Enard, Mathias « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » (2010)
Editeur : Actes Sud | Parution : 18 Août 2010 – Prix Goncourt des Lycéens 2010
résumé : 13 mai 1506, un certain Michelangelo Buonarotti débarque à Constantinople. A Rome, il a laissé en plan le tombeau qu’il dessine pour Jules II, le pape guerrier et mauvais payeur. Il répond à l’invitation du Sultan qui veut lui confier la conception d’un pont sur la Corne d’Or, projet retiré à Léonard de Vinci. Urgence de la commande, tourbillon des rencontres, séductions et dangers de l’étrangeté byzantine, Michel-Ange, l’homme de la Renaissance, esquisse avec l’Orient un sublime rendez-vous manqué.
Mon avis : Une histoire certes.. mais des images… un sculpteur, un poète, un monde ou courbes et lignes se mêlent.. un texte poétique.. une ode à l’amour, à l’Orient, à la sensualité.. Toute la peur qui se cache derrière l’artiste… la fragilité et les doutes, la fuite … sous le vernis de la gloire…. Magnifique. A lire pour la beauté du texte et de l’atmosphère qui se dégage du récit…
Extraits:
« La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l’aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants. » (p.9)
« Alors tu souffres, perdu dans un crépuscule infini, un pied dans le jour et l’autre dans la nuit. »(p.10)
« Cyprès lorsqu’il est debout, c’est un saule quand, penché sur le buveur, l’échanson incline le récipient d’où jaillit le liquide noir aux reflets rouges » (p.47)
« Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Il s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d’éléphants et d’êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t ‘aimeront ; ils feront de toi l’égal d’un dieu. Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n’est qu’un voile parfumé cachant l’éternelle douleur de la nuit. »(p.66)
« Prends un peu de ma beauté, du parfum de ma peau. On te l’offre. Ce ne sera ni une trahison, ni un serment; ni une défaite, ni une victoire. Juste deux mains s’emprisonnant, comme des lèvres se pressent sans s’unir jamais. » (p.31)
« Il scrute la nuit et inspire désespérément, comme pour avaler de la lumière » ( p. 81)
« Il ne sait lequel de leurs deux pouls il sent battre si fort à travers ses doigts. » (p.95)
« Si tu ne me touches pas tu resteras le même. Tu n’auras rencontré personne. Enfermé dans ton monde tu ne vois que des ombres, des formes incomplètes, des territoires à conquérir. Chaque jour te pousse vers le suivant sans que tu ne saches l’habiter vraiment. » (p.110)
« Souvent on souhaite la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé, revenir sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s’efforce de retrouver les sons restés dans la gorge, la caresse que l’on n’a pas osé donner, le serrement de poitrine disparu à jamais. » (p.127)
« Cette frontière que tu traces en te retournant, comme une ligne avec un bâton dans le sable, on l’effacera un jour ; un jour toi-même tu laisseras aller au présent, même si c’est dans la mort. » (p.128)
« …tu oublieras ; tu auras beau couvrir les murs de nos visages, nos traits s’effaceront peu à peu. Les ponts sont de belles choses, pourvu qu’ils durent ; tout est périssable. Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t’attendent. » (p.128)
« Des forces nous tirent, nous manipulent dans le noir; nous résistons. J’ai résisté. Peut-être la dernière barrière sera-t-elle la peur, le souvenir de ta main qui me caresse doucement comme si elle découvrait le tronc d’un arbre inconnu. » (p.132)
« l’abandon des mains que la vie n’a pas laissé prendre, des visages qu’on ne caressera plus, des ponts qu’on a pas encore tendus » (p.152)