Bergsveinn, Birgisson « La Lettre à Helga » (2013)
Auteur: Bergsveinn Birgisson, né en 1971 à Reykjavik1, est un écrivain islandais.
Il étudie les littératures islandaise et comparée à l’université d’Islande, puis à l’université d’Oslo et, enfin, à l’université de Bergen, où il obtient un doctorat en littérature médiévale scandinave en 2008. Il vit en Norvège depuis plusieurs années.
Il publie un premier livre en 1992, le recueil de poésie Íslendingurinn, suivi de Innrás Liljanna en 1997. En 2003, il fait paraître son premier roman, Landslag er aldrei asnalegt, puis Handbók um hugarfar kúa en 2010.
Son roman épistolaire « La Lettre à Helga » (Svar við bréfi Helgu), paru en 2010, est traduit dans plusieurs langues, notamment en français par les éditions Zulma en 2013, et rencontre un grand succès. « Du temps qu’il fait » (paru en 2003 en Islande) parait chez Gaïa le 02.09.2020.
Résume de l’éditeur : «Mon neveu Marteinn est venu me chercher à la maison de retraite. Je vais passer le plus clair de l’été dans une chambre avec vue plongeante sur la ferme que vous habitiez jadis, Hallgrímur et toi.» Ainsi commence la réponse – combien tardive – de Bjarni Gíslason de Kolkustadir à sa chère Helga, la seule femme qu’il aima, aussi brièvement qu’ardemment, d’un amour impossible. Et c’est tout un monde qui se ravive : entre son élevage de moutons, les pêches solitaires, et sa charge de contrôleur du fourrage, on découvre l’âpre existence qui fut la sienne tout au long d’un monologue saisissant de vigueur. Car Bjarni est un homme simple, taillé dans la lave, pétri de poésie et d’attention émerveillée à la nature sauvage. Ce beau et puissant roman se lit d’une traite, tant on est troublé par l’étrange confession amoureuse d’un éleveur de brebis islandais, d’un homme qui s’est lui-même spolié de l’amour de sa vie.
Mon avis : Un petit récit de 130 pages qui décrit toute une vie : la vie d’un être entier, passionné, trivial, poétique. Une vie rude, au contact de la nature. Une vie qui va privilégier les valeurs inculquées depuis l’enfance, la tradition et la terre à l’amour ; une vie de regrets. Un paysan islandais enraciné dans son île, dont la conception est à l’unisson avec la nature. Une vie avec les bêtes. Description de la vie, des coutumes, d’un monde qui est en train de disparaitre, au contact de la vie des villes et des valeurs qui changent. Ce petit livre est bouleversant de sincérité et de réalisme. Les sentiments et les valeurs « vraies » priment sur une vie d’amour, car rien ne peut détacher l’homme de sa terre… et la pureté de ses sentiments résistera à tout. Il en souffrira dans sa chair, sera torturé mais respectera ses engagements, sa famille, ses traditions… Il assumera ses choix dans la dignité et la douleur. L’amour restera toujours, mais le bonheur ne sera qu’éphémère.. Dans cette vie rude, les animaux sont le réconfort, les éléments et la nature des comparaisons avec les sentiments et la beauté humaine. Des images poétiques et de l’humour. Un univers pudique, où les sentiments sont décrits de manière abrupte, une vie d’un autre temps, la découverte d’un monde qui nous fait faire un bond dans le passé, alors que la civilisation est proche, pour qui veut vivre dans l’illusion et non dans le vrai. Le tout de force est de toujours rester dans le puissant, le poétique et l’ironique sans tomber dans le sentimentalisme, bien que le livre soit en fait un regret …
Extraits :
« Certains meurent de causes extérieures. D’autres meurent parce que la mort depuis longtemps soudée à leurs veines travaille en eux, de l’intérieur. Tous meurent. Chacun à sa façon. Certains tombent par terre au milieu d’une phrase. D’autres s’en vont paisiblement dans un songe. Est-ce que le rêve s’éteint alors, comme l’écran à la fin du film ? Ou est-ce que le rêve change simplement d’aspect, acquérant une autre clarté et des couleurs nouvelles ? Et celui qui rêve, s’en aperçoit-il tant soit peu ? »
« Le vent du nord soufflait ; dans le grésil et les nuages sombres pendouillaient comme des langues des lambeaux de soleil. Un temps pareil était censé favoriser la conception d’agneaux mâles, selon une croyance qualifiée par toi de fumisterie, comme tu n’as pas manqué de me le rappeler lorsque tes brebis ont mis bas et que les agnelles étaient en bien plus grand
« Une visite chez eux ne manquait pas d’évoquer le vieux couple de fermiers qui avait tiré le diable par la queue sur la lande pendant quarante ans, dans Lumière du monde de Laxness. Ils étaient comme une seule et même personne dans deux corps distincts. »
«J’avais beau essayer de m’endurcir, les pleurs sourdaient comme du sang à travers un pansement. »
« Moi, j’ai toujours eu assez pour les miens et moi-même, et mes décisions, je les ai toutes assumées sans déranger ces messieurs dans leur boulot. J’ai compris aussi que ce Dieu qui est aux cieux doit être en partie fabriqué par l’homme. Je crois bien qu’il existe, mais il ne doit guère être du genre à se laisser pousser la barbe. Il m’a semblé qu’il se manifestait plutôt dans les couleurs d’automne ou dans l’arôme d’un bout de bois d’épave fraîchement fendu, qui se scinde joliment en deux piquets de clôture destinés à vous survivre. »
« Mais quelle est la culture de ceux qui parlent ainsi ? C’est quand les gens tournent le dos à leur histoire qu’ils deviennent tout petits. »
« …Car celui qui fait quelque chose de ses mains laisse dans son ouvrage une partie de lui-même. »
Ils ne jouent ni ne manifestent la moindre curiosité, à la différence de leurs congénères dans la nature. Les canards de Reykjavík sont devenus exactement pareils aux gens, de tristes parasites qui se chamaillent pour gober ce qu’on leur jette. N’est-ce pas précisément ce terreau qui génère des idées selon lesquelles la vie serait vide de sens ? Précisément chez ceux qui ont perdu le contact avec leur vraie nature.
