Dionne, Karen «La fille du roi des marais» (2018)

Dionne, Karen «La fille du roi des marais» (2018)

Auteure : Karen Dionne a vécu plusieurs années avec son mari et sa fille de six semaines près des grands lacs au nord du Michigan, dans une cabane isolée qu’ils ont construite eux-mêmes. Elle s’inspire de cette expérience proche de la nature dans son roman, qui est devenu le grand succès de l’été 2017.

JC Lattès – 07.03.2018 Dominique Defert (Traducteur) 298 pages

Résumé : En devenant une épouse et une mère comblée, Helena pense avoir accédé à la vie à laquelle elle aspirait. Mais quand un détenu s’évade d’une prison de sa région, elle mesure son erreur : comment a-t-elle cru qu’elle pourrait tirer un trait sur son douloureux passé? Car Helena a un secret : elle est l’enfant du viol. Sa mère, kidnappée adolescente, a été retenue prisonnière dans une cabane cachée au fond des marais du Michigan, sans électricité, sans chauffage, sans eau courante.
Née deux ans plus tard, Helena a adoré cette enfance de sauvageonne. Même si son père était parfois brutal, elle l’aimait… jusqu’à ce qu’elle découvre toute sa cruauté. Et malgré la chasse à l’homme lancée par les autorités, Helena sait que la police n’a aucune chance de l’arrêter. La seule personne capable de retrouver cet expert en survie, que la presse a surnommé le Roi des Marais, c’est sa fille.

Mon avis :

J’ai été happée et fascinée par ce livre. Un mélange de conte et de thriller, une étude sur les Indiens Ojibwés qui étaient les premiers habitants de cette région, un volet psychologique sur les pathologies du pervers narcissique et du Syndrome de l’apprentissage de l’impuissance, une fillette qui tourne le dos à son passé pour construire une vie nouvelle. Un rapport fusionnel entre une petite fille qui a développé un amour profond pour l’homme qui est son père, qui lui a tout appris et qui est un homme extrêmement dangereux. La confrontation père-fille qui s’affrontent sur le terrain de la chasse à l’homme … Mais en fin de compte ? quelle est la proie ? le père ? la fille ? Une forte emprise psychologique peut-elle être contournée ? La Fille du roi de la vase de Hans Christian Andersen sert de fil rouge et il y a un effet miroir entre le conte d’Andersen et l’histoire que nous conte Karen Dionne.

Un très beau livre sur le rapport entre l’homme et la nature (pour moi il y a certaines scènes de chasse qui auraient pu être oubliées ; mais elles ne sont pas gratuites et font effectivement partie de la vie). L’homme transmet à sa fille le savoir des anciennes tribus indiennes. Elle tire ses connaissances d’une collection de « National Geographic » ville de 50 ans. Elle vit avec pour toute compagnie sa mère et deux amis imaginaires Cousteau et Calypso.

Une lutte magnifique et haletante, un personnage de femme qui marque. Je ne sais pas à quoi je m’attendais mais ce qui est certain c’est que c’est un vrai coup de cœur !

Extraits :

Elle évitait les regards, comme les feuilles de sagittaire se recroquevillent aux premières gelées.

Peu importe que le temps me convienne ou non ; c’est pas ça qui va le changer. À quoi bon en parler?

Les plotts hounds sont sans peur, à tel point que les amateurs de cette race les surnomment les ninjas du monde canin.

Les agents de la police du Michigan s’assoient sur notre canapé, un à chaque bout, comme deux serre-livres bleus : même uniforme, même taille, mêmes cheveux, leurs casquettes posées sur le coussin du milieu, les genoux relevés très hauts parce que l’assise est basse.

Toutes ces années à tenter d’effacer qui je suis, à couper tous les liens avec mon passé.

Je ne savais pas que quelque chose clochait dans la famille où j’ai grandi. Les enfants ne se posent jamais ces questions. Quels que soient les dysfonctionnements, tout leur paraît normal.

