Mavrikakis, Catherine « La ballade d’Ali Baba » (08.2014)
L’auteur : Catherine Mavrikakis est née à Chicago, en 1961, d’une mère française et d’un père grec qui a grandi en Algérie. Son enfance se déroule entre le Québec, les États-Unis et la France. Elle choisit Montréal pour suivre des études de lettres et devenir professeur de littérature à l’université de Concordia pendant dix ans, puis à l’université de Montréal où elle enseigne toujours.
Résumé de l’éditeur : Dédiée « aux quarante voleurs », La Ballade d’Ali Baba est un hommage ébouriffant au père disparu. De Key West, où il conduit ses filles dans sa Buick Wildcat turquoise afin de saluer la naissance de l’année 1969, à Kalamazoo, où il les dépose pour une semaine et où il ne viendra jamais les récupérer, en passant par Las Vegas où il prétend utiliser son aînée de dix ans, Érina, comme porte-bonheur près des tables de jeu, Vassili Papadopoulos donne le change et veut épater la galerie. De ce père fantasque et séducteur, qui très tôt usa la patience de sa femme, et qu’elle ne revit que sporadiquement après le divorce de ses parents, Érina, la narratrice du roman, n’a pas été dupe longtemps. Le premier saisissement passé, c’est à peine si la spécialiste de Shakespeare qu’elle est devenue s’étonne de le retrouver, vieillard frêle et vêtu d’un léger pardessus, dans les rues de Montréal balayées par une tempête de neige, alors qu’il est mort neuf mois plus tôt… Sans avoir rien perdu de son aplomb, il lui explique doctement, lui qui a quitté l’école à quatorze ans, que son apparition lui permettra de comprendre enfin la phrase de Hamlet – « le temps est hors de ses gonds » –, à laquelle elle a consacré deux chapitres de sa thèse. Érina pressent qu’il ne va pas s’arrêter là. Catherine Mavrikakis tutoie les fantômes et se joue de la chronologie dans cet éblouissant portrait d’un homme dont l’existence nous est donnée par éclats, comme à travers un kaléidoscope. À Rhodes qu’il quitta en 1939 avec sa famille, à Alger où, très jeune, il dut gagner sa vie, à New York où il vint en 1957 « faire l’Américain » : partout, il est terriblement présent, et terriblement attachant
Analyse et avis (étayé par l’écoute d’une interview de l’auteure) :
L’auteur, québécoise de père grec et de mère française, est professeur à l’Université de Montréal. C’est le premier roman que je lis d’elle et il semblerait que ce soit un livre « lumineux » par rapport à ce qu’elle écrit en général. Elle nous fait ici entendre la voix de ceux qui ne sont plus, suite à la rencontre avec un spectre qui a la voix d’un être cher, son père en l’occurrence. C’est un périple (assez fortement inspiré par la vie de la romancière) qui nous est conté par une narratrice qui vient de perdre son père et nous fait partager ses souvenirs, qui arrivent dans le désordre. Elle nous parle d’un homme lumineux, joueur, souvent absent, qui renait du passé, de la mort, un jour de neige. Le revenant va abolir ici la frontière entre la vie et la mort. Une fiction qui a pour personnage principal son père et ses grains de folie. Dans les derniers jours de la vie de son père, l’auteur explique qu’il délirait beaucoup et que ce délire a fait resurgir chez la romancière le souvenir du père de sa jeunesse, « délirant » et fabuleux pendant son enfance.
La mort est très présente dans le livre, dans ce qu’il y a de « vivace » après la mort. La rencontre avec le fantôme de son père va lui permettre de communiquer avec lui, de se rapprocher de lui alors qu’elle n’avait pas réussi à le faire de son vivant.
On commence la ballade avec deux « L » (Balade ne prend qu’un seul l quand il signifie « promenade » ; Ballade s’écrit avec -ll- quand il désigne un poème ou un morceau de musique.) en allant dans l’urgence à Key West pour passer la fin de l’année par la Route 1. Ici (et dans la vie du père) tout va vite, tout est urgence. Ce « Road trip » sera magique pour la petite fille.
Le Roman est divisé en 12 chapitres, 12 lieux, 12 périodes de la vie du père, c’est le « road trip de la mémoire », qui n’est pas linéaire, qui passe à travers le temps ; les souvenirs ne sont pas chronologiques, ce sont des flash-back instantanés. La fillette qui a grandi va se réinventer la vie du père a sa façon et se la réapproprier. Le père est pour elle la force de vie.
Il faut signaler une superbe scène sur la vie et la tradition de la famille, qui a pour objet la cuisine, le poisson, les produits de la mer. La façon de parler du poisson révèle la magie du père et la fadeur de la mère. L’opposition entre le plan de travail bien rangé et le poisson blanc et maigre de la mère d’origine normande et les moules, les oursins, la cuisine dévastée par les merveilles colorées et gouteuses que sont les poissons de la Méditerranée.
