Lucarelli, Carlo « Almost blue » (2001)

Lucarelli, Carlo « Almost blue » (2001)

Auteur : Carlo Lucarelli (né le 26 octobre 1960 à Parme) est un écrivain, scénariste, journaliste et animateur télévisé italien qui vit dans la province de Bologne. Il est connu essentiellement pour ses romans policiers mettant en scène le commissaire De Luca et les inspecteurs Coliandro et Grazia Negro. – il est aussi auteur de comédies, metteur en scène de vidéo-clips, scénariste de bandes dessinées, chroniqueur de romans noirs et cofondateur du Groupe 13, qui réunit quelques-uns des meilleurs écrivains de romans noirs italiens.

Série : L’ispettore Grazia Negro : Lupo mannaro – Almost blue – Un giorno dopo l’altro (Einaudi – 2013 – 520 pages – en italien) : Trois romans magistraux, dans lesquels aucune vérité ne semble tenir la route et où toute certitude est renversée. Trois enquêtes qui ont donné naissance au détective le plus coriace du noir italien. Sur les traces de ces trois tueurs en série « animaux » une femme, d’apparence fragile mais déterminée: Grazia Negro.
Série :  Commissaire De Luca : Carte blanche, suivi de L’été trouble (1999)  et Via delle Oche (1999) – Une affaire italienne (2021)
Autres Romans – Phalange armée (1996), Almost blue (1997), Le jour du loup (1997), Guernica (1998),  , L’Île de l’Ange déchu (2002), Laura de Rimini (2003 Loup-garou (2003), La Huitième vibration (2008), Albergo Italia (2016), Le Temps des hyènes (2018)

Gallimard, La Noire – 15.05.2001 – 202 pages (paru en 1997 chez Einaudi, dont la traduction française a été publiée en 2001 par Gallimard)

Résumé : Simon, l’aveugle, « sent » et scrute la vie de Bologne la nuit, reconstituant sa propre géographie du monde à travers les scanners sur lesquels il est branché : taxis de nuit, voitures de police, CB de routiers, téléphones portables. Il reconnaît les voix, attribue à chacune une personnalité, une couleur : une voix douce et chaude sera bleue, une voix âcre et rude rouge, etc. Grazia, une jeune inspectrice, enquête sur des crimes en série qui sèment la panique à Bologne.
L’assassin opère dans le milieu étudiant. Il est insaisissable : il tue ses victimes chez elles, les laisse entièrement nues et horriblement mutilées. Mais l’ordinateur révèle que chaque nouvelle victime dont la mort remonte à plusieurs mois ou à plusieurs années est en fait « la même » que la précédente. La jeune femme comprend que l’assassin est un loup-garou, un « iguane » qui chaque fois prend la peau de sa dernière victime…
En dépit de ses transformations, une seule personne dans la ville est capable d’identifier l’iguane à la voix verte : Simon l’aveugle…

Mon avis : Cela faisait un moment que je voulais lire cet auteur. Je vous le dis tout de suite : je ne vais pas m’arrêter là. Une jeune inspectrice, femme, qui doit se battre pour être autre chose qu’une dame et être considérée comme une inspectrice. Et quelle inspectrice ! déterminée et intuitive ! Grazia – envoyée de Rome – parvient à faire le lien entre plusieurs meurtres et en déduit qu’un tueur en série sévit à Bologne et qu’il attaque aux étudiants. Trois personnages principaux – même quatre si on compte la ville de Bologne : l’inspectrice Grazia, Simone, le jeune aveugle et l’Iguane, le tueur. C’est un roman sur la solitude aussi. Les trois protagonistes principaux, tous introvertis, sont emmurés dans leur condition sociale, dans une vie où ils sont seuls – ou presque. Simone est isolé du fait de sa cécité, l’Iguane a été livré à lui-même dès l’enfance, Grazia est seule femme dans un environnement machiste.
Grazia : jeune femme mal dans sa peau et seule dans un monde d’hommes cherche à faire entendre sa voix et ses convictions. Sa voix « bleue » va mettre Simone en confiance et il va la contacter suite à un appel à témoins sur les ondes… Car les voix ont des tonalités, des couleurs… elles peuvent être bleues, mais aussi rouges, jaunes, violettes, roses (comme celle de Piaf) et même vertes…
Simone :  jeune non-voyant qui passe son temps à utiliser un scanner radio et à écouter ce qui se passe sur les ondes de la ville. Il ne voit personne à part sa mère et son monde est fait de sons, de couleurs, d’odeurs. Pour lui les couleurs ont des formes, des significations, des sonorités et son monde m’a totalement conquise ; la musique aussi fait partie de ses repères. D’ailleurs le titre du roman fait référence au morceau Almost Blue de Chet Baker, lui-même inspiré du morceau éponyme de Elvis Costello. Pour lui la musique est principalement le jazz. C’est un personnage fascinant, qui bien que non voyant, perçoit les êtres mieux que les voyants.
L’Iguane : lui sa musique, c’est du Metal, de la musique violente ; à l’image de sa vie ; abandonné par sa mère, élevé à la dure dans des institutions qui sont tout sauf à même de prodiguer de la tendresse ou de l’attention, et qui va devenir psychotique par la force des choses…
« Presque bleu » est un excellent « giallo » italien.  Une écriture incisive, pas de temps morts, une ambiance particulière, un hommage aux cinq sens et à la musique.
Par chance j’ai la possibilité de pouvoir lire le roman qui précède « Lupo mannaro » ( Loup-garou) en version originale (je ne crois pas qu’il soit traduit) et je vais m’y plonger immédiatement…

