Smilevski, Goce: La liste de Freud (09/2013)

Smilevski, Goce: La liste de Freud (09/2013)

Auteur : Goce Smilevski est né en 1975 à Skopje, Macédoine. Il a fréquenté le Sts Kiril and Metodij University à Skopje, la Charles University de Prague et la Central European University à Budapest. Il est l’auteur des romans The Planet of Inexperience, Conversation with Spinoza et La Sœur de Sigmund Freud. Il a gagné le prix Macedonian Novel of the Year en 2003 pour le roman Conversations with Spinoza. En 2006 il a aussi reçu le Central European Fellowship pour les jeunes auteurs européens.

Résume de l’éditeur : 1938 : l’Allemagne nazie s’apprête à envahir l’Autriche, les Juifs cherchent à fuir par tous les moyens. Alors qu’on lui délivre des visas pour l’Angleterre, Sigmund Freud est autorisé à soumettre une liste de ceux qu’il souhaite emmener avec lui. Figurent sur cette liste, entre autres, son médecin et ses infirmières, son chien, sa belle-sœur, mais pas ses propres sœurs. Tandis que le père de la psychanalyse finira ses jours à Londres, toutes les quatre sont déportées dans le Camp de Terezin. Adolfina, la sœur préférée de Freud, âme sensible et douée, enfant mal aimée, femme condamnée à la solitude, raconte : l’enfance complice avec son frère adoré, ses aspirations dans cette Vienne de fin de siècle, pleine du bouillonnement artistique et intellectuel, son amour déçu pour un camarade d’université, l’éloignement d’avec son génie de frère, sa rencontre avec Klara Klimt dans un hôpital psychiatrique, son rêve de Venise, sa blessure familiale…

Récompensé par le prix européen pour la Littérature, un roman fascinant qui donne à voir un épisode peu évoqué de la vie de Freud : en 1938, alors que des visas sont attribués pour l’Angleterre, le père de la psychanalyse dresse une liste de ceux qu’il souhaite emmener avec lui, liste excluant ses quatre sœurs qui finiront déportées au camp de Terezin. Dans une Vienne en pleine effervescence, une œuvre vibrante en forme d’hommage à Adolfina Freud, enfant mal aimée condamnée à la solitude.

Mon avis : Alors là, permettez-moi de vous dire que je suis très embarrassée… On va commencer par le style.. c’est très facile à lire, car coté style.. pas besoin de se poser de questions.. Il n’y en a pas … narratif… La seule chose surprenante est l’utilisation du présent de l’indicatif qui nous met de plein pied dans le roman. Roman… toute la question est là. En effet un roman est quelque chose d’imaginé. Alors pourquoi s’appuyer sur l’histoire d’amour et de haine entre les personnes qui composent la famille de Freud – qui semble véridique – et modifier la réalité en inventant le gazage des sœurs de Freud et en nous affirmant qu’elles sont mortes ensemble dans le même camp, ce qui est faux. Pourquoi – dans l’édition française – avoir changé le titre de ce livre, qui était « la sœur de Freud » ?

En 1938, Freud fuit l’Autriche. Il a la possibilité de prendre avec lui autant de personnes qu’il le souhaite. Il ne fait pas figurer ses 4 sœurs sur la liste. (D’autres sources disent que le visa aurait été refusé aux 4 sœurs…CE qui est sûr par contre c’est que les 4 ne sont pas mortes gazées à Theresienstadt ou il n’y avait pas de chambres à gaz et qu’Adolfina est morte de dénutrition) Le livre débute par le récit des 4 sœurs. Elles prennent la parole et racontent leur vie, en commençant pas la fin, à savoir internement toutes ensemble dans un camp. Quand on sait que c’est faux, cela décrédibilise le récit. (oui.. ok.. c’est un roman – mais quand même) Il faut prendre ce roman comme une fiction tragique sur la vie d’Adolfina Freud. On vit dans la Vienne des années 30/45 et on côtoie des sœurs de personnages célèbres comme Clara Klimt, vibrante défenderesse de la cause des femmes, ou Otla Kafka, également sœur de …

J’ai beaucoup aimé les passages et les observations sur la folie, la mélancolie, les références à des textes de Nietzsche, Schopenhauer, Freud, van Gogh ou Nerval – poète que j’apprécie _ mais il faut aussi savoir qu’Adolfina n’a pas été internée pendant sept ans au Nid.. Alors cela finit par me déranger … car la toile de fond est pas fiable… Il faut remettre le titre d’origine, et se dire : c’est un roman sur la Vienne lors de la montée du Nazisme, sur la vie de la Sœur de Freud, la façon dont elle a été maltraitée par sa mère, ses relations avec son frère, la naissance de la psychanalyse. Cette liste… on en parle dans le premier chapitre… et puis c’est tout.

