Grames, Juliet « Les sept ou huit morts de Stella Fortuna » (2020)

Grames, Juliet « Les sept ou huit morts de Stella Fortuna » (2020)

Autrice : Juliet Grames est une autrice américaine, née à Hartford dans le Connecticut au sein d’une famille italo-américaine très unie. Elle travaille à New York en tant qu’éditrice depuis de nombreuses années. « Les Sept ou Huit Morts de Stella Fortuna » est son premier roman. Elle a grandi dans une famille italo-américaine très soudée. Éditrice de livres, elle a passé la dernière décennie chez Soho Press, où elle est éditrice associée et commissaire de l’empreinte Soho Crime.

Presses de la cité – 01.10.2020 – 576 pages Pocket – 07.10.2021 – 672 pages   The seven or eight deaths of stella fortuna 2019 – traduit par Caroline Bouet)

Résumé :

Une saga familiale ébouriffante qui nous fait vivre, sur près d’un siècle, l’histoire de l’immigration italienne en Amérique. Si Stella Fortuna veut dire « bonne étoile », alors la vie a un drôle de sens de l’humour. Car dans la famille Fortuna, tout le monde connaît l’histoire de la belle et insolente Stella, qui a refusé d’apprendre à cuisiner, a juré de ne jamais se marier, et a surtout échappé plus d’une fois à une mort certaine.
Depuis son enfance en Calabre, dans les années 1920, jusqu’à sa vie de femme en Amérique, son existence a été ponctuée de situations banales qui, mystérieusement, ont tourné au cauchemar. Stella a quand même été attaquée par une aubergine et éviscérée par des cochons, elle a failli périr noyée dans l’Atlantique et s’est pratiquement vidée de son sang. Pures coïncidences, œuvre d’un fantôme ivre de vengeance ou manifestations du mauvais œil ?
Une saga familiale ébouriffante, couvrant près d’un siècle et deux continents, où il est question de secrets, d’envoûtements et des liens du sang – et qui accomplit ce qu’aucune leçon sur l’immigration en Amérique ne pourrait faire en donnant chair à une femme que le temps et l’Histoire auraient ignorée.

Mon avis :

Une saga familiale comme je les aime. En cheffe de famille au début du roman, il y a la mère Assunta (même si le chef en titre est son mari Antonio mais dès le début du roman il est peu présent et c’est une bénédiction pour tout le monde ; malheureusement il va refaire surface… et reprendre sa place)  Et il y a les enfants d’Assunta.
Puis les enfants et les conjoints des enfants… Une saga familiale qui s’étend sur plus d’un siècle et que nous entraine de Calabre aux Amériques… car Assunta et ses enfants embarqueront sur le dernier bateau d’émigrants qui quitta l’Italie. C’est vivant, cela sent le vécu, c’est parfois drôle, parfois tragique, parfois agaçant… et cela retrace le parcours des italiens qui ont émigré aux Etats-Unis. Ils cherchaient à fuir la misère pour l’Eldorado, mais la réalité était bien différente de leurs attentes.
Stella est belle et indépendante ; elle a des idées bien arrêtées et s’il y a une chose qu’elle ne veut pas c’est se marier et avoir des enfants…  Mais Stella vit dans l’ombre d’un fantôme :  elle est née après la mort de sa sœur, qui était la première fille du couple Assunta-Antonio et porte le même prénom qu’elle… pas facile de prendre la place d’une morte…
Un monde de jalousie, de conflits larvés et jamais exprimés : entre les deux Stella – la vivante et la morte -, entre Tina et Stella, entre Stella et son père, entre les enfants et les parents…
Un roman qui baigne aussi dans la tradition calabraise. La mentalité calabraise est arrivée en Amérique avec la famille … Les traditions, les superstitions, le mal’oicch’ (mauvais œil), les légendes, les proverbes, la place des hommes et du père…

Mais je ne vous en dis pas plus et vous encourage à suivre la famille Fortuna dans ses aventures. Les personnages sont attachants et cela se lit facilement.
Et je me rends compte que plus a va et plus j’aime les grandes sagas familiales, les italiennes comme les autres…

Extraits :

La preuve du passage de ces conquérants se voit sur le visage des Calabrais, qui affiche tant de couleurs différentes, se perçoit dans leur langue et leur cuisine. Le paysage est parsemé de châteaux normands ainsi que de ruines de temples grecs construits trois siècles avant la naissance du Christ. Les Calabrais poursuivent leur chemin, imperturbables, parmi les vestiges laissés par les conquérants passés, car ils n’ont jamais été maîtres de leur terre natale.

Stella Fortuna est comme la plupart des femmes, en cela qu’on ne peut comprendre l’histoire de sa vie sans comprendre celle de sa mère.

