Salvayre, Lydie – Pas pleurer (08.2014)

Salvayre, Lydie – Pas pleurer (08.2014)

Auteur : Née en 1946 d’un père Andalou et d’une mère catalane, réfugiés en France en février 1939, Lydie Salvayre passe son enfance à Auterive, près de Toulouse.

Après une Licence de Lettres modernes à l’Université de Toulouse, elle fait ses études de médecine à la Faculté de Médecine de Toulouse, puis son internat en Psychiatrie. Elle devient pédopsychiatre, et est Médecin Directeur du CMPP de Bagnolet pendant 15 ans. Lydie Salvayre est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans de nombreux pays et dont certains ont fait l’objet d’adaptations théâtrales.

La Déclaration (1990) est saluée par le Prix Hermès du premier roman, La Compagnie des spectres (1997) reçoit le prix Novembre (aujourd’hui prix Décembre), BW (2009) le prix François-Billetdoux et Pas pleurer (2014) a été récompensé par le prix Goncourt 2014. En 2017, elle publie «Tout homme est une nuit».

Résumé : Deux voix entrelacées. Celle, révoltée, de Georges Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole, qui dénonce la terreur exercée par les nationaux avec la bénédiction de l’Église catholique contre les « mauvais pauvres ». Son pamphlet, Les Grands Cimetières sous la lune, fera bientôt scandale. Celle, roborative, de Montse, mère de la narratrice et « mauvaise pauvre », qui, soixante-quinze ans après les événements, a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours radieux de l’insurrection libertaire par laquelle s’ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d’Espagne, jours que l’adolescente qu’elle était vécut avec candeur et allégresse dans son village de haute Catalogne. Deux paroles, deux visions qui résonnent étrangement avec notre présent, comme enchantées par l’art romanesque de Lydie Salvayre, entre violence et légèreté, entre brutalité et finesse, portées par une prose tantôt impeccable, tantôt joyeusement malmenée.

Analyse et  avis (étayé par l’écoute d’une interview de l’auteure) :

Lydie Salveyre, 66 ans, se souvient qu’elle est fille d’un couple de réfugiées espagnols contraints à l’exil. Elle est médecin psychiatre.

Elle nous propose ici un récit familial, entre le romanesque et le cocasse, sur fond de guerre d’Espagne. C’est un hommage à sa mère. Dans ce récit des voix se croisent. Sa mère « Montse » est réfugiée dans le Sud de la France. Elle nous raconte les années 36-37. En parallèle, le récit de l’écrivain français de droite, Georges Bernanos qui séjourne en Espagne en 36 et qui est effaré par les massacres et le rôle de l’Eglise. (« Les grands cimetières sous la lune »). Lydie Salveyre mêle l’humour aux événements les plus tragiques : par le style de son écriture, par le récit de sa mère, dans un français bien à elle. Comme le dit l’auteur, sa mère raconte l’année de ses 15 ans en Espagne en « fragnol ». Elle mélange les deux langues, combine les expressions idiomatiques « tombée à pic nommé », réinvente une langue orale. La façon de s’exprimer fait sourire mais sous le sourire, le tragique de la situation est très présent.

Sa mère, nonagénaire, se souvient de l’été 36 et ce qui est bouleversant est que c’est le seul souvenir qu’il lui reste. Pour elle ce fut un temps ou tout lui semblait possible..