Et cela me donne envie de faire un rapprochement avec l’autre « malaise familial » de l’époque et de la rentrée littéraire 2013, le roman « Le cas Eduard Einstein » de Laurent Seksik ( voir chronique)

Mais lisez le.. juste ayez présent à l’esprit que c’est un roman et non une vérité historique.

Extraits :

« Avec le lait maternel nous avons bu cette amère expérience de nos ancêtres, puis nous l’avons refoulée. »

« Dans notre confiance naïve, nous avons fini par oublier le sort de nos ancêtres persécutés, humiliés, faussement accusés, massacrés. Nous les avons oubliés, nous avons oublié leur sang ; nous, le sang de leur sang »

« Même quand on est seul, les autres existent toujours »

« tu ne regardes qu’en toi-même, voilà pourquoi tu ne peux pas voir les autres. »

« Je n’ai rien à te pardonner. Tu n’as fait aucun mal. Mais tu as omis de faire le bien. Tant de fois dans notre vie nous manquons de faire une bonne action. Et nous ne sommes pas en mesure de savoir laquelle de ces omissions fera du mal à quelqu’un. »

« À présent, je découvre l’hostilité du monde : chaque fois que je sors de la maison, je suis submergée par la panique que suscitent en moi les lieux et les gens inconnus »

« …reste tournée vers le mur, les yeux clos, sentant battre en moi la peur et la douleur dans un même rythme. J’ai peur de la vie, de tous ses secrets qui ne m’ont pas encore été révélés et que je devrai un jour affronter. L’idée de la différence entre le corps de l’homme et celui de la femme me fait mal, tout comme le vague pressentiment des rapports qui les lient »

« … avait oublié ce jour-là la tristesse et la peur qu’il avait provoquées et qui s’étaient déversées sur moi comme une ombre se mêlant à d’autres peurs et d’autres tristesses à venir »

« il plie et déplie mes doigts, ouvre la paume de ma main comme si quelque part, sous la peau, derrière la chair et les os, il cherchait à découvrir ce talent qui doit éclore. « Tu vas apprendre à peindre et à dessiner », me dit-il. »

« Dans sa jeunesse, l’être humain s’imagine que tout ce qu’il désire, il le réalisera un jour ; il le pourrait en effet, mais ce jour n’arrive jamais, non pas parce que ce qu’il désire est impossible, mais parce que, entre le jour où naît son désir et le jour de sa réalisation (le-jour-qui-ne-viendra-jamais), il s’en écoule une quantité d’autres, tous différents, qui brouilleront les pistes et donneront à la vie une autre configuration. Ainsi, peu à peu, son désir d’enfance lui apparaîtra plus tard comme dérisoire, ou insensé, ou parfois même touchant – à moins qu’il ne sombre tout simplement dans l’oubli »

« Désormais, pour moi, peindre signifie chercher – avec les couleurs de la terre où se fondent l’air et le sang – le bien et le mal, l’impuissance et le pouvoir, la menace de la mort et l’attente du salut »

« Ses traits se durcissent, sa voix devient haineuse. De son visage et de sa voix s’échappe un vent glacial qui me frappe de plein fouet. »

« Faut-il que je t’explique ce que le mot “insensé” signifie ? C’est quelque chose de vain, quelque chose qui n’a pas de suite. Tu apprends à marcher pour aller quelque part. Tu apprends à parler pour pouvoir t’entendre avec quelqu’un. Tu mets au monde un enfant pour que la vie continue. Et toi, est-ce que tu sais pourquoi tu dessines ? Tu l’ignores. C’est donc insensé. Et en t’obstinant tu risques même de détruire les choses qui ont du sens. Tu n’arriveras nulle part avec ça. »

