Baricco, Alessandro « Emmaüs » (11/2012)

Baricco, Alessandro « Emmaüs » (11/2012)

Résumé : Quatre garçons, une fille : d’un côté, le narrateur, le Saint, Luca et Bobby, et, de l’autre, Andre. Elle est riche, belle, et elle distribue généreusement ses faveurs ; ses parents, eux, sont des parvenus qui ne croient qu’au travail et à l’argent. Quant aux garçons, ils ont dix-huit ans comme elle, mais c’est là leur seul point commun. Car ils sont avant tout catholiques, fervents voire intégristes. Musiciens, ils forment un groupe qui anime les services à l’église, et ils passent une partie de leur temps à rendre visite aux personnes âgées de l’hospice, les «larves». Alors qu’elle incarne la luxure, Andre les fascine, ils en sont tous les quatre amoureux. La tentation est forte, mais le prix à payer sera lui aussi considérable. Roman intime et habité par une authentique douleur, Emmaüs est un texte à part dans l’œuvre d’Alessandro Baricco, sans doute le plus personnel à ce jour.

Mon avis : Petit livre court. Très différent de tout ce que j’ai lu de cet auteur. Un livre que j’ai apprécié car j’aime infiniment la poésie, la musicalité, l’élégance et l’écriture de cet auteur. Mais cette histoire qui ne m’a pas parlé comme ses autres écrits. Sombre, dur, pétri de douleur…

Ce roman est écrit de manière nettement personnelle par l’auteur, le narrateur qui utilise le « je ». Il a pour cadre la ville de son enfance– jamais nommée –Turin et revient sur l’environnement familier de l’auteur dans sa jeunesse (les années 70). Il a été le témoin de ce type de comportements, a vu dans son entourage ce type de personnes et de drames (drogue, suicide, mort) ; il a vécu une jeunesse catholique, a joue de la musique à la messe, a fait du bénévolat à l’hôpital mais ce n’est pas a proprement parler une autobiographie, même si ce n’est pas une histoire sortie de son imagination. Ce livre démontre la difficulté de devenir adulte quand on n’est pas libre de vivre, emprisonné par la foi. Mais aussi la sensation de plénitude dans laquelle baignent les jeunes qui croient. L’auteur a connu la foi, puis il l’a perdue. Ce fait lui permet de parler des deux états ; la vie dans la foi et celle en dehors. De la beauté (et du danger) de la foi absolue, du désarroi de la perte de la foi, de la découverte de ce qu’il y a en dehors de la foi, de la recherche de la beauté ailleurs que dans Dieu. Au cœur du livre aussi le rapport avec la culpabilité (la faute d’éprouver le plaisir quel qu’il soit). L’auteur explique avoir choisi pour thème/titre du roman « Emmaus » car cet épisode est en adéquation avec sa jeunesse. Ils comprenaient toujours les choses avec retard.. en décalage avec le moment présent. Tous comme les disciples du Christ qui comprennent après qu’il soit parti qu’ils étaient avec le Messie.

L’opposition entre les 4 jeunes de classe moyenne « sous religion » et Andre, une jeune adolescente riche, (évoluant dans une autre sphère mais toujours à la limite de la leur), pleine de grâce, fascinante, mystérieuse, enveloppée d’une aura. Une fille qui se montre sûre d’elle mais qui est pétrie de failles et de fractures ; des jeunes qui vivent dans l’ignorance des drames qui les touchent de près, aveugles, surprotégés par la famille, la religion, l’aveuglement qui croient tout savoir mais à qui il faut dire les choses pour qu’ils comprennent en lieu et place de ressentir la vie.

L’auteur ne « casse pas » la religion, il dénonce les œillères, l’intransigeance, le manque de compréhension que la certitude de savoir ce qui est bien engendre. La foi aveugle est un danger et l’auteur a fui la religion. La richesse, la liberté, la liberté de vivre font peur. On se sent à l’abri dans le monde réglementé de la religion. Dans le monde des garçons, on accepte la vie, on encaisse et on ne parle pas. La religion enferme dans l’incompréhension, génère la honte, l’interdit, le remords… Alors quand Andre apparait, c’est le choc qui fissure le mur des certitudes et de l’aveuglement… la certitude fabriquée explose et c’est le désastre, l’incompréhension, la solitude, le drame. Andre c’est le tremblement de terre, le séisme : il y a un avant et un après ; le même endroit, mais totalement dévasté ; le monde a basculé, ou la façon de le voir plutôt qui n’est plus la même. La lumière a changé : elle ne vient plus de la religion mais des êtres et des choses, de la manière de voir et de ressentir les choses. Et plus possible de faire marche arrière, de revenir dans la sécurité et le confort de la croyance aveugle…

Extraits :

On croit, et il ne semble pas y avoir d’autre possibilité. Néanmoins, on croit avec férocité, et avidité, non dans une foi tranquille, mais dans une passion incontrôlée, comme un besoin physique, une nécessité.

