Buti, Roland « Le Milieu de l’horizon » (04/2013)
Prix du public de la RTS 2014, sélectionné pour le Médicis 2013 (Editions Zoé)
Résumé : Gus a quitté l’enfance un été de canicule. Alors qu’il aide son père paysan, lit et relit ses bandes dessinées, se baigne dans un réservoir souterrain avec Mado, la fille perdue du village, son univers familier et rassurant se fissure. La mère de Gus, présence constante, tendre et complice s’éloigne peu à peu de lui, tandis que son père, pourtant véritable force de la nature, s’enferme dans sa chambre pour cuver son chagrin. L’impensable arrive. Gus doit alors prendre en main l’exploitation, guider les camions-citernes de l’armée vers les champs desséchés, traire les vaches trop pleines d’avoir été oubliées. Quand il découvre le secret de sa mère, dans une scène magnifique de pudeur, il vit la fin d’un monde.
Mon avis : Je viens de finir ce livre d’un auteur suisse. J’avais un peu peur de lire un roman « rural » sur la détresse du monde paysan… Pas du tout. Ce fut un très beau moment.
1976, été de canicule. Été aussi ou le monde de Gus va s’effondrer. Sous un ciel jaune tout va sécher et partir en poussière.. Son monde, la ferme, les animaux… tout va mourir. Tout le monde qu’il a connu depuis l’enfance va se recroqueviller, se consumer, puis exploser et disparaitre et toutes les valeurs de son enfance se déliter. Dans une ferme traditionnelle, l’élevage des poussins remplace les bovins, la vieille jument arrive au bout de sa vie, sa mère et son père cessent de se comporter comme avant, le jeune handicapé placé à la ferme perd ses repères, le chien ne se comporte plus normalement. Ecroulement du monde paysan traditionnel et mort de l’enfance… Un très beau moment qui relie l’âme du jeune paysan à la souffrance de la terre, la sècheresse et la mort de son monde, les ravages du coup de foudre et de la foudre, la force dévastatrice de la solitude et de l’aridité, les sentiments et les éléments sortent de la routine ; le malheur étouffe tout, comme la chaleur oppressante qui assomme la campagne et les êtres.
En partant de la petite ferme, on obtient l’image de la vie, quand la vie bascule, que les habitudes volent en éclat et que les fondements auxquels on croit depuis des siècles vacillent. De très belles descriptions de la campagne et des éléments. J’aime beaucoup aussi l’identification du gamin avec le monde de la Bande dessinée. J’ai aimé la description et l’accent mis sur les couleurs le jaune est perçu comme maléfique (chaleur) et le bleu comme reposant (eau) – j’y suis toujours très sensible -, les parallèles entre les choses et les animaux, les éléments et les sentiments. Sous la chaleur et la sécheresse, tout se craquelle, se fissure, puis le tonnerre, la foudre, la violence de l’orage, la pluie qui entraine tout… et qui laisse un paysage de désolation. La ferme et la famille ont subi le même sort…
Extraits :
« Chez nous, il y avait deux matins. Le premier était celui des chats commençant leurs rondes, et de papa qui, le premier debout, descendait pour aller travailler »
« J’ai tout à coup eu le sentiment de ne pas avoir assez vécu pour me prévaloir d’une quelconque épaisseur de mystère à ses yeux. J’étais comme un animal réduit à ses caractéristiques essentielles, interchangeable comme un petit chat auquel on donne un nom et que l’on caresse à la première rencontre. »
« C’est lassant de toujours voir ce que l’on voit. On devrait imaginer d’autres couleurs, des accessoires, des inventions partout pour que l’on soit à tous les coups un peu étonné de vivre. »
« J’aurais alors aimé être à l’intérieur d’une case de bande dessinée illustrant une scène nocturne, une case dans laquelle tous les éléments du décor sous la lune sont représentés en bleu. Et le héros traverse le décor en silence : les arbres sont bleu foncé, les prés sont bleu clair, les réverbères sont bleu foncé, la rue est bleu clair et même le noir des ténèbres est bleu. Mais il n’y avait aucune couleur froide autour de moi et, au cœur de la fausse obscurité, le rouge et le jaune ne s’effaçaient pas parce que nos nuits d’été étaient en réalité uniquement des jours un peu éteints. »
« Le réfrigérateur ronronnait dans la pièce vide avec de temps à autre des hoquets suivis d’une brève exaltation électrique qui le faisait trembler de haut en bas. Il s’ébrouait comme une vieille bête fourbue avant de retrouver sa respiration régulière, chaque fois un peu plus accablé. »
«Depuis quelques jours, Rudy me disait que l’herbe sentait mauvais. Quand je lui avais demandé pourquoi, il m’avait répondu triste et sérieux que c’était parce qu’elle souffrait.»
« Il devait passer son temps à penser au temps : au temps passé et au temps lui restant à vivre, les deux n’ayant plus suffisamment de consistance pour vraiment l’intéresser »
« Les animaux ont dans la tête quelque chose qui ressemble à une horloge. Elle rythme leur vie. Elle ne les trompe jamais. Ils savent très bien quand ils vont y passer. Ils le comprennent et cela ne les panique pas. Ils restent calmes. Ils se retirent. Ils acceptent alors leur corps qui ralentit, qui s’épuise, qui s’arrête… »
« J’appartenais à cette maison fragile. J’appartenais à cette maison dans laquelle chacun se débattait dans son petit espace clos. J’avais le dos plaqué contre la terre chaude, les yeux au ciel, et je me disais que nos rêves étaient comme un train qui entre en gare, un train qu’on aperçoit de loin dans une lumière poussiéreuse éblouissante, qui devient plus concret en s’approchant, qui défile devant nous avec lenteur et que nous regardons longtemps sans savoir s’il va s’arrêter vraiment et si nous allons pouvoir monter dedans. »
« J’avais l’âge où l’on est immortel, car une vie nous attend. Mais cet horizon, jusque-là sans réalité et trop lointain, commençait à avoir des contours un peu plus distincts et je me sentais à peu près dans la peau du personnage de bande dessinée que l’on suit de dos et qui avance, case après case, vers un paysage qui, à mesure qu’il devient moins flou, devient aussi moins attrayant »
« Une bonne respiration apaise les nerfs, calme les peurs.. . Elle est comme le vent qui souffle sur le feu, qui disperse les cendres et redonne de la force à la flamme qui étouffait dessous. »
« Il n’y avait sans doute rien à dire parce que parler aurait simplement déposé une couche de mots inutiles sur les choses »
« Je n’étais pas loin de penser qu’il lui obéissait parce que l’esprit de maman se trouvait en contact avec la divinité tutélaire qui protégeait nos bâtiments, qui garantissait la fertilité de nos terres et qui veillait à notre fortune. La maison tenait grâce à elle. »