Extraits :

Même les couleurs pour moi ont une autre signification. Elles ont une voix les couleurs, un son, comme toutes les choses. Un bruit qui les distingue et que je peux reconnaître. Et comprendre. Le bleu, par exemple, avec ce l au milieu, c’est la couleur du lait, des loups et des libellules. Les vases, les venelles et les vaches sont violets et le jaune est la couleur aiguë d’un jappement. Et le noir, je n’arrive pas à l’imaginer mais je sais que c’est la couleur de nulle part, du néant, du vide. Mais ce n’est pas seulement une question d’assonance. Il y a des couleurs qui pour moi signifient quelque chose par l’idée qu’elles contiennent. Par le bruit de l’idée qu’elles contiennent. Le vert, par exemple, avec ce rtraînant qui accroche, démange et écorche la peau, c’est la couleur d’une chose qui brûle, comme le soleil. Toutes les couleurs qui commencent par b, au contraire, sont belles. Comme le blanc ou le blond. Ou le bleu, qui est très beau. Pour moi, par exemple, un belle fille, pour être très belle, devrait avoir la peau blanche et les cheveux blonds.

La caisse de la batterie, le tom et les cymbales circulent à toute allure dans ma tête comme la langue d’un reptile, la guitare est une rafale électrique de pluie, la basse un tonnerre hystérique qui roule de plus en plus près et la voix est un éclair qui traverse le ciel comme un hurlement funeste.

La sourdine étouffe les notes de la trompette, les dilate comme de la gaze et au milieu s’accroche le rythme bas et constant et intemporel des synthèses vocales.

Ron Carter. Une contrebasse tordue et dissonante qui arrive à l’improviste. D’habitude c’est très beau, violet tirant sur le bleu mais aujourd’hui elle s’emmêle à la voix de la synthèse vocale et devient verte.

« J’écoute.
Voix jaune, aiguë, liquide et collée avec des syllabes qui s’allongent, liées les unes aux autres.
Voix rouge, grosse et pleine. Basse et grasse. Épaisse.
Voix bleue, avec des z qui s’égrènent et se fondent, ronflent et se fanent jusqu’à devenir presque des esse.
Voix orange, âpre comme du citron, âpre comme une orange quand elle crispe les glandes et brûle, dure, derrière les mâchoires.
Voix violette, voilée et fastidieuse, lancinante comme un peu de fièvre, juste un peu, qui vibre dans les os et ne s’en va pas.
Voix rose, légère et sifflante, qui traîne un peu au fond de la gorge et glisse doucement hors de la bouche, comme si elle se collait, lentement, entre les lèvres. »

La couleur d’une voix est donnée par la respiration de la personne. Par la puissance de cette respiration. Si elle est basse alors elle est humble, triste, anxieuse, implorante. Si elle est haute elle est sincère, ironique ou débonnaire. Si elle est plate elle est indifférente ou définitive. Si elle est forte, d’un seul jet, elle est menaçante, vulgaire ou violente. Si elle monte et descend et s’arrondit sur les bords, elle est affectueuse, malicieuse ou sensuelle.

Je voulais dire que je me tiens à l’écart comme un scorpion caché sous une pierre, toujours prêt à me défendre de tout et de tous. Je blesse pour ne pas être blessé. Quelquefois, pourtant, je me sens seul.

J’ai rêvé d’elle comme je rêve des choses, ondes de chaleur vigoureuses qui glissent sur moi, sur mon visage et mes doigts. Odeurs qui s’enroulent et tournent autour de moi. Saveurs aussi, dans lesquelles je me déplace et que je peux prendre et serrer dans les mains. Mais surtout les sons, le son de sa voix bleue qui fond lentement dans ma tête, comme de la neige gardée dans la paume de la main. Mais pas froide, chaude. Et douce sur la langue. Et dans les narines cette odeur de fer et de fumée, forte, ouverte et fraîche de certains matins à travers une grande fenêtre.

Il y a des rues, dans le centre de Bologne, qui ont une âme cachée et que tu ne peux voir que si quelqu’un te la montre.

 

 

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