Messud, Claire «La fille qui brûle» (2018)

Messud, Claire «La fille qui brûle» (2018)

Autrice : Claire Messud, née le 8 octobre 1966 à Greenwich au Connecticut, est une femme de lettres américaine. Elle a fait ses études à Yale et à Cambridge. Son premier roman, When the World Was Steady, a été finaliste du prix PEN/Faulkner en 1996. Les Editions Gallimard ont déjà publié La vie après (2011), Une histoire simple(2004), Les enfants de l’empereur (2008) et La Femme d’En Haut(2014) , La fille qui brûle (2018).

Gallimard – Collection Du monde entier – 19.04.2018 – 256 pages – Trad. de l’anglais (États-Unis) par France Camus-Pichon – titre original : The Burning Girl

Résumé : Julia et Cassie se connaissent depuis toujours. Amies siamoises, copines jumelles, elles savent tout l’une de l’autre et se fraient ensemble leur chemin vers l’adolescence. L’été précédant leur entrée en cinquième, elles fuient leur petite ville de Royston, dans le Massachusetts, par le biais de l’imagination. Enfoui au milieu d’une forêt subsiste un ancien asile dans lequel elles s’inventent des vies dangereuses.
Et puis le quotidien reprend son cours, elles ne sont plus dans la même classe, se font de nouveaux amis et s’éloignent peu à peu. Elève studieuse, Julia se prépare pour le concours d’éloquence tandis que Cassie entame de mauvaises fréquentations. Julia observe, impuissante, son amie de toujours lui échapper et se fondre dans la peau, à vif, de quelqu’un qu’elle ne reconnait pas. Jusqu’à ce que Cassie disparaisse.
Claire Messud brosse un tableau sombre et envoûtant de l’adolescence à l’ère des réseaux sociaux et dans lequel parents et enfants font l’apprentissage de la séparation, de l’incompréhension, avant de tenter d’écrire leur propre version de l’histoire.

Mon avis : Cela commence dès l’enfance. Une amitié entre deux fillettes qui ne se quittent pas. Mais cette relation va-t-elle survivre à l’adolescence, à la différence de classe sociale… C’est l’histoire d’une amitié qui va explorer les deux filles et tenter de retrouver ce qui se cache derrière les apparences. La parole est donnée à Julia, une jeune fille de bonne famille qui a rencontré celle qu’elle considère comme sa jumelle, son inséparable, son âme sœur, sa meilleure amie à la maternelle. Et même si les milieux sociaux dans lesquels elles évoluent sont très différents, les fillettes sont très liées. Pendant leurs jeunes années elles vivent ensemble des aventures, elles explorent des endroits qui deviennent leur univers, des lieux connus d’elles seules, elles ont des secrets.

La passion de Julia est le théâtre et un jour elle ira dans une grande Université. Pour Cassie, qui ne sait pas qui est son père et dont la mère est infirmière à domicile, l’avenir est nettement moins tracé.

A l’adolescence, les fréquentations de Cassie vont éloigner les deux amies, mais Julia refuse de croire que Cassie s’éloigne. Et pourtant… Julia entre dans l’âge adulte, ne franchit pas les limites. Pendant ce temps, la vie de Cassie devient difficile. Sa mère rencontre un homme assez louche, son univers se détériore. Comment va-t-elle réagir ? Leur amitié va-t-elle résister ? Julia va-t-elle aider son amie de toujours ? Cassie va-t-elle appeler à l’aide ?

Un livre sur l’adolescence, sur les relations entre les jeunes filles et leurs parents. Si vous aimez les livres de Laura Kasischke et les thèmes qu’elle aborde, je pense que vous allez beaucoup aimer ce livre. C’est une belle découverte et je pense que je vais suivre cette autrice.

Extraits :

Chaque nouvelle journée accroît un peu plus la distance entre alors et maintenant, donc je peux croire – il faut que j’y croie – qu’un jour je regarderai en arrière, et ce « alors » ne sera plus qu’un point sur l’horizon.

C’est entré dans la légende, sans que je puisse dire aujourd’hui si je m’en souviens, ou si on me l’a répété tant de fois que j’ai inventé ce souvenir.

Si je pouvais remonter le temps, je noterais tout : les secrets qu’on se confiait et les projets qu’on faisait.

« Tant qu’à faire, pourquoi imaginer le pire ? » demandait-elle.

… des souvenirs de la toute petite enfance, aux bords sombres comme ceux d’une vieille photo, mais indélébiles.

Parfois, m’a-t-elle confié un jour, je suis absolument sûre qu’il est vivant. Pas seulement dans ma tête, mais réellement là. Parce que je le sens si près de moi, tu comprends ? Comme s’il m’accompagnait. Les anges, a-t-elle chuchoté avec véhémence, existent vraiment.

Nous avons échangé un regard, presque un sourire mais pas tout à fait, un peu la même expression que la Joconde.

Ma mère disait toujours que si on n’a pas d’antiseptique, il faut veiller à faire saigner la plaie pour la débarrasser des microbes.

Elle croit que rien ne s’est passé, si elle n’a pas de témoins.

