Goby, Valentine « Un paquebot dans les arbres » (RL2016) 266 pages

Autrice : Écrivaine française née à Grasse en 1974. Elle vit en région parisienne. Ses thèmes de prédilection sont: La place des femmes, leur corps, les yeux des femmes à cause de leur corps, de leur sexe, comment une femme regarde et change le monde, par amour, par envie, par orgueil, par ennui, par vengeance, en tant que sœur, mère, fille, amante. Comment l’Histoire les affecte, comme elles l’affectent, du Paris contemporain à la Provence atemporelle, à l’Afrique de l’après-guerre, à la Bretagne des années 1940. Les lieux, comment les lieux nous traversent, comment nous les traversons, comme l’espace nous façonne et comment nous le transformons. L’enfance, comment elle nous survit et s’acharne à nous habiter, dans chaque moment de la vie, dans chaque âge et en toutes circonstances, comment chaque geste est porteur d’une histoire toujours ancrée dans l’enfance. Ce qui est valable pour un homme est valable pour une nation, alors l’Histoire, la grande, me passionne aussi, c’est en elle que je cherche et trouve les racines de toutes les blessures présentes, je l’explore, la dissèque, comme les origines individuelles.
Ses romans : ( je ne les cite pas tous) : La note sensible, 2002 – Sept Jours, 2003 – L’Antilope blanche, 2005 – Petit éloge des grandes villes, recueil de textes, 2007 – L’échappée, 2007 – Qui touche à mon corps je le tue , 2008 – Des corps en silence, 2010 – Banquises, 2011 – Kinderzimmer, 2013 – Méduses, 2013 – Baumes (Collection Essences- Actes Sud), 2014 – Un paquebot dans les arbres, 2016 – Tu seras mon arbre (2018) – Murène (2019) – L’Île haute (2023)
Actes Sud 17.08.2016 – 268 pages / Babel – 16.05.2018 – 266 pages
Grand Prix SGDL de la Fiction – 2017
Résumé:
Au milieu des années 1950, Mathilde sort à peine de l’enfance quand la tuberculose envoie son père et, plus tard, sa mère au sanatorium d’Aincourt. Cafetiers de La Roche-Guyon, ils ont été le coeur battant de ce village situé à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Doué pour le bonheur mais totalement imprévoyant, le couple aimant est ruiné par les soins tandis que le placement des enfants fait voler la famille en éclats. En ce début des Trente Glorieuses au nom parfois trompeur, la Sécurité sociale protège presque exclusivement les salariés, et les antibiotiques ne font pas toujours de miracle. Du haut de son jeune âge, Mathilde lutte sans relâche pour réunir cette famille en détresse et préserver la dignité de ses parents, retirés dans le sanatorium – grand paquebot blanc niché au milieu des arbres. A travers un roman solaire, porté par le regard d’une adolescente rebelle heurtée de plein fouet par le réel, Valentine Goby poursuit son travail sur le corps dans l’Histoire, le rôle des femmes face à l’adversité, leur soif de liberté.
Mon avis: ( après avoir lu aussi une interview de l’autrice)
Ce roman est le résultat d’une rencontre entre l’autrice et une femme Elise Bellion qui lui a conté l’histoire de sa famille, de ses parents, son père « tubard » et de sa mère contaminée, tous deux envoyés au le sanatorium d’Aincourt.
Une fois de plus le coup de coeur/coup de poing. Tant pour le sujet que pour les personnages et l’écriture. L’histoire d’un couple aimant ( comme fusionnel et aimanté) , d’une famille ( 3 enfants) détruit par la tuberculose et la misère qui en découle pendant les années ’60. Et au centre du roman, le thème si cher à l’autrice « le corps »
Trois enfants :
– la fille ainée, Annie, qui est idolâtrée par son père mais qui va fuir l’enfer, se marier, quitter le village…
– Jacques, le petit frère, qui va être placé en famille d’accueil et pour lequel Mathilde va lutter
– Mathilde qui voue un amour absolu à son père mais est cruellement ignorée par ce dernier; il voulait un garçon… et a déjà une fille, son ainée. Il l’appelle « son petit gars », il est cruel, méchant, et elle vit dans la crainte que « sa méchanceté tue l’amour qu’elle lui porte » et pourtant elle est toujours là… Et elle se sacrifie pour maintenir la famille, elle tient debout, se bat, résiste…
L’autrice nous montre – comme souvent dans les romans – l’importance du prénom . Mathilde signifie « Prénom d’origine germanique composé des mots mat – puissance –, et hild – combat. Les Mathilde font preuve d’un courage inlassable et d’un optimisme exceptionnel. Elles privilégient la sécurité affective à la sécurité matérielle. »
Le moins que l’un puisse dire c’est que ceux qui adulaient le père quand il était en bonne santé et aidait tout le monde vont tourner le dos à la famille quand il tombera malade. La peur de tomber malade… mais pas que… un égoïsme épouvantable, tant de la part des hommes que des autorités. Une seule exception : Jeannette la simplette. Elle était là à l’école quand personne ne voulait être à coté d’elle par peur d’une éventuelle contagion; et elle sera à nouveau là quand Mathilde reviendra au village. Elle devra bien longtemps ne compter que sur elle et enfin une personne lumineuse la prendra sous sa protection et l’aidera : la directrice de son lycée.
