Lenormand, Frédéric «Les fous de Guernesey» (1991)
Résumé : Roman qui traite de l’exil de Victor Hugo dans les îles Anglo-Normandes.
En 1855, exilé par Napoléon III, Victor Hugo débarque sur l’île de Guernesey, et c’est comme si le Mont-Blanc surgissait dans un petit canton normand. Les Auxcrinier, paisibles bourgeois, suivent avec ferveur les espoirs et les luttes du grand poète, ils épient de loin ses allées et venues, s’efforcent d’imiter ses initiatives, et se livrent pendant vingt ans à une dévotion dévorante. Ce récit malicieux nous promène au vent des îles anglo-normandes, dans le sillage de cette famille que l’on croirait sortie d’une comédie de Labiche. C’est un roman sur la passion d’admirer, avec toutes les conséquences, édifiantes, burlesques, toujours surprenantes.
Mon avis : Ah moi cet auteur de romans historiques avec sa pointe (enfin pointe …) d’humour et d’ironie.. je l’adore ! Instructif et trépidant..
«Si Hugo peut le faire, Auxcrinier peut le faire aussi ! » La phrase clé qui résume le livre ! Mis à part que (voir note en bas de page) ce brave Monsieur Auxcrinier (et toute sa smala) n’est pas gâté physiquement si on en croit Hugo … J’ai adoré revisiter l’exil de Victor Hugo avec la tribu Auxcrinier, suivre les péripéties de la vie sur l’ile. C’est qu’être le fan N°1 d’un auteur n’est ps de tout repos… Il faut faire preuve de beaucoup d’imagination, de persévérance, de dissimulation, de patience et de constance pour espionner et vivre dans l’ombre d’un grand homme, et tout faire pour être à son image sans qu’il s’en aperçoive.
Extraits :
Ils se levèrent et sortirent en silence, abandonnant une partie de leurs rêves aux poupées de biscuit qui trônaient sur les étagères, dans des robes multicolores, un sourire éternel sur leurs lèvres peintes.
Les Anglais pratiquent la discrétion comme leur plus ancienne tradition
Savez-vous que cet homme s’attire non seulement les sympathies de tous les ennemis politiques de la France, les anarchistes, les socialistes, les révolutionnaires de tous bords, mais aussi des femmes ! Mais oui ! Il promène ses maîtresses avec ostentation ! Il se trouve à la tête d’un véritable harem de houris déchaînées!
Méfiez-vous : le calme précède la tempête ! Attendez-vous à voir des changements radicaux se produire, dès lors que le loup terroriste est entré dans la bergerie anglo-normande ! Je vous le prédis !
Hugo et ses amis, à peine expulsés de Jersey, commencent déjà à saupoudrer de sel le pain bis des Guernesiais !
Bien qu’issu d’un milieu bourgeois, il s’obstine à se faire raser par le barbier du coin, ce qui lui donne l’air d’un workman, d’un ouvrier ! Il est de mauvaises mœurs ! Il est républicain ! Il attaque la peine de mort ! Il ne respecte rien ! Il va jusqu’à dire « monsieur » à un milord ! Il n’est pas anglican, ni protestant, ni même catholique, méthodiste, wesleyen, mormon, juif, que sais-je? Bref, il est athée ! Comme Voltaire ! Et vous n’êtes pas sans savoir que ce nom, dans l’archipel, est utilisé comme synonyme des mots « diable » ou « démon » ! De plus, il est français ! Que peut-on imaginer de pire pour un Anglais ? En vérité, je vous l’affirme, et pour utiliser leur vocabulaire, les Guernesiais vont le trouver « shocking », « excentric », « improper » !
Les paroles, telles des fantômes lumineux, planèrent un moment sur la pièce.
Guernesey était un monde à l’image de Dieu : tout le bien se trouvait d’un côté, tout le mal de l’autre.
Flaubert et Baudelaire! s’écria Toulouse.
– Parfaitement ! Deux apôtres de la sédition en littérature ! Qu’y a-t-il de plus dangereux, pernicieux, sournois, qu’un roman ou qu’un recueil de poésie? Tout mielleux et inoffensif en apparence, mais entièrement voué à la contestation et au vice !
Hugo est en train de construire une internationale de l’agitation artistique, Sand et Delacroix en tête !
La grâce impériale, c’est ce désir de rapprochement que ressent le jaguar pour le mouton.
– J’ignore s’il sera comme un coq en pâte, dit Toulouse, mais pour le moment il est déjà le dindon de la farce !
Il n’y a plus de valeurs morales, au dix-neuvième siècle. Voilà où mène la littérature !
Il faudra bien que le XIXe siècle comprenne qu’on n’a pas le droit d’ôter la vie à son semblable !
J’ai eu comme une éclipse de mémoire. Le médecin a insisté pour que je vienne me reposer quelques mois dans mon île. Habiter, c’est vouloir être : ici, j’ai l’impression de me rassembler, je me déploie, je renais.
En savoir plus sur Hugo et son exil : https://www.franceculture.fr/litterature/victor-hugo-lexil-anglo-normand
Auxcriniers : Victor Hugo s’est inspiré d’une illustration représentant le dieu égyptien Bès dans L’Histoire de la caricature antique de Champfleury. Les variantes introduites se bornent aux mains et aux pieds palmés et aux yeux railleurs. Il y a ici adéquation entre le texte et le dessin placé à la fin du chapitre I, I, IV : « Les ignorants seuls ignorent que le plus grand danger des mers de la Manche, c’est le roi des Auxcriniers. Pas de personnage marin plus redoutable. Qui l’a vu fait naufrage entre Saint-Michel et l’autre. Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. […]. Une tête massive en bas et étroite en haut, un corps trapu, un ventre visqueux et difforme, des nodosités sur le crâne, de courtes jambes, de longs bras, pour pieds des nageoires, pour mains des griffes, un large visage vert, tel est ce roi. Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. Qu’on imagine un poisson qui est un spectre, et qui a une figure d’homme. Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. En attendant il est sinistre. Rien n’est moins rassurant que de l’apercevoir. On entrevoit, au-dessus des lames et des houles, derrière les épaisseurs de la brume, un linéament qui est un être ; un front bas, un nez camard, des oreilles plates, une bouche démesurée où il manque des dents, un rictus glauque, des sourcils en chevrons, et de gros yeux gais. Il est rouge quand l’éclair est livide, et blafard quand l’éclair est pourpre. Il a une barbe ruisselante et rigide qui s’étale, coupée carrément, sur une membrane en forme de pèlerine, laquelle est ornée de quatorze coquilles, sept par-devant et sept par-derrière. Ces coquilles sont extraordinaires pour ceux qui se connaissent en coquilles. Le Roi des Auxcriniers n’est visible que dans la mer violente. Il est le baladin lugubre de la tempête. On voit sa forme s’ébaucher dans le brouillard, dans la rafale, dans la pluie. Son nombril est hideux. Une carapace de squames lui cache les côtés, comme ferait un gilet. Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées qui jaillissent sous la pression des souffles et se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier. Il se tient tout entier hors de l’écume, et, s’il y a à l’horizon des navires en détresse, blême dans l’ombre, la face éclairée de la lueur d’un vague sourire, l’air fou et terrible, il danse. C’est là une vilaine rencontre. »
Dans le manuscrit, ce texte est une addition du printemps 1865 au chapitre rédigé en juin 1864. C’est en février que naît sous la plume de Victor Hugo le nom d’Auxcriniers. (http://expositions.bnf.fr/hugo/grands/250.htm )