Bouïda, Iouri «Le train zéro» (1998)

Bouïda, Iouri «Le train zéro» (1998)

Auteur : Youri Bouïda est né à Znamensk dans la région de Kaliningrad en 1954.Il a publié depuis 1992 plusieurs romans en Russie, où son œuvre jouit d’un très grand prestige. De lui, les Editions Gallimard ont également publié Yermo (Du monde entier, 2002), La fiancée prussienne et autres nouvelles (Du monde entier, 2005), Potemkine ou Le troisième coeur (Du monde entier, 2012), La mouette au sang bleu (Du monde entier, 2015), Voleur, espion et assassin   (Du monde entier, 2018)

Collection Du monde entier, Gallimard – Littérature russe – Époque : XXe-XXIe siècle Trad. du russe par Sophie Benech – (texte russe a été publié en 1994 sous le titre Don Domino) – Parution : 03-11-1998 – 140 pages –

Résumé : Une gare perdue au fin fond de la Russie, dans la boue, le froid, les relents de chou et de vodka. Et toutes les nuits, un train qui passe… Nul ne sait d’où il vient, où il va, ni ce qu’il transporte. Dans ce no man’s land isolé du reste du monde vivent des gens qui aiment, espèrent, tuent et meurent, empoisonnés par l’attente d’une réponse qui ne vient jamais, par un mystère qu’il leur est interdit de chercher à connaître sous peine de mort.

Il est difficile de qualifier ce récit court et puissant : trop cru, trop réaliste pour être une simple parabole, c’est pourtant du destin de la Russie et du destin de l’homme qu’il nous parle. Tout en plongeant le lecteur dans un monde concret de terre, de fer, d’odeurs, de bruits, de chair et de sang, il relève de la même veine mythique que Le Désert des Tartares et débouche insensiblement sur une dimension tragique qui nous dépasse.

Mon avis :

On attend …. Un train va passer un jour.. On attend …. direction la Station 9 au fin fond de la Russie…

D’où vient-il ? Où va-t-il ? Que transporte-t-il ? Une seule chose est sûre : il passe tous les jours… Et il ne faut surtout pas se poser de questions, ne pas chercher à comprendre…

Une attente qui va rendre fou, déstabiliser complètement les gens et les relations humaines. Certains vont tenter de fuir, de percer le mystère ; d’autres vont se donner la mort, d’autres encore vont tuer ; d’autres vont rester, car ils n’ont pas reçu l’ordre de bouger. L’absurde et le sens du devoir, la peur, la tentative de vivre, d’exister… Les définitions de la patrie, de l’autorité, de la justice sont juste hallucinantes et font froid dans le dos. L’autorité est loi et les hommes n’ont pas leur mot à dire, pas le droit de chercher à comprendre. Un livre « marche ou crève » mais une marche immobile… une existence statique. Est-ce que cela vaut la peine d’attendre, d’espérer ? ou est-ce juste la façon de se dire un peu plus encre qu’on a raté sa vie ? Se résigner ou se battre contre des moulins à vent ? Un livre très dur sur les conditions de vie dantesques de quelques individus pendant l’ère stalinienne.

Le Désert des Tartares de Dino Buzzati est un des livres choc de ma jeunesse, j’étais curieuse …  C’est un fait que le rapprochement avec le livre de Buzzati est incontournable ; pas pour les mêmes raisons mais l’attente est omniprésente…

 

Extraits :

la vie s’en allait de cette maison objet après objet, chiffon après chiffon, photo après photo, et s’entassait précipitamment dans un énorme camion éclaboussé de boue, pour disparaître à jamais, pour toujours, pour les siècles des siècles, et tenter de se greffer quelque part, là-bas, au loin, sur une existence nouvelle qui lui serait probablement étrangère.

cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l’avant, deux à l’arrière – tchouk-tchouk… hou-ou ! Cent wagons. Lieu de départ, inconnu. Lieu de destination, secret. On tient sa langue. Votre boulot n’est pas sorcier : les voies doivent être en état.