« Il s’agissait là d’hommes qui avaient eux-mêmes forgé le sens qu’ils donnaient à leur vie ; ils avaient l’intelligence dont la nature les avait dotés car aucune école ne leur avait inculqué comment penser. Ils pensaient tout seuls. »
« Ici, à la campagne, j’ai eu de l’importance. Et si ce n’est qu’une idée, au moins aurai-je eu l’impression d’en avoir. Voilà une différence qui compte. Ici j’ai pu voir le fruit du travail de mes mains. »
« J’ai perçu l’angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j’ai levé les yeux dans les côtes et senti mon âme s’élever hors de moi tandis que je conduisais mon tracteur. J’ai entendu mes glouglous d’estomac répondre aux grondements du tonnerre, petit homme sous un ciel immense ; j’ai entendu le ruisseau chuchoter qu’il est éternel. »
« J’ai été témoin de la cruauté de l’orque ainsi que de la douceur de l’amour maternel et je me suis trouvé un refuge hors du monde, là où les cygnes vont dormir. Je me suis baigné dans une eau pleine de l’éclat du soleil, et non dans celle qui sort noire des tuyaux de lieux civilisés et j’ai perçu la différence. »
« J’ai vécu d’amour et d’eau fraîche durant les hivers des années soixante où la mer était prise par les glaces. J’ai fantasmé pour combler les lacunes de mon existence, compris que l’être humain peut faire de grands rêves sur un petit oreiller. «
« Tout bien considéré, je ne sais plus si mon désir de toi a quelque chose à voir avec toi, ou s’il n’y a là-dessous qu’une tendance masochiste et maladive de ma part. Se pourrait-il que tu aies été l’objet innocent de ma contre-nature, tapie dans une profonde fissure, hors d’atteinte du rayon de lumière du langage ? Je sais bien que d’autres hommes avaient le béguin pour toi ; on les voyait boire tes courbes du regard quand tu sortais de la boutique. »
« Je me souviens que je m’efforçais à la gratitude pour tout ce qui m’était donné, mais ce genre de pensée rendait un son creux. La passion qui, auparavant, me portait à la surface des jours, était à présent une entrave que je me mis à détester, me rendant compte qu’elle ne serait jamais plus assouvie. »
« Ma parole, c’est à croire que tout cela se projette en noir et blanc dans ma conscience, comme les photos de l’époque. Quand je survole des yeux cette tranche du passé, je me dis que mieux vaut ne jamais croiser l’amour sur sa route – car une fois qu’on l’a perdu, on se retrouve bien plus mal loti qu’avant. »
« Je reprenais mes esprits tout à coup sur la place de la Coopérative où tout le monde riait de l’histoire en question, mais c’était trop tard. Tout arrivait trop tard – tout était passé. Mon âme essorée n’avait plus de mots. Le pire n’était pourtant pas la souffrance ou, comment dire, l’incapacité de rien sentir, mais la solitude dans tout cela. »
« Le pire dans la plus grande affliction, c’est qu’elle est invisible à tous sauf à celui qu’elle habite. »
« Jamais je ne le revis et l’idée m’a effleuré que cette vision ait pu n’être pas réelle, mais transformée en réalité par la mémoire – à partir d’un rêve porteur d’un message essentiel. Et de fait, il me semble parfois que mon esprit a, comme l’oiseau, essayé de prendre son envol pour échapper au quotidien laborieux de la vie terrestre et que j’ai, tout comme lui, tenté de planer dans le ciel des poètes à la faveur de mes écrits indigents. »
« Et de fait, il me semble parfois que mon esprit a, comme l’oiseau, essayé de prendre son envol pour échapper au quotidien laborieux de la vie terrestre et que j’ai, tout comme lui, tenté de planer dans le ciel des poètes à la faveur de mes écrits indigents. Si les dieux me l’accordent, c’est justement comme ça que je m’envolerai vers toi finalement, sur les ailes de la poésie. »
« Au sud, de gros nuages se déplaçaient vivement et de la lumière filtrait entre les cumulus. C’est alors qu’un merveilleux rayon de soleil a transpercé les nuages pour se planter sur moi et aux alentours, pour ne pas dire sur nous, puisque j’étais couché là, contre ta poitrine. »
« Alors je me suis mis à pleurer, vieillard sénile que je suis, échoué entre deux protubérances en terre d’Islande, les Mamelons d’Helga, et je compris que le mal, dans cette vie, ce n’étaient pas les échardes acérées qui vous piquent et vous blessent, mais le doux appel de l’amour auquel on a fait la sourde oreille – la lettre sacrée à laquelle on répond trop tard, car je le vois bien à présent, dans la clarté du dénouement, que je t’aime moi aussi. »