Quay Tyson, Tiffany « Un profond sommeil » RL2022 – 400 pages
Autrice : Tiffany est originaire de Jackson, Mississippi. Après l’université, elle a travaillé pendant un bref passage comme journaliste dans le delta du Mississippi, où elle a reçu le prix Frank Allen du journalisme. Elle est récipiendaire de deux Heartland Emmy Awards, dont un pour avoir écrit pour une émission de télévision publique pour enfants. Elle est membre du corps professoral du Lighthouse Writers Workshop et a reçu le Beacon Award for Teaching Excellence en 2021. Elle vit actuellement à Denver, au Colorado. (Source Babelio)
Romans : The Past is Never and Three Rivers
Sonatine – 25.08.2022 – 400 pages – Traduit par Héloïse Esquié (Traducteur)
Résumé : » Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. »
White Forest, Mississippi. Cachée au milieu de la forêt, la carrière fascine autant qu’elle inquiète. On murmure que des esprits malveillants se dissimulent dans ses eaux profondes. Par une chaude journée d’été, Roberta et Willet bravent toutes les superstitions pour aller s’y baigner avec leur petite soeur, Pansy. En quête de baies et à la faveur d’un orage, ils s’éloignent de la carrière.Quand ils reviennent, Pansy a disparu. Quelques années plus tard, Roberta et Willet, qui n’ont jamais renoncé à retrouver leur soeur, suivent un indice qui les mène dans le sud de la Floride. C’est là, dans les troubles profondeurs des Everglades, qu’ils espèrent trouver la réponse à toutes leurs questions.
Tiffany Quay Tyson nous entraîne dans un voyage hanté au coeur des terres américaines. Des forêts obscures du delta du Mississippi jusqu’aux mangroves des Everglades, l’histoire tourmentée d’une famille fait écho à celle de toute une région, le sud des Etats-Unis, peuplée d’esclaves, de prêcheurs, d’assassins, de laissés-pour-compte, de monstres et de saints.
Quelque part entre Faulkner et True Detective, un roman sombre, envoûtant, inoubliable.
Mon avis : Merci à toutes les personnes qui ont attiré mon attention sur ce livre. J’au passé un excellent moment, sans que ce soit pour moi le coup de coeur. Toujours mon même souci.. si je ne m’attache pas au personnage… Et Bert a beau être un beau personnage, elle ne m’a pas frappée au coeur… Reste qu’elle fait partie des belles héroïnes comme je les aime. Roberta, Bert comme on l’appelle, ne va rien lâcher de ses convictions, va mettre son besoin de savoir plus haut que sa vie, va aller au bout de ses forces pour aller au bout de sa quête, envers et contre tout et tous.
Le seul personnage qui ait frappé à la porte de mon coeur est la grand-mère, Mamie Clem, qui sort du lot, et quand je dis lot.. c’est intentionnel… il y a beaucoup de personnages, ce qui noie un peu l’histoire.
Partons pour le Sud des Etats-Unis, cette région hantée, poursuivie par des croyances, par la haine, par les ségrégationnistes. Bienvenue sur les bords du Mississippi, dans le royaume des légendes, dans un univers propice aux disparitions. Quand la petite Pansy disparait, les recherches s’orientent dans plusieurs directions : est-ce une simple noyade? A-t-elle été enlevée ? Et si c’est le cas par qui ? Une créature de légende, un être des forêts, un individu quelconque? Son père?
C’est aussi une histoire familiale, une relation forte entre un frère – Willet – et une soeur – Bert – liés par la disparition de leur petite soeur alors qu’elle était sous leur garde. Une mère instable qui cesse de les considérer comme ses enfants quand sa ptet fille disparait, qui se retranche dans sa douleur et oublie tout le reste. Un père absent. C’est une relation forte entre une petite-fille et sa grand-mère. C’est l’importance des liens : doivent-ils être du sang pour être forts? L’amour n’est-il pas plus fort que la génétique? C’est la famille, c’est la recherche de la vérité. C’est l’importance des non-dits, des secrets. C’est l’abandon des enfants, le besoin d’appartenance, la solitude, la quête de soi, …
C’est aussi une analyse de l’esclavage depuis le début du XIXème siècle, des conditions de vie des femmes noires, des idées reçues, des traditions, des coutumes, des croyances ( existence du diable, le rouge-gorge qui vient chercher l’âme des défunts…) et c’est l’histoire de la haine, du racisme, toujours présent.
