Gürsel, Nedim «Les turbans de Venise» (2001)

Gürsel, Nedim «Les turbans de Venise» (2001)

L’Auteur : Né en Turquie en 1951, Nedim Gürsel est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, romans, nouvelles, récits de voyage, essais littéraires. Lauréat de plusieurs grands prix littéraires, dont le Prix France-Turquie, il occupe une place primordiale dans la littérature de son pays et son œuvre est traduite dans de nombreuses langues. Il vit à Paris, où il est directeur de recherche au CNRS et enseigne à l’École des langues orientales.

Résumé : Dans Venise la rouge, l’historien de l’art Kâmil Uzman recherche les traces de la présence ottomane qu’ont léguées des siècles de peinture. Il ignore que son séjour d’études se transforma en voyage initiatique : revivant les étapes de son existence à travers les tableaux qu’il contemple et analyse, il va peu à peu se laisser emporter par une passion dévorante pour une jeune bibliothécaire.

Venise occupe ici une place centrale. Mais Istanbul et les souvenirs d’enfance qui hantent Kâmil reviennent sans cesse en contrepoint. Les portraits des peintres de la famille Bellini renvoient le professeur d’université turc aux errances et aux coïncidences de sa vie solidaire : ainsi l’étrange présence qui l’accompagne sur les façades des palais, les enturbannés de Venise.

Ce roman à l’architecture ample, qui mêle l’histoire des Bellini à celle d’un personnage contemporain, révèle un nouvel aspect de Nedim Güsel : la synthèse effectuée entre les arts permet une autre vision du rapport entre l’Orient et l’Occident. L’auteur propose avec ce livre un récit érudit et ambitieux qui passionnera tous les amoureux de Venise, de la Turquie et de la peinture.

 

Mon avis : Je continue ma promenade artistique et vénitienne. Cette fois en compagnie de la famille Bellini, et surtout de Gentile, qui est le trait d’union entre Venise et les ottomans. Toujours un parallèle entre la Venise actuelle et celle du XVIème. Personnages du roman : Venise, les peintres (italiens ou autres), les femmes, et les couleurs. Et la comparaison entre Venise et Istanbul, La lagune et le Bosphore. Un roman certes, mais surtout une ode aux peintres, aux couleurs, une plongée dans l’art des Bellini, et un hommage aux artistes italiens mais pas seulement… à tous ceux qui ont rendu hommage à Venise, aux ciels et aux couchers de soleil, à la femme, … Muallâ Fikret, Van Gogh, Cézanne, Turner, Modigliani, Edgar Allan Poe, Baudelaire, Albrecht Dürer, Antonello da Messina, Giorgione, le Titien, Léonard de Vinci. Un roman guide de peinture, pas si facile à lire car très documenté.. on s’y noie un peu mais si on aime Venise et ses peintres, et si, comme moi, les couleurs sont importantes dans la vie… c’est un régal ; la Venise d’hiver, avec toutes les nuances de gris, la nature, les ciels, les marchés.. l’Italie et la Turquie.. Visite des monuments de Venise mais aussi d’Istanbul.. Pour ma part l’histoire de Kâmil Uzman est totalement annexe… un prétexte pour parler des arts.

 

Extraits :

Les impressions d’une Venise rêvée dansaient dans son imagination, et dans la lumière qui filtrait du couloir les ombres effectuaient d’incessantes allées et venues.

Il resta un moment ainsi, sans broncher. Il attendit que se dissipent les visions qui plongeaient son esprit dans la plus grande confusion. Puis il continua sa marche imaginaire à l’intérieur du tableau, …

Il s’arrêta un moment sur le quai et aspira l’air chargé d’humidité en ayant l’impression d’absorber aussi la corne de brume des bateaux.

Le passé était resté derrière, dans une époque lointaine mais si palpable qu’elle paraissait surgir de la froideur des pierres du quai. Alors que devant lui il y avait un vide insondable, aussi flou et attirant que l’eau du canal.

Eh oui, les rues de Venise étaient étroites au point qu’on ne puisse y ouvrir un parapluie.

Il avait beaucoup voyagé dans sa vie, visitant le jour les musées et la nuit les bordels de l’Europe. Il avait vu tant d’œuvres d’art, tant de femmes. Et chacune d’entre elles était un paysage différent.

L’univers tout entier se réduisait à un rêve vert et jaune au crépuscule. La douleur était échue à l’homme et non pas à la Nature.

