Couto Mia «L’accordeur de silences» (08/2011)
Résumé : « La première fois que j’ai vu une femme j’avais onze ans et je me suis trouvé soudainement si désarmé que j’ai fondu en larmes. Je vivais dans un désert habité uniquement par cinq hommes. Mon père avait donné un nom à ce coin perdu : Jésusalem. C’était cette terre-là où Jésus devait se décrucifier. Et point, final.
Mon vieux, Silvestre Vitalicio, nous avait expliqué que c’en était fini du monde et que nous étions les derniers survivants. Après l’horizon ne figuraient plus que des territoires sans vie qu’il appelait vaguement l’Autre-Côté. »
Dans la réserve de chasse isolée, au cœur d’un Mozambique dévasté par les guerres, le monde de Mwanito, l’accordeur de silences, né pour se taire, va voler en éclat avec l’arrivée d’une femme inconnue qui mettra Silvestre, le maître de ce monde désolé, en face de sa culpabilité.
Mia Couto, admirateur du Brésilien Guimarães Rosa, tire de la langue du Mozambique, belle, tragique, drôle, énigmatique, tout son pouvoir de création d’un univers littéraire plein d’invention, de poésie et d’ironie.
Mon avis : Alors ceux qui ont trouvé que je m’enflammais pour le livre « Poisons de Dieu, remèdes du Diable »du même auteur n’ont encore rien vu. Là, je suis dithyrambique. Ce livre est une splendeur, un bijou. Et extrêmement bien traduit. Silvestre a perdu sa femme ; il part s’enterrer au milieu de nulle part avec ses deux fils à qui il interdit tout contact avec le monde. Voyage intérieur des deux fils qui rêvent de voyager à l’extérieur de la prison paternelle. Parallèlement, l’histoire d’une jeune femme portugaise qui vient au Mozambique pour retrouver son mari disparu, envouté par l’Afrique et dont l’histoire croisera ce père et ses fils. On est au pays de la « saudade », du silence, du non-dit, de la tyrannie, du déni d’espoir. Livre de contrastes, de descriptions somptueuses.. Mia Couto enchante à tous les niveaux, à la fois peintre, poète et écrivain de l’âme et de l’Afrique…
Extraits :
« Je suis né pour me taire. C’est mon unique vocation. C’est mon père qui m’a expliqué : j’ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation.
Lorsqu’on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, j n’étais pas prostré. J’étais comblé, l’âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J’étais un accordeur de silences. »
« Tellement silencieuse, elle avait cessé exister sans même qu’on ne remarque qu’elle ne vivait déjà plus parmi nous, les vivants en vigueur. »
« Le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. »
« Ses pas étaient ceux d’un baobab arrachant ses propres racines. »
« Vivre? Pourtant vivre c’est accomplir des rêves, attendre des nouvelles. »
« Au lieu de s’estomper dans l’autrefois, elle s’immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n’y avait pas moyen d’ensevelir ce fantôme. sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l’avait pas ravie du monde des vivants. »
«L’écrit était un pont entre des époques passées et à venir, époques qui n’avaient jamais existé en moi.»
« Celui qui se laisse envahir par la passion est voué à l’aveuglement. On ne voit plus celui qu’on aime. A la place, l’amoureux fixe son propre abîme. »
« Les femmes sont comme des îles : toujours lointaines mais éclipsant toute la mer alentour. »
« Les morts ne meurent pas lorsqu’ils cessent de vivre, mais quand nous les vouons à l’oubli »
« Son index parcourait encore et encore le papier imprimé, tel le canot ivre voguant sur des fleuves imaginaires. »
» ils sont liés par le sang, oui, mais celui des autres. »
« Veuf n’est qu’un autre nom qu’on donne à un mort. Je vais choisir un cimetière personnel, le mien, où j’irai m’enterrer.
« Celui qui perd espoir fuit. Celui qui perd confiance se cache. Et il désirait à la fois fuir et se cacher. »
« Moi, je restai seul face à l’abîme. Lentement, j’ouvris la porte et examinai l’entrée. C’était une vaste pièce vide, à l’odeur du temps conservé. Tandis que je m’habituais à la pénombre, je pensai : comment, au long de tant d’années d’enfance, n’avais-je jamais eu la curiosité d’explorer cet endroit interdit ? La raison, c’est que je n’avais jamais exercé ma propre enfance, mon père m’avait vieilli dès la naissance. »
« Ma voix a migré dans un corps qui ne m’appartient plus. Et lorsque je m’écoute, je ne me reconnais pas moi-même. En matière amoureuse, je ne peux qu’écrire. Ça ne date pas d’aujourd’hui, j’ai toujours été comme ça, même lorsque tu étais là.