Le roman est un roman mais aussi un livre « politique » tant par le sujet traité que par l’importance donnée à la langue ; la langue de sa mère nous étant restituée par L.S. Montse arrive en France en février 39. Elle ne parle pas un mot de français. Elle va créer son propre langage, avec moultes barbarismes. Comme tous les enfants d’immigrés qui veulent s’intégrer, L.S. aura honte de cette langue maltraitée qui est pour elle le signe de la non appartenance à la société, raison pour laquelle l’auteur fera tout pour parler mieux le français que les personnes dont c’est la langue maternelle. Dans ce roman, L.S. rend hommage au langage de sa mère ; elle retranscrit son fragnol, fait ainsi revivre par ses mots sa mère, son charabia poétique, drôle, inventif. Elle rend justice à sa mère qui a pris la liberté de se créer sa propre langue pour se rendre libre et vivante. Elle nous parle aussi de la souffrance de sa mère de ne pas parler un bon français et de se sentir exclue du monde (comme elle ne se sentait pas intégrée dans la famille de son mari du fait de sa différence de classe sociale) La langue de sa mère est une langue à elle. Ce n’est pas un mal dire ou un bien dire (référence à Céline) ; c’est un bien dire de l’esprit. Ce livre pose la question de l’intégration. La langue est-elle menacée ou vivifiée par les mots étrangers ? Cet apport, ce vent d’ailleurs, n’est-il pas nécessaire pour que la langue ne reste pas figée ? Ce français « encombré » est émouvant, il apporte la liberté et la façon de l’intégrer au récit transforme le « mal parlé » (raciste) en poésie. Le simple fait de raconter et de se battre avec la langue dénote le courage de la mère, qui sort de sa condition d’immigrée, se risque dans la langue, va à la rencontre du français. Elle va s’approprier des mots et des expressions qui lui plaisent, les arranger à sa sauce et c’est magnifique. D’ailleurs par moment la langue prend le dessus sur le récit et certains morceaux du texte pourraient être assimilés à une littérature de l’immigration ce qui est très peu fréquent en France. Le père lui, comme bon nombre d’immigrés, parlera toujours espagnol et restera habitant dans l’ile espagnole que l’on pourrait nommer « l’Espagne en France » et qui est l’une des caractéristiques de la non insertion. Pour en revenir à la langue « mixte », l’auteur fait référence à la littérature de Patrick Chamoiseau et l’intégration du créole dans la francophonie. Le poids politique de la langue dans l’intégration est bien présent ; la langue «dominante du pays » écarte de facto tous ceux qui ne la maitrisent pas. Il faut un sacré courage pour oser s’aventurer dans la langue, se l’approprier, la faire sienne, comme l’explorateur solitaire qui s’aventure en territoire étranger.

Hommage à sa mère donc et aussi à Bernanos et à son témoignage, Bernanos qui disait que le grand péril était que les gens soient instrumentalisés par la peur (rien n’a changé…)

Les souvenirs de sa mère sont déclenchés dans le livre par une scène vue au téléjournal ou Sarkozy apostrophe un syndicaliste. Cela fait ressurgir son passé… Le syndicaliste pauvre qui ne se soumet pas au système qui le détruit et le maltraite et qui soudain se révolte. A 15 ans, sa mère va soudain découvrir la liberté, l’amour aussi et vivre une révolution à la fois intime que collective.

Le 20 janvier 1939, Sa mère quitte son village, à pied ; c’est la fuite en direction de la France (la « retirada ») ; l’auteur évoque mais ne s’éternise pas sur cet exil forcé, ce voyage dramatique vers un nouvel univers. Elle ne decrit pas le camp d’Argelès-sur-mer, pas plus qu’elle se s’étend sur le camp d’internement de Mauzac. On voit dans la guerre d’Espagne la montée des nationalismes, du fanatisme religieux, la faiblesse de l’Europe ; d’ailleurs les Franquistes étaient les « nacionales », et ils défendaient le culte de la xénophobie, la défense de la nation pure de tout étranger, la défiance envers tout ce qui est différent.

Le titre « Pas pleurer » a été choisi par l’auteur par respect pour l’état d’esprit de sa mère. Toujours aller de l’avant, serrer les dents, prendre la vie à bras le corps, ne pas se complaire dans le malheur, pas de pathos.

Dans ce récit, le coté noir de Bernanos s’oppose au côté solaire de Montse ; et ces deux voix sont comme un pont jeté entre la terre de naissance et la terre d’accueil.

Mon avis : Un livre magnifique, qui prend aux tripes, qui m’a fait monter les larmes aux yeux plus d’une fois alors que je souriais . Peut-être me touche-t-il davantage du fait de mon origine espagnole ? Je ne sais pas.. A l’heure où je poste cet avis, le livre est en lice pour le Goncourt et le Renaudot (dans la deuxième sélection dans les deux cas ) … J’espère qu’il sera couronné.

 Extraits :

Plus doucement pour l’amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée

La guerre, ma chérie, est tombée à pic nommé.

On me dit qu’elle avançait comme un bateau, très droite et souple comme une

Elle souffre de troubles de la mémoire, et tous les événements qu’elle a vécus entre la guerre et aujourd’hui, elle en a oublié à tout jamais la trace. Mais elle garde absolument intacts les souvenirs de cet été 36 où eut lieu l’inimaginable, cet été 36 pendant lequel, dit-elle, elle découvrit la vie, et qui fut sans aucun doute l’unique aventure de son existence

Ce soir, je l’écoute encore remuer les cendres de sa jeunesse perdue

Il découvre alors des mots si neufs et si audacieux qu’ils transportent son âme de jeune homme. Des mots immenses, des mots ronflants, des mots brûlants, des mots sublimes, les mots d’un monde qui commence : révolution, liberté, fraternité, communautés, ces mots qui, accentués en espagnol sur la dernière syllabe, vous envoient immédiatement leur poing dans la figure

Montse sourit, et tout son être acquiesce secrètement aux mots que José sait mettre sur des choses muettes et qui lui ouvrent un monde inconnu et vaste comme une ville

DESPOTIQUE est un terme que José a ramené de Lérima (avec toute une collection de mots en -ique et en -on), pour lequel il a une nette prédilection.