C’était une pluie froide qui ne semblait pas vouloir se calmer tout de suite, monotone, déprimante. Elle avait déjà effacé les couleurs du jour. La pluie était un rideau gris tiré entre la ville et les eaux. Elle redoublait maintenant, comme si la ville manquait d’humidité !

Un voile couleur de cendre s’était abattu sur la ville. Venise était un spectre gris surgi des eaux.

Mais Allah n’avait jamais été enfant ! Il ne pouvait pas être représenté, ni être comparé à quoi que ce soit, il ne pouvait même pas être imaginé. Il écrivait seulement sur les nuages. Mais aussi inscrivait le destin au front des êtres humains.

C’est vrai qu’ils étaient enturbannés, ces Ottomans. Ils portaient des turbans jaunes, blancs ou couleur de melon, semblables à des potirons bien mûrs.

Il resta là jusqu’à ce que le soleil eût disparu derrière les palais. L’eau changea lentement de couleur. Du vert foncé elle passa au bleu sombre, puis au violet, et se fit presque noire.

Turner avait aussi peint des aubes et recréé une Venise à partir de mauves qui étaient sa marque, de bleu et de jaune pâle, de marron et de gris, de verts et de turquoise, de bleu indigo et de rouille, de noirs, de rouges, de rouge orangé et de vert olive, une symphonie de couleurs qui appartenait non pas à la nature mais à sa palette.

Peindre n’était peut-être pas une vénération mais un refuge où il oubliait sa vie orageuse et ses déboires amoureux, une recherche de sérénité.

Selon les historiens, la Venise du XVIe siècle peuplée de cent mille âmes recelait très précisément onze mille six cent cinquante-quatre femmes de mauvaise vie.

Celui qui est perdant dans la vie se rattrape dans l’art

D’ailleurs, ce qu’il cherchait dans la nature, c’étaient les couleurs de son monde intérieur, le gâchis de sa vie et ses propres souffrances.

percevait la nature comme une émanation de cet univers lumineux que dégageaient ses tableaux. Le rouge des cerises se mêlait à celui de la terre, le vert des collines rejoignait le bleu du fleuve sous le soleil de juillet, toutes les couleurs se dissolvaient.

Pour un peintre, la mort, si ce n’est pas peindre selon son bon plaisir, qu’est-ce donc ?

La neige n’avait pas fondu. Un temps brumeux s’était installé. Une couleur unique dominait la ville : gris foncé. Tout, y compris la neige accumulée sur les quais, avait adopté ce ton – les coupoles, les murs, les ponts et les canaux.

Comme dans toutes les églises de Venise, les murs de celle-ci étaient couverts de tableaux. Mais on distinguait difficilement les couleurs et les personnages dans la pénombre, comme s’ils s’étaient recroquevillés dans le froid.

Prenez mes yeux et contemplez le monde ? Que le bleu de la mer ne vous surprenne pas ! Elle est comme ça, la mer, bleu marine ou couleur turquoise, elle rayonne parfois d’un bleu parfait. Aimez aussi le vert des arbres, l’ensemble des couleurs sur les ailes des papillons et puis l’arc-en-ciel dont les sept couleurs scintillent après la pluie

C’était le gris le gardien des lieux. Il avait désormais autorité sur la nature, c’est lui qui déterminait la couleur de la lagune, des îlots, des canaux et du ciel. Le gris, il ne faut pas le sous-estimer. En hiver à Venise, l’eau comme les bâtiments sont gris. Mais les nuances en sont différentes, de même que le blanc nacré est différent du blanc de la pleine lune, le vert-de-gris du vert prairie. Un gris tirant sur le noir vient envahir les canaux, la neige recouvre le noir des gondoles comme un manteau blanc.

Mais demain… Heureusement il existe quelque chose que l’on nomme « demain », dans cette durée soumise à des rythmes différents.

Il avait compris en quittant la lagune que Venise lui offrait un incomparable festival de couleurs.

La nuit ne s’abattra pas comme un cauchemar sur Venise mais la couvrira comme un voile délicat.

Cette image de voile rappela à Kâmil l’aspect des femmes d’Istanbul autrefois. Certaines sont vraiment voilées, on ne peut voir leur visage, à l’exception de deux yeux. Mais ces yeux suffisent à provoquer le fantasme.

Si la musique était la nourriture de son esprit, la poésie en était la respiration. Quant à la peinture, même s’il le dissimulait aux autres, s’il répugnait même à se l’avouer, elle était tout pour lui.

Il y avait toujours cette belle lueur dans ses yeux, le reflet des feuilles d’automne, cette fête de couleurs qui vire du jaune au rouge. Dans ses yeux il y a la brume de fleuves coulant lentement, de tous les fleuves du monde.