J’avais commencé ce livre juste après la lecture de la série « Blackwater » et je l’ai laissé avant de le reprendre.. en effet parfois il me semblait nager dans les mêmes eaux, verdâtres, avec des créatures issues des profondeurs… J’avais tellement aimé la série « Blackwater » que comparer avec ce roman avec ne pouvait que desservir Bert et les autres..
Plus les années passent et plus je lis avec bonheur la littérature américaine qui nous est révélée par les Editions Sonatine et Albin-Michel par sa Collection Terres d’Amérique
Extraits :
Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. William Faulkner, Requiem pour une nonne
Nous étions tous rassemblés et il n’y avait aucun moyen de me distinguer de toi ou de te distinguer de moi, pas moyen de séparer sœurs et frères, mères et pères, amis et ennemis. Il n’y avait pas de passé, pas d’avenir. Tout ce qui s’était un jour produit existait en un instant unique. Nous étions tous reliés.
Papa vivait dans le passé, dans un univers souterrain saumâtre, celui des légendes et de la tradition. Tout ce qui peut se passer en ce monde s’est déjà produit, nous disait-il. Il n’y a rien de nouveau.
D’après lui, on ne devrait jamais laisser naître un enfant dans un monde qui ne veut pas de lui.
C’est sous l’influence du peyotl que maman a lâché le nom de sa fleur préférée, la pensée, dans un fou rire, après avoir enfin accouché. Pansy. Le prénom est resté.
Il y avait de forts coups de tonnerre et la terre tremblait. Je m’étais déjà fait surprendre par le mauvais temps, mais c’était pire que tout ce que j’avais vu de ma vie. La pluie était si drue qu’on aurait cru pouvoir l’attraper par poignées. Les nuages gommaient complètement la lumière. Au moment où la foudre a zébré le ciel, il faisait aussi noir qu’en pleine nuit.
L’averse s’est calmée. Les trombes d’eau se sont changées en gouttelettes. Les nuages se sont dispersés et de tendres doigts de lumière ont commencé à percer dans le ciel. De la vapeur s’élevait des arbres, et la buée a dissipé mes peurs irrationnelles.
Ils surveillaient bien leurs enfants et leur expliquaient, à l’aide de contes, que la terre pouvait devenir maléfique. Ils les mettaient en garde, leur interdisant de jouer avec les galets gris de la carrière.
« Ce sont les pierres de Satan, disaient-ils. Ne volez pas le diable. »
Quand les choses vont de travers, les gens ont envie de se sentir utiles. Et ils sont curieux. Les tragédies aiguisent la curiosité de tous. Personne ne veut passer à côté de la découverte morbide.
On ne peut pas disqualifier une chose rien que parce qu’on ne peut pas la voir.
– Par exemple Dieu, ai-je dit.
– Par exemple le diable, a renchéri mamie Clem.
– Y a pas de diable, a dit Willet. Je suis pas convaincu de l’existence de Dieu, mais je sais avec certitude qu’il y a pas de diable. »
« Bien sûr que si, il existe, le diable. Faut juste que t’apprennes à le reconnaître. C’est pas une bête avec des cornes et des yeux incandescents. Il a la même apparence que toi, que moi, ou toute personne qu’il choisit.
Après tout, la mémoire, c’est une chose instable, et qui pouvait affirmer que la mienne était plus fiable que la sienne ?
Mais la superstition et les légendes populaires renferment plus de pouvoir que la science et la logique. L’inconnu se pare de mythe et de légende. Les fissures de l’univers physique se voient saupoudrées d’imaginaire : fantômes et diables, esprits et dieux. Les gens veulent des explications. Les gens veulent des réponses. Personne ne peut supporter l’incertitude de l’inconnu.
Il n’y a pas mieux que le delta, pour conduire. Vous pouvez accélérer et freiner brusquement sans crainte de heurter quelque chose ou quelqu’un sur ces routes droites, plates, désertes. La première fois qu’on prend vraiment de la vitesse et qu’on voit le blanc pointillé des champs de coton se changer en couverture floue, c’est comme si on roulait dans les nuages.
Les gens croient ce qu’on leur dit de croire.
Elle disait que ça la tenait éveillée, de parler, mais je crois qu’elle essayait de me communiquer quelque chose sur notre famille. Elle m’a parlé de la mort de ses parents, elle m’a raconté comment elle en était venue à travailler avec les mères et les bébés. J’adorais écouter ses histoires. J’avais l’impression qu’elles s’enracinaient profondément en moi et devenaient miennes.
La plupart du temps, je roulais en silence, mais quand le son de mes propres pensées devenait trop envahissant, j’allumais la radio pour me distraire.
