Costello Mary – Academy Street (2015)
Auteur : Originaire de Galway, Mary Costello vit à Dublin. Elle est l’auteur d’un recueil de nouvelles, The China Factory (2012), largement acclamé par la critique anglophone. Academy Street est son premier roman. Roman couronné par l’Irish Book of the Year Award 2014
Résumé : Tess a sept ans lorsque sa mère meurt de la tuberculose. Nous sommes en Irlande dans les années 40, dans le vaste domaine familial d’Easterfield. Avec cette perte, se creuse en l’enfant silencieuse une solitude fondamentale.
Tess a vingt ans lorsque des études d’infirmière la poussent à Dublin ; peu après, sa sœur Claire lui propose de venir tenter comme elle sa chance à New York. La vaste métropole et le tourbillon des années 60 emportent la timide jeune femme vers son destin.
Portrait lumineux d’une vie en marge, Academy Street balaie plus d’un demi-siècle avec l’ardeur et la délicatesse de son inoubliable anti-héroïne. Sous la sobriété de la phrase, derrière la discrétion de Tess se cachent une force prodigieuse et une existence d’une beauté rare, menée à distance du bruit et de la fureur, suspendue entre la terre natale et le pays d’adoption, guidée par la puissante lame de fond des émotions.
« Avec une dévotion extraordinaire, Mary Costello donne vie à une femme qui, sans elle, se serait fondue dans la masse des fragiles et des humbles. » J. M. Coetzee
« Mary Costello a créé l’un des personnages les plus remarquables de la littérature contemporaine. Ce livre est une merveille. » Ron Rash
Mon avis (étayé par une interview de la romancière) : Si vous cherchez de l’action, ce livre n’est pas pour vous. Mais si vous cherchez une pépite sur la solitude, sur l’intérieur de l’âme, le besoin viscéral d’être aimé et de faire un avec l’autre, alors vous aimerez. Tess est un être comme il y en a dans la littérature britannique du XVIIIème, transposée au XXIème siècle. Tess est une romantique « à l’ancienne » ; le fait d’être une enfant qui a grandi sans mère en fait un être désarmé et démuni. Le lien vers le passé qui s’efface, les souvenirs qui s’enfuient et la peur d’être effacée… Le passé est dans la mémoire… et la mémoire s’efface… Tess est une jeune femme effacée et insignifiante, à la fois sombre et lumineuse. Le contexte de départ, la ferme irlandaise, les enfants orphelins de mère jeune, le départ vers les Etats Unis sont puisés dans l’histoire familiale (sa mère). Ce qui est difficile pour Tess est la nature même de son personnage : introvertie, pieuse, tranquille, sensible, sensible au monde ; elle puise son énergie au-dedans d’elle et des êtres et pas dans le superficiel. Elle recherche le sublime, le divin, le « paradis sur terre », elle le trouvera dans ses lectures. L’énergie vient de l’intérieur et la solitude l’enrichit. A la mort de sa maman, l’enfant disparait, elle devient muette et perd ses mots ; et toute sa vie elle sera incapable de communiquer car sa vie intérieure est intense mais elle se sent incomprise et n’a donc pas besoin de parler. C’est une lutte pour elle d’être comprise. L’important n’est pas la parole mais les ondes qui passent entre les êtres. Dans les années 50, les femmes sont soumises et tout dans le caractère de Tess dépend de ces habitudes et de ce mode d’éducation ; elle pense que rien dans la vie n’est perdu car la vie intérieure est tout pour elle. Tess ne croit pas en elle et elle n’a pas un caractère à s’émanciper.
Elle vit dans la solitude depuis son enfance ; d’abord avec la mort de sa mère, puis en étant mère célibataire, ce qui la coupe de sa famille. En Irlande elle aurait dû abandonner son enfant ; son amour extrême pour son fils lui apportera la perfection de l’amour et sera le sens de sa vie. Pour elle, la vie est fusion mais cela fait fuir les autres. Tess est étrangère au monde dans lequel elle vit, aux gens qui gravitent autour d’elle. La vie extérieure n’a aucune prise sur elle : seule la vie intérieure compte pour elle, mis à part quelques amitiés et des livres.
