Olmi Véronique «La nuit en vérité » (08/2013)

Olmi Véronique «La nuit en vérité » (08/2013)

Résume de l’éditeur : « Et se regarder nu, face au miroir, jamais il ne le ferait, jamais il ne serait ce garçon qui en lui faisant face lui ferait honte. Enzo ne voulait pas être son ennemi. Il voulait aimer le jour, la nuit, la peur, Liouba, et lui-même si c’était possible. » À travers la relation forte et fragile entre une mère trop jeune et un fils au seuil de l’adolescence qui vivent chacun à leur façon l’expérience de l’exclusion et de la détresse intérieure, Véronique Olmi renoue avec la tension narrative de Bord de mer, cette amplitude romanesque où la retenue, l’émotion et la brutalité forment une ronde parfaite.

Mon avis: Premier livre que je lis de Véronique Olmi. Il est certain que je vais en lire d’autres. J’aime beaucoup sa façon d’écrire. Il est incontestable que je me suis attaché à ces deux êtres marginalisés par la société. Deux solitudes fusionnelles qui évoluent côte à côte, et qui pour ne pas se blesser se cachent leur vérité. Pour faire bien, sa maman, femme de ménage qui se refuse à accepter d’où elle vient (mais d’où vient-elle ?) fait en sorte que son fils puisse fréquenter un collège prestigieux pour les gens bien. Quelle erreur… ce petit gros deviendra la tête de turc du collège. Il fera tout pour le cacher à sa mère. Elle, mère très jeune, veut continuer à être jeune… Et sa façon de s’habiller fait honte à son fils. Un livre sur les non-dits, sur la différence, sur la difficulté d’intégration. Un livre aussi sur la force de reconstruction de ce jeune de 12 ans, qui ne se laissera pas détruire intérieurement. Un livre tout en pudeur. Le jeune garçon va s’identifier à un soldat dans les tranchées pour mener son combat, pour sortir debout de son cauchemar. Il recherchera ses racines, et ne pliera pas devant ceux qui veulent le voir ramper. Un livre ou les étoiles brillent la nuit et qui finit sur une note d’espoir…

Extraits:

« Leurs rires devant ses pieds frétillants et dansotants étaient déjà anciens, et disparus, ne perdurant dans aucune mémoire, même le film sur le téléphone portable n’avait ni réalité ni consistance. Leur vie était en retard. Comme la lumière d’une étoile. On la reçoit quand c’est déjà fini. Over. Terminé. Mort. »

« Et si Enzo lui-même parvenait à oublier cet instant, sa honte, sa douleur, les crampes dans ses pieds virevoltants, si Enzo parvenait à oublier son envie de pleurer et sa lassitude du collège, du groupe, de la gymnastique, s’il parvenait à effacer cela de sa mémoire, alors ce serait réellement fini. »

« Encore une fois, on pouvait faire bien des choses avec cette foutue réalité, on pouvait l’embellir, comme dans les romans, et le pire était qu’elle se laissait faire à un point étonnant. »

« Les rafales venaient taper contre la vitre, elles tenaient leur mug des deux mains, c’était bon de n’avoir rien de plus important en tête que le temps qu’il faisait, et qui était le même pour tous, sans injustice. »

« Elle le regardait non pas comme s’ils avaient été à quelques centimètres l’un de l’autre, sur la petite table en bois usé de l’immense cuisine, non, elle le regardait comme un objet qu’elle aurait posé sur une étagère, un tableau qu’elle aurait cloué au mur et dont elle évaluerait l’effet esthétique. Elle était dissociée de lui. C’était la première fois. »

Oui, il fallait qu’Enzo pense à ce qu’il aimait pour s’endormir, y pense avec acharnement, comme agrippé au rebord de la nuit. Est-ce que tout le monde faisait ça ? Est-ce que la nuit était la même pour tous ?

« La nuit, Enzo avait un corps flottant, trop sensible, un esprit décuplé… Comment expliquer ça ? La nuit murmurait des choses invisibles à l’enfant, c’était comme un souffle, il le ressentait, présent et mouvant, cela avait la forme d’un petit nuage. À qui aurait-il pu dire cela : la nuit, ça souffle et ça fait peur. »

« Liouba ne lui avait jamais parlé de son père. Pas une remarque, une allusion, et ce n’était pas une absence, c’était un blanc. »

« Tous les matins on franchit des grilles, des portes, des tourniquets, tous les matins on va quelque part, mais qui en a envie ? Les élèves du collège semblaient en avoir envie. »

« … il disait qu’il avait « besoin de ce bordel, vous savez Lila, enfin non vous ne savez pas, mais une maison, un appartement, c’est un peu notre cerveau, si, si, eh bien moi, j’ai besoin de mon petit coin de bordel… On pourrait appeler ça mon inconscient, vous n’aimeriez pas nettoyer mon inconscient, Lila, n’est-ce pas ? »