La narratrice est décrite comme une petite fille rangée et mélancolique qui va a la bibliothèque car elle a peur de se trouver seule et dehors à l’heure ou la nuit tombe. Devenue adulte, elle restera solitaire et très fade, le contraste absolu avec son père qui veut la « Réveiller », la forcer à « Vivre », à rencontrer quelqu’un (Grec de préférence) ; elle vit dans l’ombre e son père parti, qui a emporté avec lui la lumière et la folie dans laquelle a baigné son enfance. Ici on remarquera le parallèle entre la vie de l’auteur et du personnage (importance du rapport à la littérature, la vie par rapport aux livres)Elle écrit ce livre avec la voix de son père, le rend vivant par l’emploi de nombreux adjectifs. Le père lui reproche de vivre dans le tragique.
La frontière entre le réel et l’imaginaire est abolie un jour de neige.. Le livre est conçu pour faire croire à la légende, au conte du père qui revient. Il se déroule dans un monde ou morts et vivants cohabitent, un rêve ou le dialogue entre les morts et les vivants est une conversation naturelle et ou toutes les frontières sont abolies. Le « Ali-Baba » du titre est le père, celui qui a le sésame pour ouvrir les portes, faire rêver, permettre de passer du monde réel au monde des songes, celui qui a les clés du monde des vivants et de celui d’après. Il rend tout possible. Il offre un trésor… Son trésor c’est la vie et il faut en profiter ; il faut s’en mettre plein les yeux, la rendre belle, même si pour cela il faut raconter des histoires, enjoliver, inventer… l’important est d’apporter le rêve. Il apporte une philosophie de la vie : il faut forcer le destin, forcer la lumière et forcer le destin pour rendre la vie lumineuse, quitte à mentir pour la parer de paillettes et de rêves. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a quitté sa Méditerranée natale et sombre pour le Nouveau Monde ! Il est parti en Amérique pour oublier ses origines, repartir à zéro dans le pays où tout est possible… Sa vie a eu pour but d’avancer, d’ouvrir des portes, d’aller toujours vers la lumière, de croire encore et toujours.
J’ai bien aimé ce livre qui est une course au bonheur.. Le père court vers la lumière, la fillette (et l‘auteur) cherche la lumière qui a disparu le jour ou le père est parti.. Mais le père a également enfermé sa fille dans le drame dès la naissance, en lui faisant comme « cadeau » le prénom de sa mère, décédée jeune.. la fillette portera toujours le poids de l’absence… Et il faudra attendre la vraie disparition du père pour que la douleur de la fille s’apaise, qu’elle se réconcilie avec le passé et qu’elle boucle la boucle.
Extraits :
Le bonheur tout à coup m’apparut. Il était là devant moi. Je n’avais qu’à tendre la main pour le saisir. Après, je le sentais, je ne pourrais jamais être plus joyeuse
Pour lutter contre l’anxiété qui s’installe au moment où l’obscurité ne parvient pas à s’imposer assez vite, les esprits mélancoliques s’activent dans l’espoir idiot de précipiter les heures
Depuis la disparition de mon père, neuf mois plus tôt, il m’avait semblé retrouver sa présence dans maintes formes humaines opiniâtres et usées qui se promenaient avec peine, comme au ralenti, sur l’asphalte de la cité, si peu accueillante pour les vieillards
C’était la voix d’Ali Baba et des quarante voleurs, celle qui incarnait tous les personnages des contes des Mille et Une Nuits quand j’étais petite, celle qui imitait Luis Mariano, Georges Guétary, Fernandel et Jerry Lewis, celle qui savait si bien mentir ou me faire rire, enfant…
À travers l’épaisseur des flocons, je dévisageai cet homme dont l’accent méridional rappelait un monde profondément enfoui en moi
Une bactérie contractée à l’hôpital avait eu raison de lui, de ses mensonges, de son bagout et de son désir désespéré de vivre
Mais mon ami, vous avez brûlé la chandelle par les deux bouts toute votre vie, il est bien normal que vous vous éteigniez avant moi
Après tous ces faux départs et vrais retours, mon père n’était peut-être pas tout à fait mort. J’avais été idiote de clore l’affaire si vite. N’était-il pas immortel, comme il me le répétait souvent durant mon enfance
Mon père avait toujours été un revenant. Jamais là, mais toujours susceptible de réapparaître
« Mais je suis un immigrant et je n’ai pas à m’adapter. Je vais rester celui que je suis. On n’a pas besoin d’être toujours en accord avec la réalité. »
Quand nous étions plus sages ou quand mon père avait quelque chose à se faire pardonner, nous nous contentions d’un sobre poisson blanc que ma mère apprêtait mal, en le faisant revenir dans très peu de beurre, et dont elle disait se délecter, puisque cela lui rappelait son enfance passée dans un village normand en bord de mer. Mon père, lui qui avait vécu toute son enfance en Algérie et était né en Grèce, me parlait de mérou, de mangouste, de bouillabaisse, d’huîtres au citron, de soupe à la rouille, de plateaux de fruits de mer géants et de coquillages bien gras. Et quand il se sentait obligé de prendre un poisson blanc et maigre, il m’adressait un clin d’œil complice et me donnait l’impression que nous étions des criminels en train d’user de quelque stratagème pour plaire à ma mère.
