Salvayre, Lydie «Tout homme est une nuit» (2017)

Salvayre, Lydie «Tout homme est une nuit» (2017)

Autrice : Née en 1946 d’un père Andalou et d’une mère catalane, réfugiés en France en février 1939, Lydie Salvayre passe son enfance à Auterive, près de Toulouse.

Après une Licence de Lettres modernes à l’Université de Toulouse, elle fait ses études de médecine à la Faculté de Médecine de Toulouse, puis son internat en Psychiatrie. Elle devient pédopsychiatre, et est Médecin Directeur du CMPP de Bagnolet pendant 15 ans. Lydie Salvayre est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans de nombreux pays et dont certains ont fait l’objet d’adaptations théâtrales.

La Déclaration (1990) est saluée par le Prix Hermès du premier roman, La Compagnie des spectres (1997) reçoit le prix Novembre (aujourd’hui prix Décembre), BW (2009) le prix François-Billetdoux, Hymne (2011), Sept femmes (2013) et Pas pleurer (2014) a été récompensé par le prix Goncourt 2014. En 2017, elle publie «Tout homme est une nuit», en 2019 «Marcher jusqu’au soir» 

Editions Seuil 05.10.2017 – 256 pages – Point poche 18.10.2018 – 216 pages

Résumé : Des hommes retournent sur d’autres la brutalité d’un ordre dont ils souffrent. Ils s’inventent à peu de frais de commodes ennemis. Certaines frayeurs en eux les agissent.

Des questions vieilles comme le monde mais d’une brûlante actualité, auxquelles Lydie Salvayre donne ici forme littéraire.

Un roman, donc, et d’une causticité jubilatoire, où vont se faire face, d’une part : un solitaire, un lettré, un pas-tout-à-fait-pareil, un pas-tout-à-fait-conforme, un homme malade qui a choisi de se retirer dans un lieu de beauté, et de l’autre : les habitants d’un paisible village que l’arrivée de ce nouveau, de cet intrus, bouscule et profondément déconcerte.

Très vite surgiront, entre l’un et les autres, l’incompréhension et la méfiance, puis les malentendus et les soupçons mauvais, puis les grandes peurs infondées et les violences que sourdement elles sécrètent. Puisque tout homme est une nuit.

Lydie Salvayre a écrit douze romans traduits dans une vingtaine de langues. Elle a obtenu le Prix Hermès du premier roman pour La Déclaration, le prix Novembre (aujourd’hui Prix Décembre) et le Prix du Meilleur Livre de l’année pour la Compagnie des spectres, le prix François-Billetdoux pour B.W., et le Prix Goncourt pour Pas pleurer.

Mon avis : C’est LE coup de cœur de l’année 2017. Tout est somptueux dans l’écriture de ce roman. Le choix du sujet, la façon de l’aborder, la langue…

En connaissant la vie de la romancière, on ne peut que reconnaître certains éléments autobiographiques dans cette fiction : ses origines espagnoles, sa maladie, sa double culture classique française et baroque espagnole, son analyse de la société)

Un village qui se meurt avec des habitants qui se raccrochent au passé. Y arrive un homme : un peu différent, mais pas tant que cela. Et les commentaires des habitants : toujours la méfiance, la défiance, le rejet d’office, le non-dialogue. Et des mondes qui ne se mêlent pas… la peur se mue en agression perpétuelle et l’insécurité devient un danger palpable.

Le nouvel arrivant, blessé, n’arrive pas à leur parler et se sent de plus en plus rejeté par ses représentants du vieux monde, des personnes chouchoutés par certains politiciens de la vieille garde qui distillent la peur et la haine.

De fait c’est le regard de la France sur l’étranger (et cela ne date pas d’hier) ; un livre littéraire, qui raconte une histoire mais aussi un reflet politique. On y retrouve les arguments de certains pendant la campagne présidentielle ; ce climat de tension, de manipulation, d’incitation à la violence, de haine de l’étranger. Cette montée haineuse du populisme qui véhicule des idées fausses pour justifier son agressivité, son mal-être et son repli sur soi. L’auteur ne juge pas les gens, elle porte juste son regard sur les personnages, sur le système qui érige l’angoisse en mode de vie.

Ceux qui font un pas vers l’étranger ont bien peu de soutien… c’est même le contraire…

Ce qui est remarquable c’est que la différence est également bien traduite par la façon de s’exprimer. La langue du narrateur, la langue du peuple du village : deux langues différentes qui reflètent les deux France qui se côtoient mais ne se mélangent pas… La ville s’oppose à la campagne comme l’homme qui vient d’ailleurs au natif du village…. D’ailleurs les livres et la culture font peur aux gens qui fréquentent le café et ils le disent.

On voit très bien que tout ce qui est un peu différent les regroupe en meute et les compacte pour attiser leur violence : les homosexuels, les personnes instruites, les personnes qui n’ont pas la même religion, ceux qui viennent d’ailleurs… On reconnaît bien cette incitation à la haine … Pour être acceptés, il faut être blanc, boire du pastis et du rouge, lire l’Equipe, aimer le foot,  jurer et roter, être vulgaire et machistes. Il y a vers la fin du livre deux pages juste exceptionnelles sur la colère que je ne vais pas mettre dans les extraits car trop longues… Quand on pense que le patron du bistrot est marié à une espagnole et que son fils est tout ce qu’il n’est pas…Magnifique idée de la romancière.

