Arditi, Metin «L’enfant qui mesurait le monde» (2016)
Auteur : Metin Arditi est un romancier suisse d’origine turque. Envoyé spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel, il accomplit de fréquents voyages en Israël et en Palestine, en Turquie et en Arménie. A Genève, il préside la fondation Pôle Autisme.
Ses romans : Victoria-Hall, (2004) – Dernière Lettre à Théo, (2005 Actes Sud) – La pension Marguerite, (2006) – L’imprévisible, (2006) – : La fille des Louganis, (2007) – Loin des bras, (2009) – Le Turquetto, (2011 – Prix Jean Giono) – Prince d’orchestre, (2012) – La confrérie des moines volants, (2013) – Juliette dans son bain, (2015) – L’enfant qui mesurait le monde, (2016 – Prix Méditerranée 2017) – Mon père sur mes épaules, (2017) – Carnaval noir (2018) – Rachel et les siens (2020) – L’homme qui peignait les âmes (2021) – Tu seras mon père (2022) – Le Bâtard de Nazareth (2023) – L’île de la Française (2024)
Résumé : À Kalamaki, île grecque dévastée par la crise, trois personnages vivent l’un près de l’autre, chacun perdu au fond de sa solitude. Le petit Yannis, muré dans son silence, mesure mille choses, compare les chiffres à ceux de la veille et calcule l’ordre du monde. Maraki, sa mère, se lève aux aurores et gagne sa vie en pêchant à la palangre. Eliot, architecte retraité qui a perdu sa fille, poursuit l’étude qu’elle avait entreprise, parcourt la Grèce à la recherche du Nombre d’Or, raconte à Yannis les grands mythes de l’Antiquité, la vie des dieux, leurs passions et leurs forfaits… Un projet d’hôtel va mettre la population en émoi. Ne vaudrait-il pas mieux construire une école, sorte de phalanstère qui réunirait de brillants sujets et les préparerait à diriger le monde ? Lequel des deux projets l’emportera ? Alors que l’île s’interroge sur le choix à faire, d’autres rapports se dessinent entre ces trois personnages, grâce à l’amitié bouleversante qui s’installe entre l’enfant autiste et l’homme vieillissant.
Mon avis : On retrouve dans ce livre – sélectionné pour le Prix Goncourt – plusieurs points autobiographiques de l’auteur ; la Méditerranée, l’autisme, les chiffres, l’art.
J’ai beaucoup aimé ce roman. Des personnages cabossés, «en manque» mais pas à la dérive, dans un pays qui s’effondre. Une question existentielle : faut-il sacrifier son âme et celle de son pays à l’argent Faut-il renoncer à son identité et à ses valeurs pour satisfaire aux contraintes de l’argent et des autres ? Le tourisme doit il primer sur la qualité de vie, la destruction des paysages… La philosophie et la sagesse doivent-elles s’effacer devant le luxe et les loisirs de masse ?
Les personnages : un architecte qui quitte tout pour s’établir dans l’île suite au décès de sa fille ; un prêtre avec un lourd secret, un enfant autiste qui a le génie des mathématiques, des politiciens plus ou moins véreux, une journaliste qui ne sait plus si elle doit faire primer ses idées ou sa subsistance ; la crainte du présent, du passé. Le tout dans la lumière de paysages à vous couper le souffle. Un livre où la beauté de de la nature et la civilisation de la Grèce antique (théâtre, philosophie, mythologie, traditions, croyances, arts , culture) côtoient la vie difficile des habitants de l’ile (la difficulté de gagner sa vie, les traditions de la pêche) et les perspectives d’avenir.