Tess vit derrière un mur, elle est profonde mais barricadée derrière ses peurs et son silence. Elle est nourrie de ses mystères, de son intériorité. Elle est à l’écoute (dans son métier d’infirmière) et son réconfort est de comprendre par la lecture que d’autres personnes vivent intérieurement et que le succès n’est pas que ce que les gens voient. Tess vit avec ses souvenirs et sa richesse est intérieure. Elle n’est pas attirée par les richesses matérielles.
Extraits :
La grande grille en fer est ouverte, elle entre et s’enfonce dans l’obscurité. Les pommiers sont noirs, leurs branches basses et tordues font penser aux jupons des vieilles femmes
Le ciel est gris et bas, dehors tout est encore endormi
Soudain sa mère lui manque tellement. C’est comme une vague gigantesque qui la submerge.
Le silence s’est abattu sur la maison le jour de l’enterrement pour ne plus jamais repartir
Mais, quelques réponses plus tard, elle sait qu’ils ne l’entendent pas. Ses mots ne fonctionnent pas, les sons ne sortent pas de sa bouche pour se disperser dans l’air.
Récemment l’idée que tout ce qui l’entoure, tout ce qui compte et l’émeut – les arbres, les champs, les animaux – cultive sa propre vie, ses propres pensées, a enfoncé en elle ses racines. Si une chose est vivante, se dit-elle, elle a forcément des souvenirs. Chaque recoin de la maison doit être imprégné des traces de sa mère – les chambres, les couloirs et les paliers. L’empreinte de ses pieds sur le tapis
À l’instant même où ces pensées lui viennent elle sait qu’elle ne sera jamais capable de les mettre en mots.
Il n’y a guère que pendant la leçon d’anglais, lorsque le professeur récite du Wordsworth ou du John Donne, qu’elle oublie brièvement où elle se trouve, emportée par les sonorités et par les images vers des hameaux lointains, des rivières et des cathédrales qui se dressent à la rencontre du firmament. Dans ces moments-là elle a l’impression de tendre vers quelque chose, de se rapprocher d’un but qui reste hors de portée mais dont elle sait la justesse et la beauté
elle avise une annonce pour des cours de natation. Elle se voit, sillon solitaire, fendre une eau bleue à la surface lisse
Le mugissement des moteurs s’atténua, l’appareil se stabilisa et, au bout d’un moment, elle ouvrit les yeux. Ils avaient atteint la partie supérieure de la Terre. Ouvert une percée dans le bleu. Une lumière aveuglante. Glorieuse. Aussitôt toutes ses pensées se turent et il ne resta plus que cela : une fulgurance, quelque chose d’imminent, la sensation de se trouver à une distance infime, une fraction de seconde, de quelque chose de pur et de sublime, à un cheveu du divin
Inconsciemment elle ajusta son accent pour se faire comprendre et modifia son écriture jusqu’à atteindre la grâce et l’oblique du style américain
La compagnie des autres lui laissait une impression de solitude et même, parfois, de danger. Elle se sentait coupée d’eux. Leurs conversations, leurs rêves lui semblaient accessoires, artificiels même, un mauvais moment à passer avant d’atteindre la conversation authentique, le cœur du sujet
Sur une table était ouvert un grand livre d’art. Elle tourna les pages, éblouie par les couleurs, les jaunes et les oranges et les bleus, leur intensité
Ils se retrouvèrent à nouveau tous les deux, immergés dans une bulle de malaise. Son silence dominait, tel un champ de force, faisant le vide en elle.