L’ours, c’était mon mukwa, mon animal totem.

J’avais vu des images de foule dans les National Geographic et tenté d’imaginer l’effet que ça faisait d’être entourée par des gens. Maintenant, je savais. C’était bruyant, chaud et plein d’odeurs. J’adorais ça.

— Vas-y pioche !
Je ne voyais pas où était la pioche. En plus, je ne voyais pas quoi creuser. Mais j’avais quitté le marais; quand je ne connaissais pas les manières, je copiais les autres.

Après l’été indien qu’on a eu hier, le vieux dicton dans le Michigan reprend ses droits : si tu n’aimes pas le temps qu’il fait maintenant, attends de voir dans dix minutes !

J’étais adulte et je voulais voir si ma mémoire m’avait joué des tours, si la réalité était conforme à mes souvenirs.

Ningaabi-anang, Waaban-anang, et Odjiig-anang – l’étoile du soir, du matin et la polaire, les trois grands astres des Ojibwés.

Mais je cachais depuis si longtemps qui j’étais, cela me demandait tant d’efforts de m’adapter, que j’avais besoin de me retrouver seule avec moi-même.

On ne mesure son malheur que si on a connu mieux.

Les psychopathes comme mon père peuvent être très charismatiques.

Il a laissé çà et là une fougère écrasée, une branche cassée, un bout d’empreinte, juste de quoi leur donner l’illusion qu’ils étaient plus futés que lui et qu’ils allaient le rattraper avant la nuit. Puis au moment propice, il a disparu dans le marais, comme la brume du matin, sans laisser de traces.

À la longue, j’ai compris l’art du pistage. C’est comme apprendre à lire. Chaque signe est un mot. Il s’agit de les relier pour en faire des phrases, pour révéler une histoire, un chapitre de la vie de l’animal qui est passé par là.

Il y avait là deux natures qui, au dehors comme en dedans, alternaient selon le cours du soleil. Le jour, l’enfant avait la figure, la beauté de sa mère, mais sans doute le caractère de son père. La nuit, son corps rappelait qui était son père, le fangeux monarque, mais elle avait l’âme et le cœur de sa mère.

Ce n’est pas le syndrome de Stockholm. Les psychologues appellent ça l’apprentissage de l’impuissance. Si une personne kidnappée pense que son ravisseur ne va pas la punir, voire la récompenser par le prêt d’une couverture ou un peu de nourriture si elle fait ce qu’on lui dit, elle va obéir, malgré l’humiliation, malgré le désespoir. Si le ravisseur est prêt à infliger une bonne mesure de souffrance, le processus de résignation est d’autant plus rapide. Au bout d’un moment, la victime, malgré la raison, ne cherchera même plus à s’enfuir.

À l’époque, il était courant d’engager des Indiens venant du Canada pour nettoyer les sites de coupes.

Un narcissique n’est satisfait que lorsque le monde tourne comme il le veut.

Les Blancs donnent des noms géographiques à tout leur environnement, mais chez nous, les Premières Nations, on nomme les lieux selon l’usage qu’on en fait, ou leur proximité. L’autre îlot. Les cèdres où les cerfs se retrouvent. Le marais où poussent les sagittaires. L’endroit où Jacob a tué l’aigle. Le rocher où Helena s’est blessée.

C’était l’un des avantages d’être isolés. Un bienfait que les gens n’imaginent pas : aucun germe.

Ses histoires m’intéressaient toujours. Ce n’était pas ça. Mon père était un conteur hors pair. Mais je voulais découvrir les miennes à présent.

La tension entre mes parents était omniprésente, comme un brouillard qui planait constamment dans la pièce.

Je ne devais jamais m’aventurer sur une rivière gelée en hiver, même si ça paraissait solide. La glace d’eau vive n’avait rien à voir avec celle d’un lac à cause du courant et des turbulences. La couche pouvait être épaisse par endroits et toute fine à d’autres.

J’étais terrorisée, mais ma peur ne m’avait pas empêchée de faire ce que j’avais décidé.