« ce venin qui s’égoutte sur le fil ténu qui nous lie encore, nous ne le partageons plus de la même façon, il l’empoisonne elle-même sans m’affecter et elle étouffe dans son impuissance »

« C’est non seulement un excellent peintre, mais aussi un conteur hors pair, capable de transformer ses dessins en récits : il parle du coq et de la poule, du moulin à vent et de la vache, de la laitière et du ruisseau, tous des sujets conçus par sa main »

« …toute attente plus grande que la réalité se termine par une catastrophe, et tout amour plus important que l’être aimé retombe dans la trivialité. »

« Parfois même, je souhaiterais être le spectateur invisible de leur solitude, de ce qu’ils vivent lorsqu’ils sont seuls, séparés l’un de l’autre. J’aimerais partager les images qui peuplent leurs rêveries, écouter leurs pensées les plus intimes, essayant de deviner ce qu’ils pourraient se dire s’ils arrivaient à se débarrasser de leur timidité, de leur réserve »

« Leurs mondes sont complètement différents et cependant ils désirent si fortement être à l’écoute l’un de l’autre »

« Pour Aristote, la femme est une “erreur de la nature”, pour la Bible, elle est l’initiatrice du péché. Pour Tertullien, la femme est la “porte du diable” ; saint Thomas d’Aquin la considère lui aussi comme un “homme imparfait »

« Le bonheur, tout comme le péché, est souvent dans les yeux de celui qui regarde »

« Je crois que le bonheur est quelque chose qui ne  se laisse pas résumer par une définition. C’est tout simplement ce que l’on éprouve »

« La haine ne peut être comprise, on ne peut en détecter les causes ; tout comme le bonheur, elle ne se laisse pas définir, mais s’éprouve »

« le vent frappe parfois si fort qu’il arrache également des lambeaux entiers du moi, et celui-ci se sent impuissant. Et le moi cherche alors un autre moi, d’autres moi, pour l’accompagner sur le chemin de la vie, pendant que le vent du temps hurle tout autour. Il a besoin de ces autres moi non pas pour sa survie matérielle, mais parce qu’il cherche en eux un support pour ce qui le constitue en propre »

« D’un regard, d’un mot, d’un geste, les humains se nourrissent les uns des autres, se soutiennent et se maintiennent. Ils émiettent le moi d’autrui ou le protègent de l’émiettement, ils en recueillent les morceaux et l’aident à se recomposer. Parfois, ils font tous ces gestes contradictoires en même temps : ils nourrissent l’autre et le mangent simultanément, ils le protègent et le détruisent »

« Toute ma vie, je me suis sentie mutilée. De la même manière que les bras manquent à la Vénus de Milo, quelque chose fait défaut à mon âme ; je suis amputée d’une part de moi-même et un sentiment persistant d’absence, de manque, de vide, me rend démunie face aux exigences de la vie. »

« Elles préparent leur avenir et remportent ainsi la lutte contre le temps, tandis que moi je reste seule, tournée vers le passé »

« On dirait que son regard dirigé vers l’horizon en dehors de l’image est tourné vers une autre réalité, là où tout a déjà eu lieu, ce qui est et ce qui sera. Ce regard contient tout le sens du tableau. »

« Pour moi, aucune souffrance sur terre ne peut être réparée par une justice divine et la seule consolation qui existe en ce monde est la beauté. »

« Et, dès ce premier instant, je souhaite demeurer dans la proximité de ce regard, être enveloppée par lui, ne plus jamais le quitter. »

« La fenêtre est un cadre de tableau qui délimite un monde dont je suis l’observatrice isolée »

« Une femme se plonge la tête dans un seau d’eau froide, espérant qu’elle pourra ainsi y noyer les idées fausses qui ont fait intrusion dans son cerveau et brouillent son esprit, et qu’elle finira par récupérer les siennes. »

« Les événements de la réalité et ceux de leur imagination s’entrechoquent et s’entremêlent, et ils cherchent par tous les moyens à justifier leur irrationalité »

« Il est des êtres qui substituent à leur moi un autre moi. Certains d’entre eux, quand ils se regardent dans la glace, y voient Jésus, Napoléon ou un autre personnage illustre. Ceux qui cherchent à les ramener à la raison ne sont que des envieux refusant de reconnaître leur supériorité, ou des créatures minables trop limitées pour voir la réalité. »