Mais une personne qui a commencé à mourir ne s’arrête jamais

nous avons à l’esprit ces moments où elle tourne soudainement la tête en cherchant quelque chose, les yeux terrorisés – de l’oxygène. Même la grâce qu’elle a, le cou renversé en arrière, le menton relevé – la grâce de se tenir ainsi. Sur le fil d’une rivière invisible. Et chacun de ses égarements, imprononçables ou indécents, qui nous laissent sans voix. Ce sont comme des éclairs, et nous les comprenons

Nous sommes pleins de mots dont on ne nous a pas appris la vraie signification, et l’un d’eux est le mot douleur. Un autre est le mot mort. Nous ignorons ce qu’ils désignent, mais nous les utilisons, et c’est là un mystère

Pour la première fois l’un de nous s’est aventuré au-delà des frontières héritées du passé, soupçonnant qu’il n’y avait pas de frontières, en réalité, ni de maison mère, nôtre, fissurée. Timidement, il s’est mis à fouler une terre désolée où les mots douleur et mort ont une signification précise

Car nous progressons par éclairs, le reste est obscurité. Une limpide obscurité pleine de lumière, noire.

Comment avons-nous pu ignorer, pendant aussi longtemps, tout ce qui se passait, et cependant nous asseoir à la table de chaque chose ou personne rencontrée sur notre chemin

nous connaissons les choses à leur commencement puis nous en recueillons la fin, manquant toujours leur cœur. Nous sommes aurore mais épilogue – éternelle découverte tardive.

cela faisait sans doute bien longtemps qu’elle ne craignait plus l’irruption de l’absurde dans la géométrie du bon sens

c’est une action et rien d’autre. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de bien. Il s’agissait de faire quelque chose de beau.

Vu qu’il n’y a aucun but, seulement moi qui joue, et elle qui danse, il n’y a pas de vraie raison de le faire, sinon que nous voulons le faire, que ça nous plaît de le faire. La raison, c’est nous. Au final le monde n’est pas meilleur, nous n’avons convaincu personne, nous n’avons rien fait comprendre à personne – au final nous sommes là, comme au début, mais vrais. Et derrière nous, un sillage – quelque chose qui reste, quelque chose de vrai.

Nous nous dirigeâmes vers le tram, enfouis dans nos manteaux comme des tortues dans leur carapace, humant le brouillard

Il était tard, et l’obscurité n’offrait que solitude

la foi est un don, qui vient d’en haut, et qui appartient au domaine du mystère. C’est pourquoi elle est fragile, comme une vision – et comme une vision, elle est intouchable. Un événement surnaturel.

Quelque part, et de manière invisible, nos familles tristes nous ont transmis un instinct inéluctable qui nous fait croire que la vie est une expérience immense

Ce qui pourrait être folie, en nous, est là révélation, et destin accompli – idéogramme parfait. Nous en retirons une certitude sans faille – nous l’appelons foi.

Ce qui me vient à l’esprit, c’est l’écroulement géométrique d’un mur – l’instant où un point de la structure cède, et que tout s’effondre. Car solide est le mur, mais il y a au milieu une pierre mal encastrée, un point d’instabilité

il y a un tas de choses vraies, sous nos yeux, et nous ne les voyons pas, mais elles sont là, et elles ont un sens, sans nul besoin de Dieu.

Nous sommes désarmés, en effet, devant cette tendance à penser que notre vie est, avant tout, un fragment conclusif de la vie de nos parents, confié uniquement à notre bon soin

Moi, je préférais suivre scrupuleusement le cours des choses. Le lycée, les devoirs, les obligations. Cela m’aidait

tout avait disparu, comme l’eau qui se referme, oubliant le caillou posé au fond

Mais aussi le fait de savoir qu’elle était extérieure, et que par conséquent lui raconter reviendrait à dessiner sur une feuille blanche

Je remontai le fil de ma mémoire en quête du dernier moment de stabilité avant que tout s’embrouille – l’idée était de repartir de là

Nos ancêtres sont des artisans et des marchands, des prêtres et des fonctionnaires, pourtant nous avons hérité de la sagesse des champs, et nous nous la sommes appropriée

Je te parle, pour qui vous prenez-vous, bon Dieu ? Je restais debout, avec cette poche dans les mains. Nous avons dix-huit ans, dis-je, et nous sommes tout.

nous marchons comme les disciples d’Emmaüs, aveugles, à côté d’amis et d’amours que nous ne reconnaissons pas – nous fiant à un Dieu qui ne sait plus qui il est

nous héritons de l’incapacité au tragique, et de la prédestination à la forme mineure du drame : parce que dans nos foyers on n’accepte pas la réalité du mal

une vérité que je savais depuis toujours, mais de cette façon que nous avons de ne jamais savoir.

 

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2 Replies to “Baricco, Alessandro « Emmaüs » (11/2012)”

  1. Ce livre est superbe, c’est mon premier de cet auteur, c’est la délicatesse qui fait que c’est puissant, le message en est d’autant plus fort. Il y a un passage qui m’a beaucoup marqué, c’est quand il parle du prêtre pour lequel il ne s’ etait jamais aperçu auparavant le soin qu’il prenait à soigner sa longue mèche pour cacher sa calvitie et le choc de la réalité soudaine, comment quelqu’un qui prône le profond, la simplicité, l’humilité dans la religion a besoin de se cacher derrière l’apparence…!!!

    1. Tu as de la chance ! Tout Baricco à découvrir! « Novecento », « Ocean mer », son best-seller « Soie » qui n’est pas mon préféré bien que magnifique…

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