Graciano, Marc «Liberté dans la montagne» (2013)

Graciano, Marc «Liberté dans la montagne» (2013)

Auteur : Né le 14 février 1966. Il vit au pied des montagnes aux confins de l’Ain et du Jura, à Bellegarde, non loin de Genève – il est infirmier en psychiatrie. C’est son premier roman.

Résumé : « Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière. Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui » : telle est la première phrase de cette histoire puissamment envoûtante tant par la tension dramatique constante que Marc Graciano parvient à conserver tout au long de ce voyage initiatique, semé d’embûches, dans un temps très ancien, que par son style unique, fait de litanies.

Dans leur périple vers l’amont de la rivière, le nord, le vieux et la petite traversent une nature à la fois splendide et sauvage, croisent des personnages inoubliables, comme le veneur.

Vers où les conduira leur destin ?

Mon avis et analyse (j’ai entendu l’auteur en interview et noté certaines indications) :

Il s’agit pour moi d’’un récit (initiatique ?) totalement hors normes. Un cheminement – tant physique que pédestre, des images traduites en mots. Un voyage dans les cinq sens (les six ? car il a pour cadre un paysage de montagne, de sensations et de perceptions) qui est un passage, une transmission de la connaissance entre 2 êtres. Ah oui ! Armez-vous de deux dictionnaires : celui du vocabulaire de la chasse (mais ce n’est pas un livre de traque et chasse des animaux) et un dictionnaire du parler médiéval  (mais non ce n’est pas un roman historique, c’est un roman qui se passe dans les temps anciens, au moyen-âge… !) mais sinon le vocabulaire est simple, à la portée de l’enfant Un voyage aussi dans le style et la langue, un style très spécial, le rythme des phrases est lancinant par moments, avec le martèlement du mot « et » … continuez ! On s’y fait très bien même si au départ cela semble très particulier !

L’auteur dit qu’il s’est un peu inspiré de Saint Christophe, protecteur des pèlerins et des voyageurs qui voyage en portant un enfant.

C’est le voyage d’un homme (le vieux – le vieux c’est le sage, cela pourrait aussi être le père mais ce n’est jamais précisé- on sait seulement que ce fut un guerrier et que maintenant c’est un homme de sagesse et de paix) et d’une fillette de 4 ans (la petite). Et le voyage n’est pas de toute tranquillité ; dans ces temps reculés, on va affronter des dangers, traverser des endroits isolés et faire des rencontres parfois belles et parfois plus angoissantes.

Pour tout bagage, une couverture, un sac qui contient toutes leurs possessions (outils, instruments de cuisine, des choses qui sécurisent la petite. Le vieux et la petite surgissent de nulle part ; ils n’ont pas de nom, pas de passé, ils vont à la source de la rivière … la source ? Un retour vers les origines du monde ? Un roman de perception ; une suite d’images, de moments de nature, de vie, la communion entre les êtres et la nature. Jamais on ne saura le lien entre les deux.

L’auteur a employé le terme « livre inventaire » : le vieux montre le monde à la petite. Il nomme les choses ; c’est une leçon de vie, de sagesse. Il lui enseigne que l’important est de créer et de posséder ; mais pas n’importe quelle possession  – pas la possession matérielle qui peut se remplacer en cas de disparition. Il convient de posséder la nature, le ciel, la forêt, les plantes, la rivière, les animaux… la possession par la connaissance.

Un cheminement ; les pas s’enchainent, les mots aussi…

Et il y a les rencontres : avec la nature, avec des animaux sauvages, avec des animaux apprivoisés … le merveilleux et le fabuleux ne sont pas totalement absents du roman ; témoins de l’époque, ils vont croiser des montreurs d’ours. La rencontre avec un abbé non croyant, le veneur, des brigands, des voyageurs indélicats…  Le mouvement – la danse – est aussi un élément de l’histoire. Les esprits sont là (le veneur, sorte de chaman, la déesse de la forêt). Le corps est aussi un élément central de la vie ; le vieux le soigne, avec des plantes, le lave, le vénère. Attention, la violence étant présente dans la nature et parmi les hommes, l’histoire n’en est pas exempte… loin de là.