Car les tableaux ne parlent pas, la peinture est un éternel silence, peut-être aussi un dialogue du peintre avec lui-même, un long dialogue de toute une vie. Ou la révolte du Verbe dans les couleurs. Lui aussi s’était tu pendant des années en peignant, tandis qu’il luttait avec le tracé et la couleur, il avait toujours dialogué avec lui-même et écouté sa propre voix.

On lisait sur leurs visages la quiétude d’une vie consacrée à l’art.

Une musique venue du fond de lui-même semblait se transmettre à ses mains et rythmer les coups de pinceau.

Ah, si tu pouvais seulement entrer dans le tableau et te promener parmi les couleurs comme dans les rues ! Alors tout se révélerait.

Selon Léonard, l’obscurité était dans la nature de l’univers. Par conséquent il fallait, pour trouver la lumière, partir de l’obscurité. L’obscurité était le premier stade de l’ombre et la lumière son dernier stade : elle pouvait ainsi être déclinée à l’infini. Le peintre devait pouvoir répandre l’ombre et la lumière sur la surface du tableau indépendamment du trait, comme une brume indistincte, une fumée qui se dissipe au vent.

Même les montagnes pouvaient se rejoindre, mais les minutes, elles, ne pouvaient jamais atteindre les heures, ni le jour la nuit.

Infos

Les Bellini : Sous le nom de Bellini, on range trois peintres vénitiens : le père et les deux fils. À ces trois peintres, on doit rattacher Andrea Mantegna qui travailla avec eux et épousa la jeune Bellini. Véritable affaire de famille, puisque sous ces liens se cachent des influences réciproques, des emprunts ou des imitations. Sur ce sol commun, trois personnalités se sont imposées : le père, Jacopo, dessinateur, héritier de la première Renaissance ; Gentile, grand décorateur, très influencé par la géométrie de l’œuvre de son père et de son beau-frère, et surtout Giovanni Bellini, qui sut profiter d’un aussi lourd héritage et poser les prémisses d’une peinture véritablement vénitienne.

Gentile Bellini : Gentile Bellini (1426-1507) était le fils de Jacopo. Il est très connu pour ses grandes peintures qui décorent des bâtiments publiques comme l’école de San Rocco. L’école de San Giovanni Evangelista lui apporta beaucoup de soutien; elle chargea Bellini et d’autres peintres influents pour réaliser de nombreuses œuvres.

La peinture la plus célèbre et majestueuse de Gentile est, à l’évidence, Procession sur la place Saint-Marc. Cette peinture met en scène le thème du miracle. Elle représente un père qui implore de l’aide auprès du reliquaire orné de la place Saint-Marc car son fils est très malade. Après sa supplication, le fils est sauvé.

Au-delà du thème religieux, l’œuvre a une valeur historique importante: elle représente en effet la place Saint-Marc avant l’enlèvement des mosaïques byzantines au XVIe siècle.

Gentile Bellini est surtout célèbre pour ses combinaisons entre effet émotionnel évoqué par les thèmes religieux et attention pour les détails. Contrairement à son frère Giovanni, ce n’est pas dans l’invention que Gentile Bellini donne suite à son œuvre mais dans le réalisme descriptif. Il peint à Venise les portraits de doges. Le portrait de Mehmed II signé par Bellini rappelle qu’il se rendit à Constantinople en 1479, lorsque la paix est signée entre la République de Venise et l’Empire ottoman. Une fois revenu dans sa ville natale, il met à l’épreuve son talent de portraitiste dans de grandes toiles à nombreux personnages qui lui valent plus tard la célébrité. Après l’incendie de 1577, qui détruit toutes les compositions historiques qu’il avait peintes avec son frère Giovanni au palais des Doges, on a gardé le cycle qui décorait la Scuola di San Giovanni Evangelista. De ces peintures, représentant les miracles opérés par une relique de la Croix, trois sont de Gentile, les autres de Giovanni Mansueti, Lazzaro Bastiani et Vittore Carpaccio. Beaucoup de détails de la vie vénitienne y sont illustrés avec une exactitude qui n’exclut pas la poésie. Dans le Miracle de la Croix au pont de San Lorenzo, il représente cet événement comme un spectacle fabuleux et divertissant. Dans les premières années du XVIe siècle, Gentile reçoit la commande d’un ensemble de ce genre destiné à la Scuola Grande di San Marco. Pour évoquer l’Orient dans la Prédication de Saint Marc à Alexandrie, il utilise ses carnets de dessins rapportés de son voyage à Constantinople.

 

 

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