Ce sanatorium qui est Monument Historique mais qui pour elle est tout sauf ça! Mais ce sanatorium « ce paquebot des années 30 » est non seulement le cadre de cette détresse mais aussi le symbole de la ruine de la famille :il passe de bel édifice à ruine totale 50 ans plus tard tout comme le père passe d’homme magnifique à ruine du fait de la maladie. Quand l’autrice parle de « béances noires » au moment où Mathilde revient sur les lieux où se dressait le Sanatorium, c’est à la fois au niveau architectural (les portes et fenêtres) et dans son coeur…
La misère, impossible de payer les médicaments, les soins… Pas de sécurité sociale pour eux car pas d’argent pour payer les cotisations. « Plus de couple. Plus d’enfants. Plus de famille. Plus de travail. Plus de maison. C’est une dépossession totale. »
Les drames vont s’enchainer, les malheurs se suivent, les solitudes se succèdent..
Tous les sens sont au rendez-vous quand elle parle de la nature, de la foret, des chants des oiseaux, des arbres, des odeurs, le toucher (la peau de son père)…
Encore une fois un bijou que nous livre Valentine Goby, sur le fond sonore des notes d’un harmonica qui s’essouffle…
(Allez regarder les photos du « paquebot » sur le web. C’est édifiant! )
Extraits:
À un moment elle aperçoit l’escalier enroulé dans la tour. Elle avance, se place sous la spirale sans fin des rampes. Alors surgit de l’enfance la résille de verre qui habillait la tour, son éclat blanc à te fermer les yeux. C’est le premier mirage. Ils naissent un à un de fragments épars qui ouvrent le champ de la mémoire (…)
Ils écoutent. La forêt entre en eux par l’oreille. Les cliquetis d’insectes. Les gouttes d’eau. Le froissement d’une aile. Les craquements du bois. Un oiseau. Ils ne pensent pas “oiseau”, ils nomment intérieurement, exactement chaque chant, ils ont en commun cette langue concise, c’est lui qui la lui a apprise dans la petite enfance, l’index en l’air, écoute !, lâchant ensuite le nom de l’oiseau (…)
Dans la forêt le son précède l’image, prépare l’œil, et Paul et Mathilde s’attendent, ayant identifié l’oiseau, à l’irruption de sa forme et ses couleurs singulières. Parfois ils entendent un grand duc, ses deux notes graves et rondes ; lui, ils ne le voient pas.
on annonce pleurésie et ils hochent la tête d’un air entendu, ah d’accord. Mathilde apprend aux copains le mot tout neuf, ils demandent ce que ça veut dire. Elle décode, sûre d’elle, à cause des deux premières syllabes et de l’image du trou saisie par la radio : le poumon pleure.
On colporte de maison en maison les mêmes récits sordides qui s’agrègent aux visions hideuses nées de romans populaires, Fantine, la Dame aux camélias, où la mort survient jeune et dans un flot de sang, visions elles-mêmes rattachées à une histoire plus vaste, plus ancienne, de la maladie incurable : la phtisie dira un jour Odile à Mathilde, employant le mot de sa propre mère, et plus archaïque : la peste blanche.
(…) cette arborescence dans le poumon, qui associée au mot bronches, à une lettre près, épouse le champ lexical de l’arbre, si bien que Paulot porte un arbre dans le corps, rêve Mathilde, il est un tronc il a des branches sous les côtes, à la lisière du sommeil elle divague, le châtaignier du bois de La Roche lui pousse à l’intérieur, il a un thorax millénaire, immortel, le poumon de verdure dont parle le maître et qu’il appelle Amazonie c’est toi, Paulot. Évidemment, maintenant que tu es un arbre, tu respires mieux.
Quand il penche la tête, les coudes sur la table pour jouer une mélopée triste ; que, donnant à entendre sa solitude, il déborde son périmètre étroit, enveloppe dans son souffle sa femme, ses enfants ; qu’il déploie note à note un territoire à partager entre eux hors la misère, la maladie, le chagrin, qui ont fait de la maison une île et ne suffisent plus à les tenir cimentés entre eux – ils deviennent des îles les uns pour les autres
On veut empêcher la course qui précipite les Blanc les uns vers les autres, ils ont toujours tenu collés comme des aimants, c’est l’histoire de leur vie, ils sont aimants ça crève les yeux.
Un jour, quand tout sera fini, Mathilde lira La Montagne magique. Les personnages de Thomas Mann nomment “monde d’en bas” le territoire extérieur au sanatorium.
Elle rêve de nourritures fantômes. Si on pouvait manger les nuages, les scintillements sur l’eau, le tremblement des feuilles, toutes choses disponibles, gratuites.
La vie est dure avec vous, vous n’y êtes pour rien, avec moi elle est douce et je n’y suis pour rien non plus. La seule chose possible, c’est confier la malchance à la chance, compter sur la contagion vertueuse, vous comprenez ? Ça plaît à Mathilde ces mots-là, contagion vertueuse. La chance aujourd’hui c’est moi, je peux vous aider.
À ceux qui lui diront, plus tard, quand tout sera fini, tu aurais dû demander, petite, elle rétorquera : vous auriez dû voir.
Il demande si ça va aller. Elle hoche la tête, mécaniquement, à la façon des petits chiens articulés dans la vitrine du magasin de jouets à Mantes.
Maintenant elle préfère être personne, et elle convoque des visions floues, méduses flottantes, scintillements argentés, brumes changeantes au seuil du sommeil.