Il faut que tu comprends qu’à cette époque-là, me dit ma mère, les racontages remplacent la télévision et que les villageois, dans leur appétit romantique de disgrâces et de drames, y trouvent matière à rêves et à inflammations.

L’Histoire ma chérie est faite de ces enfrontements, les plus cruels de tous et les plus infelices, et aucun des pères du village n’en est prémunisé, pas plus le père de Diego que celui de José, la justice immanente n’obédissant pas aux décrets de la justice des hommes (dit ma mère dans un français sophistiqué autant qu’énigmatique)

Il s’est figuré, je suis le roi des cons !, qu’être était plus qu’avoir

Elle qui s’était tant évertuée, depuis son arrivée en France, à corriger son accent espagnol, à parler un langage châtié et à soigner sa mise pour être toujours plus conforme à ce qu’elle pensait être le modèle français (se signalant par là même, dans sa trop stricte conformité, comme une étrangère), elle envoie valser dans ses vieux jours les petites conventions, langagières et autres

Schopenhauer déclara en son temps que la vérole et le nationalisme étaient les deux maux de son siècle, et que si l’on avait depuis longtemps guéri du premier, le deuxième restait incurable.

Que la vie a du goût ! Elle entend, pour la première fois de sa vie, des langues étrangères, c’est un plaisir de l’âme.

On peut donc tuer des hommes sans que leur mort occasionne le moindre sursaut de conscience, la moindre révolte ? On peut donc tuer des hommes comme on le fait des rats ? Sans en éprouver le moindre remords ? Et s’en flatter ? Mais dans quel égarement, dans quel délire faut-il avoir sombré pour qu’une « juste cause » autorise de telles horreurs ?

Le coup d’État franquiste mit ainsi debout un peuple qui ignorait sa propre force.

C’est un Français, ma chérie. Il récite des versos qui hablent de la mer. Il est beau comme un dieu

Elles rêvent de l’amour. Elles l’invoquent, elles l’appellent dans un tremblant espoir et toutes sortes d’exclamations. Du reste, elles sont amoureuses. Seul leur manque l’objet sur lequel fixer cet amour

Mais parce que, précisément, José est paysan, c’est-à-dire rompu à vaincre par le soc la terre aride, il sait bien que l’esprit ne vainc pas la matière, surtout si celle-ci prend la forme d’un fusil-mitrailleur MG34, il sait bien qu’on ne peut pas lutter avec trois pierres et un idéal fût-il sublime contre une armée surentraînée et pourvue de canons, panzers, bombardiers, chars d’assaut, pièces d’artillerie et autres engins hautement qualifiés dans la liquidation d’autrui

José ne peut plus fermer les yeux devant la vérité qu’il a tenue soigneusement écartée de son esprit et qui, soudain, gesticule, vocifère, et violemment l’apostrophe

Un régime de Terreur, écrit-il, est « un régime où le pouvoir juge licite et normal non seulement d’aggraver démesurément le caractère de certains délits dans le but de faire tomber les délinquants sous le coup de la loi martiale (le geste du poing fermé puni de mort), mais encore d’exterminer préventivement les individus dangereux, c’est-à-dire suspects de le devenir. »

L’un incarnait la poésie du cœur, l’autre la prose du réel, dis-je, poussée par mon goût immodéré des citations. Algo así, dit ma mère.

Rien de plus têtu, rien de plus tenace que l’espoir, surtout s’il est infondé, l’espoir est un chiendent.

si son idée de la révolution s’était entachée d’une ombre dont la surface ne cessait de s’épandre (moi : réduite à une peau de chagrin, ma mère : que cette expression est belle !), quelque chose en lui, de son rêve passé, refusait de mourir.

Montse l’aima dès la première seconde, entièrement, et pour toujours (pour les ignorants, cela s’appelle l’amour).

Il lui redit des mots qu’elle ne comprit pas, ou plutôt qu’elle comprit mais autrement que par leur sens (pour les ignorants, cela s’appelle la poésie).