Quand j’écrivais mon journal, je n’arrivais pas à me convaincre que j’en serais la seule lectrice ; or tout l’intérêt d’un journal était de consigner les choses qu’on voulait cacher à autrui. Peut-être, me disais-je parfois, qu’un autre lecteur serait simplement moi plus âgée, la même, mais changée par le temps. Ce qui me troublait, car c’était quoi, un moi, une personne, s’il pouvait changer à ce point – autant qu’un bâtiment abandonné, par exemple ? À quoi se fier, alors, hormis aux rochers de la carrière?

on basculait soudain dans un monde d’actes et de conjectures adultes

Nous étions passées de l’autre côté du miroir, dans un monde d’amitié feinte où Cassie me faisait un grand sourire dès qu’elle m’apercevait – mais pas trop grand quand même, voyez-vous. Comme une parodie de son ancien sourire ; moi aussi je souriais, même si j’avais l’impression de faire la grimace et savais que personne autour de nous n’était dupe, surtout pas Cassie.

elle mettait toujours l’autoradio en bruit de fond, il n’y avait jamais de longs silences, et elle ne se rendait sans doute compte de rien.

Notre éloignement n’avait rien d’agressif ni de cruel, pas pour elle. On aurait plutôt dit que j’étais une vieille paire de chaussures et qu’elle en avait deux paires neuves plus élégantes ; elle ne mettait plus les anciennes, sans vouloir les jeter pour autant.

Mais tu ne vois donc pas que je suis contaminée ? Tu ne vois donc pas toute cette crasse adulte qui me recouvre ?

 Parfois, je me disais que grandir en étant une fille, c’était apprendre à avoir peur. Pas exactement à être parano, mais à toujours rester sur ses gardes et lucide, comme quand on vérifie l’emplacement de la sortie de secours au cinéma ou à l’hôtel.

Vous grandissez, et à cause de toutes les histoires qu’on vous raconte vous apprenez comment est le monde, et vous commencez à perdre des libertés.

On ne peut aider personne si on ne s’aide pas soi-même.

Tu ne trouves pas ça très triste ? Presque pathétique, je veux dire. Car enfin, pourquoi elle ne s’accepte pas telle qu’elle est au lieu de mettre un déguisement chaque matin, comme un costume de théâtre ?

elle se tournait vers ce soleil noir tel un héliotrope

Je me suis alors souvenue d’avoir imaginé qu’avec ses chansons de Springsteen à fond, il revivait sa jeunesse insouciante

on réagit davantage au sort d’un individu qu’à celui d’une collectivité – on est davantage bouleversé par la mort d’un enfant particulier que par l’annonce de cinq cents ou mille décès

Amusant, l’effet que peut avoir le passage du temps : chaque jour une goutte d’eau tombe, et sur la roche juste en dessous se forme à notre insu une concrétion calcaire.

Avec quelqu’un qu’on a toujours connu et aimé sans réfléchir, on a l’étrange impression de tout savoir et de ne rien savoir à la fois.

Dans le même temps notre amitié ressemblait à une ville que l’on n’aurait pas visitée depuis une éternité, dont on connaîtrait les rues par cœur, mais dont les commerces et les restaurants auraient changé, si bien qu’on pouvait aller sans problème de l’église à la grand-place, mais ne pas savoir où trouver une glace, ou un sandwich correct.

 

Elle a des problèmes.
— Qu’est-ce qui le prouve ? » Je savais qu’il avait raison, mais tant pis.
« Le simple fait qu’elle ne veuille pas qu’on sache. Tu ne te caches que si tu ne peux pas faire autrement. C’est comme une planète : tu sais u’elle est forcément ronde, mais tu n’en vois qu’un croissant ou une face. Donc tu déduis que l’autre partie est dans l’ombre. Ensuite tu dois te représenter ce qui est dans l’ombre, et quelle en est la cause.

Là, en cet instant précis, je pouvais anticiper chacun de ses mouvements comme s’il était entouré d’un champ magnétique, attirant jusqu’à en être presque repoussant.

on ne peut jamais réellement savoir ce qui arrive aux autres, ni ce qu’eux-mêmes croient qu’il leur arrive, ce qui revient au même.

Moi aussi j’avais récemment pris conscience de la solitude de chacun de nous, du peu de nous-mêmes et de notre existence que nous partageons, bien que nous partagions certaines pièces, certaines heures, certaines conversations.

Quoi qu’il en soit, ce qui doit arriver arrivera, non pas que tout soit écrit, mais parce qu’aucun de nous ne voit jamais la réalité en face, seulement à travers une vitre noircie : c’est le mieux que nous puissions faire.

Comment aurais-je pu expliquer que, pour moi, tout est jeu, tout est théâtre ? Chacun de nous revêt son costume de scène, son masque, et fait semblant. Nous prenons le vaste tourbillon insaisissable et infini d’événements et d’émotions qui nous entoure, dans lequel nous sommes immergés, et nous en faisons un récit simplifié, une histoire simple que nous présentons comme une vérité.

 

 

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