J’ai arrêté la voiture au milieu d’une route déserte et je suis descendue regarder les étoiles. Je pensais à tous ces gens qui parlaient de lumières étranges et de visiteurs d’une autre planète. Qu’est-ce que ça ferait, d’être soulevée dans le ciel noir ? J’aurais voulu le savoir. Je n’avais pas prié depuis des années, ayant abandonné Dieu avec les autres totems de l’enfance, comme le père Noël et la petite souris, mais j’ai souhaité très fort voir un signe de vie quelconque, et ce souhait m’a fait l’effet d’une prière. Comme toutes les prières que j’avais prononcées dans ma vie, celle-ci est restée sans effet. Le ciel n’a pas bougé, pas changé. Aucune lumière vive n’est apparue. Aucun vaisseau n’a surgi pour m’emmener. La lune ne m’a même pas fait un clin d’œil. Si des créatures d’une autre planète cherchaient des signes de vie, je ne leur suffisais pas.
Ils ne voyaient pas la belle jeune fille sensible. Ils ne voyaient pas celle qui était capable de transformer n’importe quel rogaton en œuvre d’art. Ils voyaient une jeune Noire qui batifolait avec deux jeunes Blancs. Pendant des années, ils avaient réservé leurs regards haineux aux nazis, de l’autre côté de l’Atlantique, mais à présent, ils les ramenaient vers leur pays. Les Noirs devenaient arrogants, disaient-ils. Il était temps de les remettre à leur place.
Qu’est-ce qui était le plus important ? La vie, ou la vérité ? J’avais besoin de savoir, même si savoir m’expédiait droit en enfer.
Elle couvrait la part sombre de notre père d’un joli glaçage comme elle l’aurait fait avec un gâteau au caramel. Elle ne pouvait pas supporter de regarder tout ce qui était laid ou douloureux.
Nous avions cru ce qu’on nous avait dit de croire. Nous n’allions pas découvrir la vérité à moins d’accepter de faire des trous dans les mensonges.
Je n’obtiendrais jamais la moindre réponse tant que je ne poserais pas les bonnes questions.
On ne peut jamais sauver une autre personne de son deuil. Je n’aurais pas dû essayer. Le temps est la seule chose qui rende le deuil supportable, non parce qu’il vous fait oublier, mais parce qu’on apprend à vivre avec l’absence. Elle devient une partie de nous. Le petit sablier est plein de graines de fleurs des champs, plutôt que de sable. Si tu les semais sur un lopin de terre, elles pousseraient. À partir de rien, il pousserait quelque chose.
Devenir quelqu’un d’autre, c’était comme imprimer des billets. Il fallait laisser sécher l’encre avant de les mettre en circulation. Son encre était encore trop fraîche.
Désormais, je savais qu’une histoire pouvait prendre une nouvelle vie à force d’être racontée, reracontée et réimaginée.
Non, c’était juste un prénom qu’elle aimait. Elle ne voulait pas que tu te sentes chargée du poids du nom de quelqu’un d’autre. Laisse-moi te dire : c’est un geste magnifique. Futile, sans doute, car nous sommes tous chargés du poids des bagages de nos ancêtres, mais au moins, tu sais que ta maman n’a jamais voulu te faire porter les péchés des autres. Elle voulait pour toi un vrai début. Tu devrais la remercier.
Ma mémoire était comme une série de grottes reliées les unes aux autres, chacune contenant un fait nouveau et surprenant. Plus j’écrivais, plus j’en savais.
Elle n’avait pas voulu reconnaître que nous n’étions pas du même sang, mais je savais que ça n’avait pas d’importance. Nous étions une famille, tous. Pour le meilleur ou pour le pire, nous étions liés.
Tu es issue d’esclaves dans les champs de coton et de riches planteurs, de prêcheurs et d’aides-cuisinières, de guérisseuses et d’assassins, de menteurs et d’honnêtes gens, d’intolérants et d’opprimés, de monstres et de saints. Tu es issue de l’eau, de la terre et du sang.
Et un jour tu les sentiras peut-être qui t’observent, ces créatures tapies derrière les arbres, cachées dans l’eau, pointant à l’horizon, ces créatures qui vivent sous les sables mouvants, au-dessus des nuages sombres, ou au-delà des étoiles. Mais je te le dis, ce ne sont pas des bêtes, des fantômes ou des extraterrestres venus lire tes rêves. Ces yeux que tu sens, qui t’observent, ce sont les yeux des gens de ta famille.
Ils ne te veulent aucun mal.
Image : Les Everglades (Floride)