C’est le grand écart entre la lecture que j’ai commenté juste avant (« Le grand marin » de Catherine Poulain ) et celle-ci… Deux conceptions de la vie, l’une dans la violence et l’affrontement, l’autre dans la sérénité et la complémentarité. Très gros coup de cœur.

Extraits :

L’esprit du vieux était calme et posé.

L’esprit du vieux était comme la lame de sa dague. Poli et effilé. Le vieux était un vrai et vieux guerrier balafré et couturé et impavide et parfaitement non impressionnable en tout.

Le vieux était simplement rendu à l’âge où un homme ne se conte plus d’histoires. Il était rendu à l’âge où un homme ne craint plus ni les échecs ni les succès. Le vieux était désaffecté et doux. Parfois, sur le chemin, de gros insectes percutaient le vieux dans leurs vols. Les insectes percutaient le vieux pacifiquement et le corps du vieux était si souple. Le corps du vieux était tellement empli de paix lui-même qu’il accusait chaque fois un recul de plusieurs centimètres sous l’impact.

Le vieux était un vétéran.
Un sage.
Un fou.

Il lui dit que les objets n’avaient ni âme ni valeur et que la seule chose qui comptait était d’avoir le pouvoir de les créer ou alors, mais que c’était pareil, d’avoir la capacité de les posséder mais la petite fit une moue et elle semblait en douter. Alors le vieux dit à la petite qu’ils possédaient des choses qu’ils ne pouvaient pas perdre et que nul ne pourrait leur dérober. Il lui dit qu’ils possédaient le ciel et il lui dit qu’il possédait la forêt et il lui dit qu’ils possédaient l’enchantement chaque jour renouvelé du chemin que tous deux suivaient.

Les visages des personnes alentour étaient pâles et figés par l’émotion de retrouver une joie enfantine.

Ils étaient vêtus de capes sombres qui se confondaient avec les ténèbres et seuls leurs visages étaient visibles. Leurs visages semblaient secrétés par la nuit elle-même et ils luisaient dans la clarté crue de la torche. Leurs visages apparaissaient profondément ridés par des sillons d’ombre.

 

Il veillait comme s’il guettait la venue improbable d’une bête féroce et maléfique qui voudrait lui prendre la petite. Puis le vieux pensa au cadavre de l’homme qu’il avait laissé dans la carrière. Puis le vieux pensa à tous les cadavres de par le monde. À tous les types de cadavres. Cadavre d’homme. Cadavre d’arbre. Cadavre d’animal. Le vieux y pensa toute la nuit sans pouvoir dormir.

L’abbé avait cet air doucement inspiré de ceux qui viennent subitement de retrouver leur esprit.

une mort si certaine, fils, qu’elle te devient familière. Que tu marches sur un chemin en forêt ou dans une ville, elle est là. C’est ta compagne.

Un regard comme brûlé par une trop grande lumière.

… il avait d’urgence besoin de réel. Qu’il s’était dit qu’il devait embrasser le réel. Le puissant. L’amical. Le chaud.

Durant tout le jour, le vieux et la petite longèrent étroitement la rivière. La ligne du chemin en terre grise était parfaitement rectiligne et elle finit par paraître au vieux celle d’un horizon inversé

Une ronde lune rousse infusait dans l’eau de la rivière durant leurs veilles nocturnes et au matin, sur la terre des berges, ils voyaient, à l’endroit où elles avaient pénétré dans l’eau, des traces de bêtes imprimées dans l’argile fraîche et grise et ils faisaient l’expérience de mystérieux phénomènes acoustiques.

C’était un petit feu instable établi pour une étape temporaire et la fumée qui s’en échappait était presque invisible et le vieux songea à ce feu précaire allumé pour cette étape temporaire et il songea à son voyage avec la petite. À leur temporaire course sur la terre. Il songea à leur vie comme à un voyage éphémère.