Je ne sais combien de samedis et de dimanches aussi fabuleux nous avons passés en famille. La vie partagée par les cinq êtres que nous étions ensemble n’a, me semble-t-il, existé vraiment que durant une centaine de week-ends, au moment de ces courses sur Saint-Laurent
Vassili contemplait la ville. Il était fasciné par tout ce qu’il découvrait. Cette ville serait sûrement bien pour lui. Arrivé sur le boulevard qui domine le port, il se retourna pour contempler le panorama de la baie d’Alger, de la pointe Pescade au cap Matifou. En dessous de lui, les bateaux paraissaient somnoler sur les eaux calmes du bassin. Alger semblait belle, fière, Vassili ne regrettait pas les girafes et les éléphants. Il était tout à coup devenu un grand et Alger était à lui.
Même mort, il continuait à minauder. Il tenait à retrouver au plus vite son visage de séducteur
Elle a payé pour une sépulture et elle croit que je vais rester là. Mais je suis fondamentalement nomade. Je me vois mal là pour l’éternité
La mort, ce n’est pas comme cela. On ne trouve pas son port d’attache. Comme durant la vie, on est condamnés à errer
Mon père raconta alors qu’Érina lui était apparue la nuit de ma naissance pour lui annoncer qu’une fille était née. J’étais comme ma grand-mère et c’est pour cela qu’il m’aimait tant. Yaya secouait la tête en signe d’approbation.
Que c’est beau ! Cela va peut-être me manquer après tout ! Mais mort, comme vivant, on ne peut avoir de lieu à soi ni de nostalgie… » Ces mots avaient été, je le savais, au centre même de son parcours dans ce monde, de ses liens familiaux, de ses départs et de ses infidélités
Vassili aimait les gens et les lieux. Pas les pays. Petit, il avait quitté la Grèce, maintenant il laissait derrière lui l’Afrique. Seule la mer lui manquerait peut-être
Vassili était un cosmopolite, un vrai. Pas un Français, pas un Algérien, pas même un Grec. Aucune religion ne l’avait appelé. Aucun lieu ne pouvait le retenir
Mais Vassili tenait à montrer à tous l’absurdité des appartenances, des guerres, des identités.
Oui, Vassili, comme le Grec célèbre, serait citoyen du monde en Amérique. Là-bas, on ne faisait pas attention à l’origine des gens. On devenait quelqu’un d’autre. On pouvait oublier le passé. Et même changer de nom. C’est ce qu’il ferait. Qui sait
J’ai tout mon temps. Ma vie n’a plus ou pas encore de sens. Pourtant, je cours après le passé qui ne cesse de se multiplier devant moi, de s’effilocher en souvenirs vrais ou inventés, en possibilités menées à terme ou encore avortées. Sa fuite effrangée me fait mal, je crois
Je relèverai la tête, et un grand bateau de croisière quittera le port pour bientôt fendre les eaux et disperser davantage tes cendres. Je te verrai t’abîmer dans l’eau. Tu seras éternel. Tu seras dans tous les récits
Quarante-cinq années bien méchantes se dressent entre ces temps de bonheur et un présent rabougri qui a fini par me rendre insignifiante. Tu es à mes côtés…
Au volant de ma vieille Jeep jaune, toute pourrie, j’ai décidé de te conduire à ta dernière demeure, là où tu ne trouveras pas de repos. Je te l’ai promis, je crois. Là, tu erreras pour l’éternité à travers les océans turquoise, chauds. Là, tu te disperseras à l’infini en des millions de particules. Là, tu gambaderas à travers l’éternité de la matière.
Maman parlait de toi avant le divorce en te comparant au percolateur de la cuisine
Pourquoi les temps se font-ils bavards à mon égard ? N’ont-ils pas toujours été semblables au Sphinx ? Qu’ont-ils à vouloir me parler aujourd’hui ?
Le temps s’est refermé sur lui-même. Il effectue une parenthèse. Il se retrouve, comme dirait Hamlet, hors de ses gonds. Je vais le laisser ainsi. Après tout, ce n’est pas à moi de le réparer
Toi, tu entreprends ton périple vers l’infini. Tu fais tes premiers pas dans l’éternité et tu te sens tout à coup aussi léger que les cendres qui composent tes restes et qui dansent dans les vagues turquoise
Cette photo de nous trois, je la confierai aux eaux du Sud. Elle te suivra dans ton périple
Je te laisserai avec tes rêves. Ils ne pourront plus être les miens