Couto, Mia : « La confession de la lionne » (2015)

Couto, Mia : « La confession de la lionne » (2015)

Résumé : Lorsque le chasseur Arcanjo Baleiro arrive à Kulumani pour tuer les lions mangeurs d’hommes qui ravagent la région, il se trouve pris dans des relations complexes et énigmatiques, où se mêlent faits, légendes et mythes. Une jeune femme du village, Mariamar, a sa théorie sur l’origine et la nature des attaques des bêtes. Sa sœur, Silência, en a été la dernière victime. L’aventure est racontée par ces deux voix, le chasseur et la jeune fille, au fil des pages on découvre leurs histoires respectives. La rencontre avec les bêtes sauvages amène tous les personnages à se confronter avec eux-mêmes, avec leurs fantasmes et leurs fautes. La crise met à nu les contradictions de la communauté, les rapports de pouvoir, tout autant que la force, parfois libératrice, parfois oppressive, de leurs traditions et de leurs croyances. L’auteur a vécu cette situation de très près lors d’un de ses chantiers. Ses fréquentes visites sur le théâtre du drame lui ont suggéré l’histoire inspirée de faits et de personnages réels qu’il rapporte ici. Clair, rapide, déconcertant, Mia Couto montre à travers ses personnages forts et complexes la domination impitoyable sur les femmes, la misère des hommes, la dureté de la pénurie et des paysages. Un grand roman dans la lignée de L’Accordeur de silences.

Analyse (j’ai entendu l’auteur parler du livre) Au moment où il a commencé à écrire l’auteur ne pensait pas en faire un roman. Il était dans un village au moment où se sont produites des attaques de lions. Il a écrit pour éloigner le réel de ce qu’il vivait, comme si coucher sur papier faisait que la réalité s’éloignait, se rapprochait de la fiction. Quand il l’a fait, il ne pensait pas en faire un roman à publier. Les personnages de ce roman sont inspirés de personnes qui existent. De fait le chasseur est inspiré d’un de ses amis qui fut appelé pour participer à la chasse. Mais la trame du roman est de la fiction. Son métier de biologiste lui permet de vivre dans ses pays, de se mêler à la population et c’est ainsi qu’il a eu connaissance des légendes et traditions du pays, qui lui ont été contées par les « ancêtres » ; il ne faut pas prendre comme du folklore des pensées et des comportements religieux qui permettent de survivre dans un monde de misère et de pauvreté.
Dans le livre, Kulumani est une terre « d’assimilés » dans laquelle les traditions ancestrales perdurent. On se réfère à une minorité de noirs mozambicains qui ont adopté la culture des portugais. De fait seulement une ou deux familles dans le village de Kulumani
Dans le livre on parle de l’oppression des femmes, en mode ancestral et moderne. Cette exclusion est toujours très présente au Mozambique. Les sociétés rurales sont très patriarcales ; la femme n’a pas le droit à la parole et n’est pas respectée en tant que femme. Les vieilles, et surtout les veuves sont perçues comme des sorcières, des ensorceleuses, on ne leur fait pas confiance.
Certains personnages du livre sont considérés comme des fous ; cette folie est de fait la représentation de la situation limite dans laquelle ils évoluent. Ils franchissent la limite de la « normalité ».
Ce livre est une fiction dans un cadre réel.

Mon avis : Encore un superbe livre de Mia Couto. Deux voix se font entendre : celle du chasseur et celle d’une femme du village, Mariamar. Dans le roman, les victimes des lions sont des femmes ; on fait le parallèle avec la domination des hommes dans la vie quotidienne. Les lionnes, elles, sont les femmes, réduites au silence et à l’obéissance, envoyées hors du village pour faire les taches quotidiennes ( chercher l’eau, laver le linge) mais pourtant extrêmement dangereuses car très puissantes intérieurement . Une fois de plus je suis subjuguée par la langue de cet auteur, par son mélange traditions et réalité. La force des légendes, de la transmission de la vie, des mots et du silence.. D’ailleurs un de ses livres précédents était « L’accordeur des silences »ou la domination de l’homme sur les enfants était le cœur du roman. Le thème de la folie est à nouveau présent dans le roman. Les histoires de familles, les personnages mi humains mi-lions, l’âme des félins s’emparant du corps des gens et de leur âme.. Entre réalité et tradition, l’âme de la femme africaine règne en féline… Et encore une fois le pouvoir des mots… et l’importance du monde intérieur..

Extraits :

Secouez les pieds, les poussières aiment voyager.

Tout notre présent était constitué de passé

il contempla les vieux vêtements accrochés à l’intérieur du toit. Il ne se sentit pas différent de ces habits, tombant informes et sans âme dans le vide.

Mais le silence est un œuf à l’envers : la coquille appartient aux autres, mais c’est nous qui nous brisons

Très souvent, il m’avait dit : seuls les humains connaissent le silence. Pour les autres bêtes, le monde ne se tait jamais et les herbes qui poussent comme les pétales qui éclosent font un énorme bruit. Dans la brousse, les bêtes vivent à l’oreille

La vie était devenue pour elle une langue étrangère

Préférer n’était pas un verbe fait pour elle. Comment peut-on préférer quand on n’a jamais appris à vouloir ?

La seule façon de s’échapper d’un endroit : c’est de sortir de nous. La seule façon de sortir de nous : c’est d’aimer quelqu’un.

J’ai tellement besoin de dormir ! Ce n’est pas le repos que je cherche. Je veux plutôt m’absenter de moi-même. Dormir pour ne pas exister.