C’étaient les saules. Il lui dit comment une décoction de leur écorce soignait les fièvres et le vieux apprit à la petite comment chaque lieu sur terre génère des maladies mais aussi comment il possède leurs remèdes.

Il déploya son bras instantanément comme un héron déploie son cou. Comme un reptile détend son corps. Comme se déplie la lanière d’un fouet et la petite crut même entendre un claquement comme si, avec l’effet de la vitesse, l’articulation du poignet du vieux avait claqué mais déjà le vieux ramenait la tête du harpon en hissant la longue tige de buis vers lui.

le pied du muguet était gainé tandis que les tiges de l’autre se différenciaient jusque dans le sol et que la racine du muguet était droite et inodore et finement veinulée de violet tandis que celle de l’autre était un bulbe couleur de nacre et à la forte odeur d’ail

Cassés en deux sur la terre noire et vomissant sur elle des imprécations et des maléfices.

Le village était lové à l’abri contre la falaise comme sous la protection d’un géant tutélaire.

La meule était une roue de pierre grise et dure actionnée par manivelle et, à chaque tour, elle plongeait dans un réservoir à eau et la lame sifflait quand l’homme l’appliquait sur l’aiguisoir et c’étaient comme les sifflements d’un petit dragon en colère et la pierre sécrétait comme un suc d’ardoise gris et albumineux

l’homme précisa que les voyages sur la terre ne possédaient, au bout du compte, jamais aucun but même s’il semblait souvent l’inverse à ceux qui les entreprenaient. Il sous-entendait ainsi que des voyages pouvaient être entrepris ailleurs que sur la terre, pensa le vieux.

L’homme dit au vieux que lui et la petite étaient parvenus dans un village de réprouvés et de proscrits. Un asile pour les bannis ou pour les affranchis. Il dit que c’était la même chose. Non point un lieu toléré mais plutôt un lieu oublié. Une place franche oubliée aux marches des abbayes et des duchés. Un alleu. Un asile où s’étaient rassemblés des révoltés. Des frinligis dit l’homme. Des hommes libres. Des hommes francs.

La fenêtre de la masure n’était qu’un mince abat-jour par où filtrait un peu de lumière et il sembla au vieux qu’ils avaient pénétré dans une église primitive.

Puis l’homme prit un air secret et il raconta aussi comment il avait vu la femme forêt. La femme géante au doux regard piqué d’étoiles. L’homme disait qu’elle avait la peau tachetée de lumière et il disait qu’il l’avait vue s’évader vers le ciel, à la nuit tombée, pour parcourir son pays et pour répandre sur lui son odeur de mère.

Sa voix se mêlait au renâclement triste du bétail à l’attache. Aux pleurnicheries des oursons dans la pourvoierie. Sa voix se mêlait au souffle de la lampe. Au souffle des arbres dehors. Au chant du vent dans la montagne au-dessus.

Sa voix se mêlait aux cris de l’aigle par-dessus le marais.

Durant la nuit, le temps s’abeausit et le lendemain il faisait grand soleil

Les eaux de la rivière étaient troubles et elles luisaient très faiblement sous la ronde lune masquée de nuages et, plus loin, un rapide roucoulait et restait invisible dans le noir. L’air était saturé d’une odeur d’herbe et d’eau.

Le vieux se sentait cosmiquement relié au grand tout. À l’intelligence du monde comme à sa plus grande bêtise et les animaux autour semblaient prévenus de son désir total de paix totale. De sa parfaite aboulie actuelle car sa présence dans le marais ne créait aucun remuement suspect ou affolé.

Fleur de ma vie, disait-il. Tu es le sang et je suis le cœur et tu es la chair et je suis les os et tu es l’eau et je suis la rivière et tu es la blessure et tu es son remède …

Image : La vallée de la Valserine

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