Et j’écris comme les oiseaux rédigent leur vol : sans papier, sans calligraphie, uniquement avec de la lumière et de la saudade. Des mots qui, tout en étant miens, ne m’ont jamais habitée. J’écris sans avoir rien à dire. Car je ne sais que te dire sur ce que nous avons été. Et n’ai rien à te dire que ce que nous serons. Parce que je suis comme les habitants de Jésusalem. Je n’ai ni regrets ni mémoire : mon ventre n’a jamais engendré la vie, mon sang ne s’est pas ouvert à un autre corps. C’est ainsi que je vieillis: évaporée en moi, oubliée sur un banc d’église.
« C’est mon dilemme : lorsque tu es là, je n’existe pas, ignorée. Lorsque tu n’es pas là, je ne me reconnais pas, ignorante. Je n’existe qu’en ta présence. Et ne m’appartiens qu’en ton absence. Maintenant, je sais. Je ne suis qu’un nom. Un nom qui ne s’allume que dans ta bouche. »
« Eblouir, comme le mot l’implique, devrait aveugler, ôter la lumière. Et finalement j’aspirais maintenant à un obscurcissement. Je le savais, cette hallucination que j’avais éprouvée une fois rendait dépendante comme la morphine. L’amour est une morphine. On pourrait le commercialiser sous vide sous le nom Amorphine. »
« La terre, la vie, l’eau sont de sexe féminin. Pas le ciel, le ciel est masculin. Je sens que le ciel me touche de tous ses doigts. »
« Je veux habiter dans une ville où on rêve de pluie. Dans un monde où la pluie est le plus grand bonheur. Et où on pleut tous. »
« Qui veut l’éternité regarde le ciel, qui veut l’instant regarde le nuage. La visiteuse voulait tout, ciel et nuage, oiseaux et infinis. »
« Cette conversation traine en longueur. Et je suis vieux, madame. Chaque instant gâché, c’est la Vie entière que je perds. »
« ce n’est pas de la fatigue. C’est de la tristesse. Quelqu’un te manque. Ta maladie s’appelle la saudade »
« L’inondation se produisit pourtant une fois la pluie terminée : un déluge de lumière. Intense, totale, aveuglante. L’eau et la lumière surgirent presque indistinctes. Toutes deux excessives, toutes deux confirmant mon infinie petitesse. Comme s’il existait des milliers de soleils, d’innombrables sources de lumière à l’intérieur et à l’extérieur de moi. Voici mon coté solaire, jamais révélé auparavant. »
« Né sans le vouloir, il avait vécu sans désir, il mourrait sans prévenir et sans crier gare. »
« Avant même de mourir, il avait déjà mis un terme à sa vie. Il avait balayé les lieux, écarté les vivants, effacé le temps. »
« En définitive, les vivants ne sont pas de simples fossoyeurs d’ossements : ils sont avant tout les bergers des défunts. Il n’est pas d’ancêtre qui ne soit assuré que, de l’autre côté de la lumière, il y a toujours quelqu’un pour le réveiller. »
« Aujourd’hui je sais : aucune rue n’est petite. Elles cachent toutes des histoires infinies, elles dissimulent toutes d’inénarrables secrets. »
» La vie est trop précieuse pour être dilapidée dans un monde désenchanté. »
5 Replies to “Couto Mia «L’accordeur de silences» (08/2011)”
Coucou Cath, j’ai envie de découvrir cet auteur…me conseilles-tu celui-ci pour commencer ? J’ai vu qu’il était celui qui t’avait le plus subjuguée, les autres ne paraissent-ils pas un peu fades ensuite ?
J’ai commencé par « Poisons de Dieu »( le dernier sorti) qui m’a donné envie de lire les autres. Effectivement coup de cœur absolu pour « L’accordeur de silences ». Je pense toutefois que même si tu commences par l’accordeur, tu devrais avoir envie de découvrir les autres. Belle découverte! Cela me fait penser qu’il va falloir que je repasse par la bibliothèque municipale voir si ils en ont d’autres…
Hé oui, je suis allée voir sur le site de ma bibliothèque et je n’ai rien trouvé de lui, sniff…
L’histoire de ce père qui s’isole du monde en s’installant au milieu de nulle part avec ses deux fils est intrigante d’autant que le style, inhabituel, déroute par moment. C’est beau, joliment écrit et très poétique.
contente de voir que tu as bien aimé. J’adore cet auteur.