La Patrie, c’était les autres. C’était pour ça qu’elle était terrible, incompréhensible, et sacrée. Comme tout ce qui est étranger. Comme lui pour lui-même. L’orphelinat. La nourriture, les vêtements et le reste, c’était la Patrie. Le lever à heures fixes, c’était la Patrie. Les lumières de l’instruction, c’était la Patrie. Les ordres, encore la Patrie. La peine de mort si on ne les exécutait pas, toujours la Patrie. Et ce colonel roux aux yeux bleus, c’était la Patrie. Tout ce qu’il y avait de plus paternel.

Il y en a qui meurent, il y en a qui naissent. Ils ne vont pas tous mourir. Certains vivront. Les hommes, c’est pas des arbres, ça prend racine partout…

— Il a quelque chose d’inhumain, ce secret… murmura Micha.
— Tu connais des secrets humains, toi ? demanda Ivan avec étonnement. Les secrets, c’est toujours contre les hommes.

Le printemps. Le voilà, votre printemps. Une foutue saison. Tout remonte à la surface, le bon comme le mauvais. Ça pousse, ça jaillit de la terre, et allez donc comprendre qu’est-ce qui sort, là, pour profiter du soleil…

Ce n’est pas le train que tu attends, c’est autre chose, tu ne sais même pas quoi. Tu as peur de la vie, c’est ça ? Ou alors tu attends une autre vie ? Mais il n’y en aura pas d’autre… »

Le train zéro. Le fracas des roues, les gémissements du métal. Le charbon. L’eau. La chaudière. Les dominos. Les conserves. La vodka. Les femmes. La Ligne. Ric-rac.

Nous, le sang et la mémoire, c’est tout ce qu’on possède, Ivan.
— Qui ça, nous ?
— Nous les Juifs. »

Tu n’attends donc pas quelque chose, toi ? Tu ne te poses pas la question : bon, la Ligne, le train zéro, tout ça… Et après ? Pour quoi faire ? Où est-ce que ça mène, tout ça ? Comment ça va se terminer ?
— Comment ?
— Voilà, justement ! C’est ça, la seule et unique question, la plus importante : comment tout cela va-t-il se terminer ? Il y en a qui s’en fichent. D’autres qui posent la question, et comme la réponse n’arrive pas, ils se font une raison : à eux, là-haut, à ceux dont c’est le rôle, de décider si tout ça est nécessaire ou non, et comment ça va se terminer. Si ça se termine par rien, eh bien, tant pis. Ce serait même mieux, d’ailleurs. Et si ça se termine par quelque chose, eh bien, on encaissera, ce ne sera pas la première fois. Si c’est la mort, eh bien, va pour la mort. L’enfer ? Va pour l’enfer ! Le paradis ? Va pour le paradis…

Seulement il a été empoisonné par la Ligne, par le train zéro, par le secret, c’est pourquoi, pour cette vie-là aussi, c’est un homme fini…

l’oreille tendue vers les ténèbres, puis vers le fracas du train qui passait, on aurait dit qu’elle s’imbibait tout entière du hurlement métallique, du grondement, du sifflement, du cliquetis et des trépidations.

On a trouvé les ennemis, on les a jugés et on les a punis. Sur le papier, tout est en ordre. Mais la quête de la justice continue. On cherche la vérité. Et on la trouvera. Tu peux en être sûr.

Tu n’existes pas, moi non plus, il n’y a personne, nous ne sommes tous que l’ombre de la Ligne, l’ombre d’un ordre, si tu veux – l’ombre de l’avenir. Cet ordre dont beaucoup rêvent, il ne viendra jamais.

[…] c’est juste le vent qui court à travers la plaine sans fin, juste un vent qui souffle de la Russie, le pays des mirages, des enfants perdus, des mères et des pères égarés, le pays des amants morts, des traîtres et des fous, un vent qui vient de la Patrie, celle qui dévore ses propres enfants […]

— Si je le savais, je n’en rêverais pas ! »

Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu entends ? Rien ? Eh bien, c’est ça, la réponse à toutes tes questions.

À force d’attendre une réponse, tu t’es raté toi-même.

 

(livre choisi pour le « challenge j’ai lu 2018 » ) : Un livre dont l’auteur est d’une origine différente que vous

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