« Les titres des romans faisaient rêver : Le Vagabond des étoiles, Souvenirs de la maison des morts, Illusions perdues, London, Dostoïevski, Balzac… Une bibliothèque est bien plus cosmopolite qu’un salon, se disait Enzo, elle est aussi plus difficile à ranger, et la nuit, bien plus mystérieuse qu’un tapis afghan. »

« Les plus grands héros de la littérature endormis les uns contre les autres, leur souffle dans les livres fermés, les heures, les mois et les années d’écriture des auteurs qui s’étaient assis comme des élèves, chaque matin, le crayon à la main, le cahier raturé, les pages déchirées, le soin de Maupassant à décrire la tristesse d’une femme, la concentration de Dostoïevski pour se rappeler l’odeur exacte des bains des forçats, tous ces livres debout derrière des vitres que sa mère n’avait pas le droit de toucher, et pourtant l’enfant le savait : Liouba était digne de Balzac, de Flaubert, de Tolstoï et de Maupassant, il ne les avait pas tous lus, mais de toute façon il avait rendez-vous avec eux, et cette promesse lui gonflait le cœur, il aimait savoir qu’il était ignorant de récits qui allaient bouleverser sa vie, la changer peut-être. «

« Il aimait les toucher, les regarder, tout comme il aimait dans Paris imaginer le mélange d’une foule de Parisiens morts, vivants, et pas encore nés. Brouiller les cartes du temps et de l’espace était grisant et pas plus fou que de ranger les générations dans l’ordre, de penser qu’on se suivait tous à la queue leu leu avec résignation, comment croire ça alors que l’univers était engagé dans un chaos commencé depuis des milliards d’années et que lui seul menait la danse ? »

La nuit eut pitié de lui et retint les mauvais rêves, elle posa sur l’enfant une main si légère et pourtant si tendre que les heures qui le menèrent au jour furent liées entre elles sans heurt ni interruption, un joli bouquet d’insouciance.

Il avait déplacé des objets, changé les draps, ouvert la fenêtre, et après ? Il avait regardé des gens irréels à la télé et appris qu’il ne venait de nulle part, que sa mère avait une mémoire aussi vide qu’un iPod tout neuf.

Et il continuerait à porter des survêtements noirs, il continuerait à être gros, et dans deux jours on serait lundi matin. Est-ce que c’était possible ? Que la terre tourne autour du soleil, que le printemps soit là et que lui ne puisse rien faire bouger d’autre qu’un vieux lit à barreaux ? Le big bang retentissait encore et lui se déplaçait seulement d’une chambre trop petite à un débarras glacé ?

Mais qu’est-ce qu’il faisait là, le fils de personne ? Pourquoi venait-il s’enfermer dans cette chambre placard, fouillis, bordel, pleine d’affaires qui appartenaient à d’autres, racontaient les histoires des autres, comme les livres qu’il lisait, les autres, toujours les autres, morts ou vivants, et après ?

Il ne faut pas que je pense à ça, sans quoi je vais vraiment devenir fou, déjà que je le suis un peu, je le sais. Le souffle de la nuit ne s’adresse pas aux gens sérieux, il vient visiter les crânes fracassés qui laissent passer les courants d’air.

Pourtant, Enzo le savait, le temps n’était pas cette ligne droite et inflexible, parfois il passait vite, parfois il n’en finissait pas, parfois on disait « J’ai pas vu passer l’heure », et alors ? Où était-elle cette heure ? Bien sûr elle avait été inscrite sur les montres, mais si on ne regardait pas sa montre, qu’est-ce qui se passait ? Si on la niait ? Si on la snobait ? Si, au contraire, on piochait ailleurs, dans les heures de la nuit, que beaucoup ignorent ? Si on perdait la notion du temps, qui s’en vengerait ? Une heure perdue était irrattrapable, alors, pourquoi ne pas tenter de perdre celle qui ouvrait la semaine au collège ? Parce que tu es un idiot, se disait Enzo, elle s’en fout cette heure-là, le lundi a d’autres heures en réserve, qui vont suivre, te poursuivre et t’assommer, et en cinquième, en quatrième et en troisième, il y aura encore une ribambelle de lundis matin 8 heures.