Légende ( je vous mets le début… ) Autrefois, il n’existait que la nuit. Et Dieu faisait paître les étoiles dans le ciel. Quand Il les alimentait davantage, elles grossissaient et leurs panses regorgeaient de lumière. En ce temps-là, toutes les étoiles mangeaient, elles luisaient toutes de la même …

Plus la vie est vide, plus elle est peuplée par ceux qui sont déjà partis : les exilés, les fous, les défunts

Ma mère a l’habitude de dire que l’eau arrondit les pierres comme la femme façonne l’âme des hommes

Ce qui s’est passé, c’est qu’avec le temps, j’ai cessé d’avoir des attentes. Et celui qui n’a plus d’attentes, c’est qu’il a déjà cessé de vivre
j’ai peur d’être dévorée. Non par l’angoisse qui m’habite. Dévorée par le vide de ne pas aimer. Dévorée par le désir d’être aimée.

la tristesse ce n’est pas pleurer. La tristesse c’est ne pas avoir devant qui pleurer

Les trains démarrent lentement, en soupirant, en regrettant de partir

Ceux que nous tuons, aussi étrangers et ennemis qu’ils soient, deviennent nos parents pour toujours. Ils ne partent plus jamais, ils demeurent plus présents que les vivants

Je suis moi-même tellement recouvert de poussière que mon corps semble n’avoir ni dedans ni dehors. Je m’époussette, mes mains sont des nuages qui ont l’air d’avoir émigré de mon corps

Tous les matins la gazelle se réveille en sachant qu’elle doit courir plus vite que le lion ou elle sera tuée. Tous les matins le lion se réveille en sachant qu’il doit courir plus vite que la gazelle ou il mourra de faim. Peu importe que tu sois un lion ou une gazelle : quand le Soleil point, il vaut mieux que tu commences à courir. Proverbe africain

Comme l’écriture m’avait auparavant sauvée de la folie. Les livres me restituaient des voix telles des ombres en plein désert.

Personne plus que moi n’aimait les mots. Pourtant, en même temps, j’avais peur de l’écrit, j’avais peur d’être autre et d’être ensuite trop à l’étroit en moi-même

Et l’alphabet défilait devant mes yeux. Chaque lettre était une nouvelle couleur avec laquelle je regardais le monde

– De quoi vous souvenez-vous le plus de l’époque de la guerre ? – Il n’y a rien à rappeler, monsieur, dit un paysan. – Comment ça ? – On est tous revenus morts de la guerre.

Aucune guerre ne se raconte. Là où il y a du sang, il n’y a pas de mots. L’écrivain est en train de demander aux morts de montrer leurs cicatrices.

C’est de ceux qui nous sont plus proches que nous devons nous défendre

il y a dans le village un serpent qui circule dans le silence des toits et le long des chemins. Cette créature venimeuse cherche les gens heureux pour les mordre et les empoisonner, sans qu’ils ne s’en aperçoivent jamais. Voilà pourquoi à Kulumani, tout le monde souffre du même malheur. Tout le monde a peur, peur de la vie, peur des amours, même peur des amis. Les uns appellent ce monstre “diable”. D’autres shetani. Cependant la plupart l’appellent “serpent boiteux”. L’écrivain interrompt ce long récit : – Pardonnez-moi, mon cher administrateur, mais pour moi, ce serpent c’est nous-mêmes.

Avec un tee-shirt large cachant mes genoux, je ressemble à un fantôme incompétent.

Et le voisinage c’est comme les médicaments : il est très bon, mais il ne se montre qu’en cas de maladie

– C’est bien d’être perdu. Cela signifie qu’il y a des chemins. C’est quand il n’y a plus de chemins que c’est grave.

Finalement, le bonheur et l’amour se ressemblent. On n’essaie pas d’être heureux, on ne décide pas d’aimer. On est heureux, on aime

Eh bien, danser c’est comme chasser. Chaque danseur s’empare de l’univers tout entier

Dans cette valise était abrité mon avenir. Pliés et rangés comme si c’était du linge attendaient toutes mes rêveries et mes espoirs

On ne dit jamais qu’il y a un problème. Admettre qu’il y a un problème n’apporte que des problèmes avec les chefs

Les ossements sont notre unique éternité. Le corps s’évapore, les souvenirs s’évanouissent. Restent les os pour toujours

Les morts ne sont pas absents : ils demeurent vivants, nous parlent dans nos rêves, nous pèsent sur la conscience

Peut-on appeler enfant une créature qui laboure la terre, coupe le bois, porte l’eau et, à la fin de la journée, n’a plus le cœur à jouer ?

Il n’y a pas de danse qui ne soit ainsi, dangereuse, presque fatale. On commence dans les bras de la vie, on finit en dansant avec la mort

Les ténèbres, dit-on, sont le royaume des morts. Ce n’est pas vrai. De même que la lumière, le noir n’existe que pour les vivants. C’est dans le crépuscule qu’habitent les morts, dans cet interstice entre jour et nuit, où le temps se recroqueville en lui-même. Celui qui vit dans le noir invente des lumières. Ces lumières sont des personnes, des voix plus anciennes que le temps

L’unique refuge qu’il me reste est à l’intérieur de moi-même. Je procède comme les bêtes blessées, je me recroqueville comme un fœtus

Toutes ces femmes étaient déjà mortes. Elles ne parlaient pas, ne pensaient pas, n’aimaient pas, ne rêvaient pas. À quoi bon vivre, si elles ne pouvaient pas être heureuses

(photo prise en Tanzanie)

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