Mais c’était ma main ; même si la pioche était mauvaise, je devais l’accepter et « jouer mon jeu », comme disait ma psy – comme si cette métaphore des cartes était parlante à une enfant de douze ans !

Les dégâts sont terribles quand un enfant grandit en captivité. Le confinement bloque son développement psychique et émotionnel.

En même temps, je n’aurais pu agir autrement. Je n’aimais pas m’opposer à mon père ; je savais à quel point il voulait cette fourrure. Mais le loup y tenait aussi.

Le lendemain, mon père m’a demandé si j’avais retenu la leçon. Je lui ai dit oui. Mais je ne crois pas que la leçon que j’ai apprise soit celle qu’il escomptait.

Quand le dernier arbre sera mort, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson pêché, l’homme blanc enfin s’apercevra qu’il ne peut pas manger son argent.

Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.

Ma mère gardait le fil des jours et des mois sur un calendrier qu’elle avait dessiné au charbon de bois sur le mur de la cuisine, mais j’avais toujours été plus intéressée par le vrai temps, celui qu’il faisait dehors, et par les saisons.

Quand on fuit quelqu’un dans la forêt, la meilleure chose à faire est de s’allonger et de ne plus bouger.

Certes, il était important de toujours dire la vérité, mais quand il s’agissait de raconter une histoire, on pouvait enjoliver les faits.

Je ne voulais pas te faire mal, déclare-t-il. Tu m’y as contraint.
Discours typique du pervers narcissique. Quoi qu’il se passe, c’est toujours la faute des autres.

Et je ne voyais pas trop en quoi le kidnapping était mal. Comment était-on censé trouver une épouse?

Si j’avais su tout cela, aurais-je agi autrement ? Bien sûr. Mais il faut assumer ses décisions, même si l’issue n’est pas celle prévue.

Mais les souvenirs, ce ne sont pas des faits, ce sont des émotions.

Informations :

Les Ojibwés, Ojiboués ou Anishinaabes  https://fr.wikipedia.org/wiki/Ojibwés

Nanabozho, l’esprit farceur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nanabozo

 

 

2 Replies to “Dionne, Karen «La fille du roi des marais» (2018)”

  1. J’ai ouvert ce livre par hasard cet automne et je ne l’ai plus lâché avant la fin. Je partage entièrement ton avis, c’est un bon moment de lecture. On happé par l’histoire, c’est très bien écrit.

  2. Je me suis lancé dans ce bouquin sur une injonction amicale mais impérieuse émise par l’auteure de ce blog. J’ai donc obéi et je n’ai pas regretté ma passivité.
    Petit avant-propos : je lis un livre avant tout avec mon cœur et l’héroïne de ce livre a pris le mien comme le ferait une sœur ou une amie très chère.
    Cet ouvrage est construit comme le récit de sa vie qu’Helena voudrait léguer à ses filles. Il est vif et direct et restitue l’état d’esprit d’une jeune fille qui a pour références un père cruel et narcissique, une mère terrorisée et battue et une vieille collection de « National geographic ». Le récit se déroule alors qu’elle part sur les traces de son père évadé. Certaines scènes peuvent paraître cruelles à nos petites natures urbanisées mais elles ne sont que le reflet des nécessités d’une vie en autarcie complète. Contrairement à son père, Helena n’est jamais cruelle. Elle tue un faon, mais elle mangera sa viande et aura des gants chauds pour l’hiver. D’autres gestes la marqueront à tout jamais, mais là encore elle les estimait nécessaires (pour en savoir plus, il faut lire le livre !!). Et comme elle l’écrit : « On ne mesure son malheur que si on a connu mieux ».
    Tout a été joliment dit plus haut sur ce livre et je ne peux que répéter que je l’ai beaucoup aimé. Le récit est prenant, alerte, alternant souvenirs et temps présent. Et l’épilogue de cette traque va permettre à Helena de comprendre enfin la vérité de ses sentiments.

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