« Son cœur ressemblait à une grenade non dégoupillée, alors que lui voulait exploser et vivre vite et fort, unir son énergie à la lumière et ramener des bulletins qui feraient rougir sa mère de plaisir, la petite Liouba Popov qui depuis douze ans suivait un stage de « bonne mère », une formation à domicile de jour comme de nuit. «

« Où étaient donc passées les étoiles ? Soi-disant qu’elles brillent aussi en plein jour, mais moi je ne les vois pas, c’est la nuit que tout s’éclaire, c’est la nuit que je voudrais vivre, pensa Enzo, la nuit je comprends tout. »

« Il existait toujours. Il regarda le ciel posé au-dessus de la cour, mais il était haut, indifférent, sans nuages ni sillons d’avions, un ciel pâle qui s’était détaché de la terre, un ciel qui les avait abandonnés. »

« Il mit ses bras sur le dessin pour le lui cacher. Elle avait raison : demain elle ne serait pas exactement la même. Lui non plus. Ils vieillissaient de seconde en seconde. Ils apprenaient des choses et en oubliaient d’autres. Le présent devenait le passé, le futur mourait à peine atteint, et c’est comme cela qu’on se retrouvait chaque matin aux portes des collèges. La vie vous prenait dans un courant si violent que parfois on oubliait de la regarder, on ne résistait pas à la vitesse du temps. »

« La nuit était silencieuse mais ils étaient nombreux à ne pas dormir et à se sentir posés injustement dans un monde parallèle dont ils ne savaient trop quoi faire. Comment se rendormir ? Comment, surtout, ne pas se mettre à réfléchir, et se concentrer sur le « je ne pense à rien », sans que cette pensée, justement, vous tienne éveillé ? Alors commençait la nuit blanche, qui n’avait rien de lumineux. »

« Il ferma les yeux. Maintenant qu’il était l’heure de se lever, il se sentait prêt à glisser dans le sommeil comme sur une pente douce, des bras immenses, oh c’était bon, il tombait dans ces bras-là, la fatigue s’échappait de lui, il respirait sur un nuage. »

« Mais à la façon dont elle décida de décrocher les rideaux, alors qu’elle avait fini sa journée depuis longtemps, il sut que toute tentative de rapprochement était inutile. Il n’osa même pas lui faire remarquer que non seulement les rideaux étaient propres, mais aussi qu’à force de les passer en machine, leur couleur avait disparu. Cet appartement n’était pas lavé. Il était délavé. Elle n’en prenait pas soin, elle l’assassinait. Et pour la première fois il se dit que peut-être elle avait conscience de tout ça, que peut-être elle le faisait exprès. »

« – On croit que les choses sont loin, quand elles sont dans les livres… Enfin, je parle pour moi évidemment, toi… je te dirais que Victor Hugo te demande au téléphone, tu le croirais. Mais moi sitôt qu’une chose est dans un livre, j’ai l’impression qu’elle est loin. – Je comprends. – Tu comprends quoi ? – Dans un livre c’est comme si elle était déjà finie, cette chose. – Non. C’est pas ça, tu comprends pas. C’est comme si elle était enfermée. Voilà. – C’est bien pour ça qu’on les ouvre les livres, m’man. – Fais pas ton philosophe. »

« Ce qu’il lui transmettait. On fait comment, la nuit d’avant ? demanda Enzo. Nul ne lui répondit et il comprit que la nuit d’avant était celle de la solitude. Demain matin ne s’adresse qu’à vous, la peur c’est la vôtre. La nuit s’avance pour mieux laisser place au jour, le grand jour qui se lève, clair et transparent comme la trahison. »

« Il décida de ne pas se soustraire au combat. Il fit les gestes rituels, toilette et petit déjeuner, odeur de savon, fenêtre ouverte et danse de la poussière dans les rayons du soleil, danse des oiseaux dans les arbres, danse du lait versé dans le bol, danse des grands draps secoués, paupières qui se lèvent, portes qui s’ouvrent, poulies d’ascenseur, fracas des rideaux de fer. »

« Il y avait dans cette latence un respect solennel, on aurait dit que la vie, par égard pour le martyre d’Enzo, retenait son souffle. Les heures passèrent différemment. Car cela n’avait plus d’importance. Car cela eût été ridicule : se demander l’heure qu’il était, le jour, le mois, l’année. C’était le temps de la souffrance. Celle qui habite et recouvre le monde avec constance, sans jamais dévier. »

« Il n’essuyait pas le lait qui lui coulait sur le menton, la confiture qui collait à ses doigts. Dehors un soleil métallique avait envahi le ciel noir, les nuages passaient en convois, et l’alternance de la chaleur et du froid donnait au jour une couleur incertaine. »

Il n’y avait plus personne là-dedans, à part les patrons, ce qui n’était vraiment pas grand-chose, ce qui n’était rien à la vérité, étrange comme certains êtres ont peu de poids alors que d’autres semblent contenir la vie tout entière.

« Enzo tira un peu sur le joint, s’allongea et dit qu’il avait pas mal de sortilèges à briser, puis il rit de cette façon qu’il avait de parler maintenant, comme un mec lucide, un peu blasé, il rit tellement que les étoiles à travers ses larmes semblaient des perles prêtes à tomber. »

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