Les jours passèrent, les règles ne venaient pas, et Montse dut admettre qu’elle était bel et bien embarazada, en espagnol le mot est plus parlant,

langage carré qui l’angoissait, elle n’aurait su dire pourquoi, un langage où les mots efficacité et organisation sortaient de sa bouche comme d’un pistolet

un homme dont elle savait qu’il lui était destiné et qu’elle aimait d’un amour égal au chagrin qui la dévastait.

Espérance morte. Hormis en rêve

Dès lors, il s’isola dans une tour d’orgueil, refusa de se mêler aux jeux de ceux qui l’avaient mortifié, préférant rester seul lors des récréations que risquer d’être malmené par le groupe, car il avait appris dès sa plus tendre enfance, tendre n’est pas le mot, dès sa petite enfance, à offrir le moins de prises possible aux chagrins et aux humiliations.

tout en eux reflétait la modestie de leur condition et l’héritage d’une pauvreté transmise intacte depuis des siècles.

elle demeurait des heures perdue dans ses pensées, si l’on peut appeler pensées ces idées floues qui vous traversent l’esprit comme des courants d’air, ces images fugitives, ces lambeaux épars, ces bribes qui ne laissent nulle trace.

Un jour que ma mère et moi regardions à la télévision Nadal jouer contre Federer et tirer convulsivement sur son short, ma mère se mit à inventorier en riant toutes les bizarreries de Diego, ses marottes tenaces, ses tics torturants, ses lubies étranges, et au premier rang de ses lubies, sa lubie de la propreté, une lubie en tous points DESPOTIQUE, qui l’amenait à se désinfecter les mains vingt-cinq fois par jour, à glisser un doigt maniaque sur son bureau pour y traquer la moindre poussière, à changer de chemise chaque matin, ce qui à l’époque relevait du trouble mental, et à se laver les pieds chaque soir que Dieu fait, le règlement d’alors stipulant un lavage hebdomadaire, voire mensuel, l’aversion devant les éléments aqueux étant regardée comme un signe indéniable de virilité, un hombre verdadero tiene los pies que huelen.

Il y a quelque chose, disait-il, de mille fois pire que la férocité des brutes, c’est la férocité des lâches.

Et il écrivit ceci : « Je ne me lasserai pas de répéter que nous pourrons entreprendre un jour ou l’autre l’épuration des Français sur le modèle de l’épuration espagnole, bénie par l’épiscopat…

cet été radieux que j’ai mis en sûreté dans ces lignes puisque les livres sont faits, aussi, pour cela. L’été radieux de ma mère, l’année lugubre de Bernanos dont le souvenir resta planté dans sa mémoire comme un couteau à ouvrir les yeux : deux scènes d’une même histoire, deux expériences, deux visions qui depuis quelques mois sont entrées dans mes nuits et mes jours, où, lentement, elles infusent.

De tous ses souvenirs, ma mère aura donc conservé le plus beau, vif comme une blessure. Tous les autres (à quelques exceptions, parmi lesquelles je compte ma naissance), effacés. Tout le pesant fardeau des souvenirs, effacé.

10 Replies to “Salvayre, Lydie – Pas pleurer (08.2014)”

  1. Un très bel avis, bien étayé qui donne vraiment envie de découvrir ce livre. Le sujet me plaît, l’immigration, l’intégration et au-delà de ça c’est la force, l’audace, le courage de ces gens qui quittent tout, leur terre, leur racine car il n’y a plus d’espoir et plus rien à attendre de leur pays.

    1. ah c’est un livre superbe! A la fois tendre et pugnace, grave et plein d’humour avec de plus une grande innovation au niveau de langue..

  2. Présentation pleine d’enthousiasme, lien plein d’actualité entre l’adolescence et le révolution.
    On ressent surtout l’amour de la langue, des mots qui forgent la personnalité et reflètent tel un journal intime un cheminement personnel et communautaire.
    Vivement le temps des vacances et la lecture …

  3. J’ai été prise par ce roman tellement vivant, on entend parler la mère, extraordinaire personne, on sent la honte de Bernanos devant les massacres perpétrés, encouragés ou tolérés par les catholiques, laïcs ou cléricaux.
    Sur le fond sombre de la guerre d’Espagne, Lydie Salvayre réussit l’exploit d’écrire un roman lumineux.
    Un Goncourt bien mérité.

  4. Ce livre est extrêmement touchant et nous fait pénétrer dans cette terrible période de l’histoire espagnole .Tous les jours je rends visite à une Montse qui s’appelle Marie ,pas Maria ,elle est catalane et fort âgée .Quelle période dramatique pour ceux qui l’ont vécu,mais les moments joyeux sont très présents .

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