J’ai aussi beaucoup aimé la description du Jacques, cet étranger français qui est accepté par les habitants mais qui se sent très mal. Il n’ose pas dire ce qu’il ressent et ce qu’il pense par peur d’être rejeté et a honte en même temps de laisser dire et laisser faire. D’ailleurs ils sont plusieurs (et même dans la clique du café) à ne pas savoir comment se sortir de cette violence qui va trop loin mais qu’ils n’osent pas freiner sous peur de perdre la face devant les copains…

Extraits :

Sur le coup je ne ressentis rien, ne pensai rien, n’exprimai rien. Puis je coulai dans le chagrin en essayant de m’agripper à ses murs verticaux.

l’annonce de la maladie me jeta dans un vagabondage de l’esprit, dans un désemparement, un affairement et une dispersion, aussi épuisants que stériles.

Avec lui, une angoisse inconnue m’était venue, une angoisse griffue, une angoisse méchante qui plombait toutes mes pensées et les rendait méchantes et me rendait méchant. Les maladies très graves ont une puissance anxiogène inégalée parce qu’elles vous obligent à faire, de votre vivant, le deuil de vous-même.

La maladie m’avait tari. Ne restaient au fond de moi que des cailloux et la boue noire.

L’arrivée de l’étranger déconcertait leurs habitudes, et pas seulement les rétiniennes, toutes leurs habitudes et le doux engourdissement qu’elles conféraient et dont ils étaient douillettement captifs

Gueuler, de toute évidence, inspirait ici le respect.

Et leurs regards avides toujours braqués sur moi me jetèrent au-dehors aussi violemment qu’un coup de pied.

C’était comme si tous les efforts que j’avais déployés depuis mes dix-huit ans pour faire oublier aux autres l’endroit où j’avais grandi, corriger mes manières peuple et gravir l’échelle sociale par la voie des études, s’effondraient brusquement et me laissaient à nu.

j’avais le sentiment que, à force de ne pas user des mots de l’amitié ou de l’amour, ils s’étaient atrophiés au point de disparaître.

Il se demandait jusqu’à quand il pourrait les supporter sans qu’ils l’entraînent dans un engrenage odieux dont il aurait honte un jour et auquel il ne pourrait plus échapper. Devant certaines paroles, se taire, il le savait, c’était abdiquer et donner la victoire au pire.

Nous étions ensemble comme deux étrangers.

Et d’une certaine façon, nous mourions à notre couple avant de mourir à nous-mêmes.

Alors que je m’évertuais à n’exister qu’à peine, j’avais la pénible impression que, pour les gens d’ici, je n’existais que trop.

Comment une grande partie du village en était-elle arrivée à croire, sans preuve ni fondement, de pareilles invraisemblances ? Et jusqu’où leurs folies pouvaient-elles les mener ?

Utile en leur offrant à peu de frais, voire au rabais, un ennemi commode, disponible et à portée de main, un ennemi bien avantageux en somme. Utile aussi parce que je les rassemblais et les rendais plus proches les uns des autres qu’ils ne l’avaient sans doute jamais été.

des compagnons de misère, disais-je, qui essaient juste de résister à la folle fureur qui les cerne, en s’accordant mutuellement un peu de chaleur humaine et un peu de douceur, avant d’être fauchés. C’est ainsi que je nous voyais.

Mais moi je me rends bien compte que ça lui retourne l’esprit, à mon fils, tous ces livres. Je vois bien que ça le déboussole, que ça le déséquilibre, que ça l’empêche de prendre pied sur le sol ferme, tu comprends ?

Il avait la conviction que les colères par exemple leur étaient soufflées qu’ils reprenaient à leur compte, et que l’esprit du temps, qui était à la violence, aux sombres insinuations et aux mises au pilori quotidiennes, se réfléchissait affreusement sur leurs discours et leurs émois, et sur les siens propres tout autant.

Mais rester à écouter, comme il le faisait depuis des mois, des propos infects vociférés en chœur par l’union des apeurés afin de se donner l’illusion de la force, simplement les écouter, n’était-ce pas déjà courir le risque d’être contaminé ? de s’y salir ? N’était-ce pas les accréditer ? et même, d’une certaine façon, en jouir ?

On s’avisait de surcroît que la colère avait cette vertu ô combien précieuse de rapprocher les hommes et de les réunir autant sinon mieux que la joie. S’indigner, s’enflammer et foutre une raclée plus ou moins meurtrière à des indésirables étaient des actes qui se pratiquaient mieux, plus allègrement et plus férocement, lorsqu’on était en meute, toute l’Histoire l’enseignait.

2 Replies to “Salvayre, Lydie «Tout homme est une nuit» (2017)”

  1. Je suis en train de le lire et je n’arrête pas d’arrêter tant la violence de ce racisme ordinaire me renvoie à ma peur viscérale de ces meutes de haineux . Tout ce que tu dis de ce livre est juste mais il est si actuel qu’il en est réellement effrayant .

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