I guai da pignata i sapa sulu a cucchjiara cchi c’è vota – « seule la cuillère qui touille connaît les problèmes de la marmite ».

Voilà le problème avec l’émigration – elle démantela le patriarcat. Parce que vraiment, pourquoi Assunta, ou n’importe quelle autre femme, aurait-elle eu besoin d’un mari alors qu’elle faisait tout, absolument tout, elle-même ?

La gourmandise ? La faim ? La curiosité ? En tant qu’adulte, elle savait que c’étaient ces trois choses qui motivaient le plus souvent ses actes.

Le mal’oicch’, l’expression calabraise pour désigner le Mauvais Œil, désigne l’atmosphère mauvaise générée par les rancœurs refoulées, une jalousie qui a le pouvoir de blesser, de rendre fou et même de tuer. Le mal’oicch’ est particulièrement dangereux pour les gens heureux, beaux ou riches, qui semblent souvent avoir une chance et une malchance incroyables à cause de toute cette jalousie, de cette invidia, accumulée autour d’eux.

La Méditerranée est le berceau de bien des religions anciennes et de cultures ethniques variées, mais les Berbères du Maghreb, les Sépharades d’Andalousie, les orthodoxes de Grèce, les musulmans de Turquie, les Arabes de Palestine et les catholiques du Mezzogiorno s’accordent tous sur le Mauvais Œil. À Ievoli, le mal’oicch’ était simple, sinistre, et on pouvait parfois l’éradiquer à coups de sorcellerie quasi chrétienne.

Une vie sans enfants était-elle une vie, pour une femme ? Assunta ne le saurait jamais puisqu’elle avait eu des enfants alors qu’elle-même n’était qu’une enfant.

Ou bien était-ce la jalousie d’un fantôme, qui chaque année était un peu plus oublié par les personnes aimées, alors que sa remplaçante brillait comme une étoile dans leurs cœurs ?

D’un point de vue taxonomique, nos arbres généalogiques sont vraiment stupéfiants, des cauchemars linnéens avec leurs racines pas assez nombreuses pour soutenir leurs troncs, et dans lesquels une lignée malsaine peut être mise en pagaille à cause de noms qui se recoupent.

Nous faisons comme si la virginité était tout, était l’unique atout d’une femme, alors qu’en réalité le seul critère vraiment important, c’est sa capacité de travail.

On dit que la guerre est un creuset où se forgent les hommes. Je m’aventurerai à dire qu’un creuset peut tout aussi bien forger un monstre qu’un homme. Certains hommes partent à la guerre et trouvent Dieu ; d’autres perdent Dieu à tout jamais.

Parfois, le pire aspect d’une mauvaise nouvelle n’est pas tant la mauvaise nouvelle en elle-même, mais le fait de devoir l’expliquer encore et encore, de devoir supporter les réactions de gens qui sont parfois bien intentionnés, qui font parfois juste semblant de l’être, ou qui parfois ne s’en donnent même pas la peine.

Mais comprendre le sens de ce « pour toujours » – voilà quelque chose dont votre cœur essaie de vous protéger.

Tu sais ce qu’on dit des hommes aux yeux bleus, dit Stella. Rien ne peut empêcher le diable de regarder ce qui se passe dehors.
— Ce sont des âneries superstitieuses. Tu sais bien que ça ne marche pas comme ça.

Stella n’était pas réellement suicidaire, jamais elle ne voulut mourir. Elle s’était trop battue contre la mort pour cela. Mais, nuance, elle regrettait souvent de devoir être en vie. Son existence actuelle était une réalisation perverse de sa plus grande peur.

 

Ce fut à cette période qu’une question s’immisça dans son esprit : À quoi ça sert, tout ça ? Bien sûr que cela ne servait jamais à rien mais, jusqu’à ce que vous vous posiez pour la première fois cette question, l’absence de sens n’est pas un problème.

Il n’y avait aucune possibilité de rédemption. Il n’y avait que le « plus jamais » qui ouvrait à présent bien des phrases.

Imaginez comme le petit cœur actinique du fantôme a dû se briser en regardant sa mère la remplacer par un autre bébé qui portait exactement le même nom, en la regardant ancrer ses espoirs maternels dans cette nouvelle fille belle et parfaite.

Je ne vous demande pas de croire aux esprits ou à une âme peut être exclue du paradis par son chagrin ou sa jalousie ; je ne vous demanderais pas de croire en quelque chose auquel moi-même je ne crois pas, et je ne crois en rien. Mais si nous disions que le pouvoir de la foi humaine est de rendre réelles des choses qui ne le sont pas – qu’en accordant du crédit à des entités imaginaires nous les autorisons à exercer un pouvoir sur nous, à prendre vie ? Parce que qu’est-ce que la foi, hormis une volonté de croire ?

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