« Dans le courant d’une vie, le moi est façonné par l’expérience comme la pierre l’est par la mer au fil des siècles. »

« Certains êtres craignent à tout instant que le monde extérieur ne les submerge, si bien que la limite entre eux-mêmes et le monde n’existe plus »

… « y en a pourtant qui se sentent vides, et ce vide ne peut être comblé ; ils se sentent comme habités par un désert, un désert que rien ne peut rendre fertile. Ce vide les tourmente, mais ils appréhendent plus encore la réalité qui pourrait s’y loger, car ils vivent la réalité comme une menace qui risque d’anéantir leur moi, ce moi inhabité »

« je me dis que dans la mort tous sont à la fois différents et semblables : tous se séparent de leur âme en expirant, mais chacun expire à sa façon. »

« Il existe un abîme entre les fous et ceux qui les ont proclamés tels. Les êtres qui se tiennent sur la berge de la normalité se sentent souvent étrangers les uns aux autres, mais ils savent qu’ils partagent la même berge et la même réalité. Sur l’autre berge, tout être vit dans son monde singulier, car la folie advient lorsque le moi s’arrache à la réalité commune et se retranche dans une non-réalité qui lui appartient. Entre la berge de la normalité et la berge de la folie, il n’y a pas de pont. Il arrive que quelqu’un qui se trouve du côté de la normalité plonge son regard dans le gouffre entre les deux rives et reste prisonnier de ce spectacle. Il se tient quelque temps au bord, puis se fourvoie dans l’abîme. Mais sa chute ne le fait pas disparaître, il réapparaît sur la berge de la folie. Il arrive aussi que quelqu’un sur la berge de la folie cesse de regarder dans l’abîme et dans les profondeurs de son être et, comme par miracle, se retrouve sur la berge opposée. Entre les deux berges, il n’y a pas de pont, et cependant certains êtres passent »

« Dans la vie, tous sont différents. Et dans la mort tous sont différents et tous sont semblables : tous se séparent de leur âme en expirant, mais chacun expire à sa façon. »

« Je sens que je me perds dans la douleur et dans le sommeil, un immense oubli m’enveloppe »

« les destins s’entretissent et forment des toiles invisibles »

« Mes rêves ont des feuilles et des branches, un tronc et une écorce. Mes rêves ont des fleurs et des racines… Mes rêves sont des arbres, ou peut-être les arbres sont-ils mes rêves »

« La folie ne se comprend pas elle-même, et la normalité non plus ne se comprend pas. Et ce qui les sépare, c’est la peur : la normalité a peur de la folie comme la folie a peur de la normalité. Si la folie acceptait la réalité que se partagent les êtres normaux, elle verrait la non-réalité dont elle est victime. Et si la normalité devait plonger son regard dans la folie, elle y verrait des vérités insupportables, non seulement pour la folie, mais aussi pour elle-même, des vérités qui risqueraient de faire craquer sa façade, de faire éclater la carapace qui la protège. Elle se rendrait compte de toutes les anomalies que comporte le monde normal, et ce serait la folie qui régnerait à la place de la normalité. Pour la folie comme pour la normalité, la confrontation avec son envers signifierait la mort, la négation de soi-même. »

« Des voix humaines qui ressemblent au ruissellement de l’eau, au bruissement du vent dans les branches, au piaillement des oiseaux, au grondement des bêtes sauvages, au bruit mat du choc entre deux pierres. »

« Elle se porte comme un charme jusqu’à ses quatre-vingt-dix ans, puis, d’un seul coup, elle se met à vieillir comme pour rattraper toutes ces années où le temps semblait l’avoir épargnée »

« Elle a besoin de se plonger dans le passé, comme si elle cherchait à rattraper quelque chose. Tout comme autrefois elle fuyait le présent pour rattraper l’avenir «

« Entre mes yeux et cette ville se dresse ce voile qui avec le temps devient toujours plus impénétrable et plus obscur, ce voile qui sépare les personnes âgées de tout ce qui les entoure et fait que même ce qui est à leur portée leur échappe comme un élément d’un autre monde, un monde dont ils sont coupés »

« …seul celui qui est frustré du sens de la vie ici-bas, le sens quotidien, cherche un sens divin »

 

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