Elle surprit quelque chose dans son regard – de la confusion, de la colère – comme s’il avait été pris en otage par des émotions qui le dépassaient
À la lisière du sommeil elle tentait de le retrouver, de le récupérer dans ses rêves
Le soir, lorsqu’elle prenait le bus ou le métro, elle regardait machinalement les rangées de sièges en quête d’hommes jeunes, à la mine sérieuse, et quand elle en repérait un, elle allait s’asseoir à ses côtés avec le naturel qu’engendre la familiarité, son alliance bien en vue, donnant l’apparence qu’elle était à lui, et lui à elle, et ce ventre rebondi à eux deux, et s’inventait le temps que durait ce court trajet une vie alternative
Elle s’ouvrait et s’éveillait à la nouveauté du matin, aux possibilités du jour. Elle regarda les feuilles vertes toutes neuves – un nuancier de verts – et dut presque se protéger les yeux de leur éclat, de leur beauté fraîchement éclose. Trop de beauté, songea-t-elle. Et trop de bonheur, ces derniers temps. Cela l’effrayait
Elle était cernée de fenêtres éclairées, d’yeux qui l’observaient dans le noir
Au-dessus d’elle un ciel sans limite, infini, immense. Insoutenable. Son chagrin était aussi vaste que le ciel
« Il y a, chez certains d’entre nous, une solitude fondamentale… elle est en vous. »
Elle avait toujours cherché des signaux intimes pour la guider à travers l’existence, et elle avait vécu dans l’attente perpétuelle qu’ils se manifestent. En leur absence elle avait avancé à l’aveuglette, lutté contre l’adversité, sans prendre la distance nécessaire.
Le bonheur est fragile par nature, il contient les prémices de sa propre mort
Sa sensibilité allait bien au-delà de l’ordinaire, atteignait un autre niveau. Elle percevait des rhapsodies intérieures, une nature archaïque, des bonheurs qu’il pouvait à peine supporter
Elle avait répété ce moment d’innombrables fois dans son esprit avant de s’endormir. Mais elle n’était pas préparée au poing d’acier qui se referma sur son cœur, la trappe par laquelle elle tomba
Son appartement pouvait à peine tolérer le silence laissé dans son sillage.
Avaient-elles conscience de leur chance ? La chance de pouvoir, à tout instant, jour et nuit, se serrer contre leur homme, le revendiquer, poser leur tête sur sa poitrine, leur main sur sa tête.
Un bateau passa, laissa derrière lui une traînée d’écume blanche. Elle regarda l’écume se déployer et se disperser, jusqu’à ce qu’il n’en reste aucune trace ou presque. Le regard fixé sur la houle et le ressac, elle sentit monter le mal de mer. Elle tenta de ne pas craquer. Elle regarda autour d’elle. Sous la surface immobile de la journée la tourmente s’annonçait. Elle visualisa l’eau qui jusque-là avait été dormante, chaque gouttelette, chaque molécule, s’animant, soudain vrillée, catapultée à travers les pales métalliques, rejetée sans ménagement dans les remous du courant, titubant, déboussolée, métamorphosée.
Ils s’étaient rencontrés une fois, pareils à deux planètes entrant en collision
Les dieux et les déesses s’infiltrèrent et trouvèrent une résonance en elle, elle était perméable à chaque mythe et à chaque odyssée, comme si de toute éternité les fantômes de l’Olympe étaient restés tapis, dans l’attente de leur renaissance
Il y avait dans son tempérament une certaine passivité, une résignation qui s’accordait mal au changement ou à la transformation, comme si elle redoutait de contrarier le destin ou d’éveiller la colère d’une créature capricieuse qui attendait son heure assoupie au fond de son âme.
il releva le pont-levis qui donnait accès à sa vie intérieure, lui verrouilla son cœur
Elle s’était trop attachée. Elle n’aurait pas dû se greffer sur lui
Au fil des années, au fil des longues soirées d’hiver et des après-midi d’été, Tess trouva dans les livres une nouvelle vie
Ce n’était pas des réponses ou des consolations qu’elle trouvait dans les romans, mais un degré d’empathie qu’elle n’avait croisé nulle part ailleurs et qui atténuait sa solitude
Tant de sentiments qui rattachent les gens sont codifiés par le geste et par le silence, car les mots ne sont pas à la hauteur. Viendrait peut-être un temps où la parole s’éteindrait, où toute communication serait menée en silence. Alors la frontière entre son et silence se dissoudrait, tout simplement
Elle se demanda si le passé était tout à fait réel, et aussi ce qu’il en restait, s’il en restait quelque chose à part la douleur, le souvenir de la douleur – ses vestiges, comme autant de vieilles souches. Elle remarqua à quel point les morts s’étaient éloignés, perdus dans le brouillard du temps, les disparus