs noms d’écume, de feu et de poussière. Quand les eaux ont tracé une bordure franche à la lisière du ciel et aveuglent d’éclats bleutés. Et que le soleil lévite comme un don ou écrase comme une fatalité.

Tous ces souvenirs finirent par tisser dans sa tête un écheveau de sentiers sombres ne menant nulle part.

Il hurlait par moments des mots que l’effroi cassait, rallongeait, déformait, mélangeait. À croire qu’une digue avait lâché. Et qu’il ne pouvait plus arrêter le flot qui giclait de sa bouche.

Parler pour arracher à la nuit ces mots qui n’appartiennent qu’à elle. Des mots qu’elles tiraient de la clarté des jours, comme s’il fallait un peu d’obscur pour les saisir.

Elle aurait écouté des heures durant cette parole arrachée à l’épaisseur des jours. Parce que le temps passé à se parler ainsi n’est pas du temps, c’est de la lumière. Le temps passé à se parler ainsi, c’est de l’eau qui lave l’âme, le bon ange.

Le souvenir des yeux de cet homme posés sur elle comme des mains.

Il avait enfoui sa rage de vivre tout au fond, et ne voulait la sortir que pour mordre à l’espoir.

Les mots prirent une couleur malicieuse et folle, et le contentement alluma des étoiles dans les yeux et fit coucher les premiers rayons de lune sur les toits.

L’aube dissout lentement les lourds nuages, sombres comme un deuil, qui noyaient le ciel depuis bientôt trois jours. Une très douce lumière voile enfin le monde.

Il chanta, et nous aussi, jusqu’à ce que les voix passent de l’ombre à la lumière, de la chair à l’esprit. Jusqu’à ce que la nuit elle-même se penche pour livrer passage aux dieux africains, qui ne tardèrent pas à faire leur apparition.

Les minutes s’étiraient, infinies, mais cela importait peu car les rêves que nous faisions avaient besoin de longues et patientes enjambées pour nous traverser et nous habiter

Comme pour nous rappeler qu’entre la naissance et la mort tout passe vite. Très vite. Les plaisirs plus vite que les malheurs, mais que tout passe. Et qu’il nous faut tout prendre, la jouissance et l’effroi, la souffrance et le plaisir. Les joies et les peines. Tout. Parce que la vie et la mort se donnent la main. Parce que la mort et la jouissance sont sœurs.

De glisser tranquille et serein au fil des secondes comme sur une mer étale.

Aucune parole ne fut échangée. Aucune. Mais il s’étaient tout dit.

Un tel acte eût relevé de l’impensable, et le monde s’accommode mal de l’impensable. Chacune le savait.

Lui seul savait, et il était parti sans nous livrer son secret. Celui qui fait que certains partent et que d’autres restent. Liés les uns aux autres. Pour le meilleur et pour le pire. Jusqu’à la fin.

Avec pour seul bagage des pieds assez solides pour marcher jusqu’aux rêves qui les avaient appelés.

LA MER BRILLE. Chaque vague comme autant de petits miroirs doucement agités sous la lune.

Je ne cours pas au-devant de la mort. Rassurez-vous. Je ne suis pas un adepte du malheur. Je pars tout simplement comme tant d’autres, comme le Che dont vous avez certainement entendu parler, à la recherche d’une étoile qui n’est pas aux antipodes de la raison mais qui est la raison même.

Des milliers d’hommes et de femmes des villages, bourgs et lieux-dits des environs abandonnèrent des jardins accablés, des squelettes d’arbres calcinés et des rivières qui étaient devenues des veines exsangues pour venir s’agglutiner là et gonfler le ventre de la ville.

Mais, sans même s’en apercevoir, elle avait, par le seul pouvoir de sa présence, fait entrer et sortir le soleil avec elle

Qu’attendait-elle ? Je ne le saurai jamais. Mais, comme elle, je me suis promis de garder les yeux bien ouverts. Pour surprendre ce que la mer cache sous sa robe de sel et d’eau. Ses mystères d’écume et les rêves moites et violets de Philomène ma mère. Et c’est en scrutant le ciel, en interrogeant l’océan, l’âme torturée par leur étrangeté, que j’ai appris à aimer les extravagances, les turbulences et la beauté du monde.

Parce qu’il fallait bien que vole en éclats cette immobilité. Que soit ouverte d’un coup brutal la porte des attentes.

J’aime la mer, son mystère. À tant examiner la mer, j’ai toujours cru que je finirais un jour par faire surgir au-dessus de l’écume toute la cohorte de ceux et celles qui dorment au creux de son ventre sur des lits d’algues et de coraux.

Mon père disait que toutes les voix des Ancêtres et des Morts, même de ceux venus dans les cales des navires il y a longtemps, soufflent encore dans la végétation marine, remontent parfois jusqu’à la surface des eaux comme des rumeurs mêlées à la nuit.

Nous avons parlé avec des phrases qui disaient et qui ne disaient pas. Un vrai jeu de cachecache avec nous-mêmes. Les secondes étaient toutes pleines de mots et pourtant encombrées de silence. Mais nous nous comprenions, comme toutes les fois où une parole muette telle une présence obscure venait prendre la place entre nous

 

3 Replies to “Lahens, Yanick « Bain de lune » (2014)”

  1. Tu dis : « des phrases qui coulent comme la mer. Ce livre, c’est l’incarnation de la terre, de la mer, des hommes.. La terre, à l’unisson des hommes, se rebelle, comme un animal. C’est un personnage du roman, c’est la vie, qui s’acharne par la voix des éléments, du vent, des éléments déchainés… »
    Et tu le dis SI BIEN !!!

    Je l’ai lu Cath et mon ressenti est un véritable coup de cœur (je suis si contente que tu l’aies aimé).
    Dans ce livre transparait également la beauté des paysages, la violence des ouragans, une nature sauvage si souvent hostile à l’homme qui s’y démène. C’est le 1er livre que j’ai lu de cette auteure, et j’ai été totalement séduite par son écriture d’une sauvagerie poétique !!! En plus elle y décrit des portraits de femme dont leurs désirs pour l’homme puissant, voyou les attirent et les font basculer jusqu’à la mort….

    1. Merci CatW; je me souviens que tu avais été la première à m’en parler. Pour le commentaire, je me souvenais aussi d’une interview de l’auteur qui avait parlé du « je » et du « nous » et je l’avais noté. Elle m’a donc aidé à y voir plus clair …

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