Les sentiments et la profondeur des êtres sont aussi présents ; la population de l’ile qui entoure le petit autiste, la difficulté de vivre de la mère confrontée à cette situation particulière, l’importance du contact (physique et humain) l’envie de plaire mais aussi la difficulté de concilier vie amoureuse et vie tout court, la peur de ne pas être à la hauteur. L’importance de rester ancré dans la vie, dans la réalité, dans l’avenir sans pour autant tourner le dos au passé. Vivre avec et pour les autres, vivants ou disparus… Le dialogue entre les présents et les absents. Les clés de la vie et de la survie… Magnifique et lumineux. …
Extraits :
À l’instant où le soleil disparut derrière les Nissakia, la lumière devint gris-bleu et la crique, si tendre et accueillante quelques minutes plus tôt, prit un air mélancolique.
Après l’inhumation, ils étaient tous retournés sur l’esplanade, où les moniales avaient distribué des sachets de colyva, un gâteau fait de blé bouilli, de raisins secs et de cannelle, pour que chacun rentre chez lui avec en bouche un goût de douceur.
mon enfance dans le Queens n’a été marquée ni par la Grèce ni par les États-Unis ou l’ambition d’en devenir président, mais par une obsession : le dessin.
Tu es comme un trehandiri en pleine tempête. Tu connais nos bateaux de pêche, tout en pointes, à la proue comme à la poupe. Leur nom vient de treho. Ils courent. Ils sont intrépides. Comme les hommes, lorsque le destin leur sourit. Quand la mer n’est pas furieuse, nous sommes tous de grands capitaines. Lorsqu’elle se déchaîne, le plus solide des trehandiri doit rentrer au port et s’ancrer.
Comment faire, lorsqu’on se retrouve sans ancrage ? Pour ma part, je m’accroche à trois pensées du Christ. Aux trois ancres qu’il nous a léguées pour nous aider à surmonter la tempête.
Le théâtre entier, de bas en haut, est submergé de coquelicots. Il y en a partout. Le long des allées, au pied des pierres, entre les stelles, partout ! Des coquelicots comme je n’en ai jamais vu !Immenses ! Et rouges, papa, rouges ! D’un rouge si chaud ! Il y en a des milliers, peut-être même des dizaines de milliers ! Je regarde le théâtre qui m’entoure et j’ai le sentiment de me trouver au cœur d’un immense brasier.
Mais si les morts ressuscitent dans nos cœurs, ils ne nous accompagnent pas dans notre vie terrestre. C’est là que tu es, Eliot. Dans la vraie vie. Et c’est là que tu dois vivre.
Tu sais quoi ? Je crois bien que la beauté des criques rend intelligent. Je t’assure ! Elle apaise, elle permet de voir les choses avec distance, avec sérénité… On s’étonne de se retrouver si calme, si réceptif, et comme par miracle on approche de la sagesse.
Lorsque les hommes se prennent pour les égaux des dieux,
Zeus envoie Ati, déesse de la confusion et de l’aveuglement,
Le pays avait vécu dans le mensonge et la vanité, les dieux s’étaient vengés, et la Grèce était à terre.
Le touriste se faisait encore plus rare que le poisson.
Elle ne savait plus où se situait la frontière entre le compromis acceptable et la compromission
Ces jours-ci, une question me revient sans cesse : qu’est-ce que la vie peut nous offrir de plus beau ? Deux choses, je crois, totalement opposées. D’abord, une énorme lucidité. D’un coup, ce que tu regardes est comme éclairé de mille projecteurs, tu comprends tout. Et puis le contraire absolu. La capacité de rêver. D’imaginer ce à quoi on n’oserait pas même penser.
La cravate… Voilà une comparaison parfaite ! Le symbole de la contrainte.
Le théâtre n’est pas la vraie vie, il s’agit de personnages fictifs… Détrompez-vous. Le théâtre, c’est vous et c’est moi. C’est nous tous, qui sommes ses personnages… Le théâtre, c’est découvrir l’autre. L’écouter. Ce que nous avons tant de mal à faire dans la vraie vie, justement… Écouter et écouter encore… Écouter avec patience. Et surtout, ne pas juger.