Sénanque, Antoine «Jonathan Weakshield» (2016)

Sénanque, Antoine «Jonathan Weakshield» (2016)

Résumé : 1897, Scotland Yard, Londres. Le dossier Jonathan Weakshield est réouvert. Ancienne grande figure de la pègre, il avait été déclaré mort quinze ans plus tôt. Chef du Seven Dials, quartier redouté des bas-fonds londoniens, il y a fait régner l’ordre et la terreur au côté du Viking, le maître des gangs de la capitale, officiellement pendu en 1885.Les empreintes retrouvées sur une lettre à une inconnue prouvent que Weakshield est vivant. Tandis qu’un inspecteur acharné se lance sur sa piste à travers l’Europe et l’océan Indien, l’enquête de deux journalistes du Daily News dévoile les secrets de celui qu’on avait surnommé pour sa cruauté le « loup du Seven Dials ». Qui est-il ? Comment a-t-il disparu ? Et pourquoi refait-il surface maintenant ?Il faudra remonter loin, revenir sur son passé en Irlande au temps de la grande famine, interroger ses lieutenants, suivre son ascension à Londres, revivre la bataille des gangs de Strugglefield, son amitié brisée avec le Viking et son histoire d’amour secrète. Weakshield revient pour régler ses comptes et sauver la femme qu’il aime, mais les vieilles haines se réveillent et le sang s’apprête à couler de nouveau sur les bords de la Tamise. Avec un talent et une puissance extraordinaires, Antoine Sénanque nous entraîne à la fin de l’ère victorienne dans un « Gangs of London » où se croisent les ombres d’Oscar Wilde, de Stevenson et de Jack l’Eventreur.

Mon avis : J’ai beaucoup aimé. J’ai retrouvé avec plaisir les bas-fonds de Londres, des lieux qui me sont devenus familiers grâce aux aventures de Monk relatées par Anne Perry. Mais parlons de l’histoire.

L’histoire se déroule dans l’Angleterre victorienne, à la fin du XIXème siècle. A cette époque, l’Irlande a envahi les bas-fonds londoniens, suite à la grande famine de la pomme de terre ; le cadre historique du livre est très documenté. Il y aura aussi un petit tour dans la Londres des milieux huppés, au café Royal, avec une évocation de Oscar Wilde. Au milieu d’un monde qui change, des hommes intemporels aux valeurs éternelles : amour, loyauté, amitié, fidélité. Il y a du sang et de la brutalité mais c’est surtout l’histoire de rencontres. Une grande rencontre, celle de Jonathan et de Fine, la petite irlandaise, et la poursuite de son grand amour jusqu’à la fin. C’est la révolution industrielle, une époque de progrès mais aussi un décalage avec un moralisme écrasant. C’est l’époque des premiers gramophones (on en parle dans le roman), le progrès arrive, l’électricité aussi ; c’est l’expo universelle avec le Palais de Cristal. Une époque charnière dans un monde qui change et un roman charnière aussi entre le passé et le présent d’un homme.

Jonathan Weakshield .. Traduction « bouclier faible »… mais qui est ce personnage ? Un chef de la pègre, irlandais, magnifique, aventurier, en fuite, recherché, multi survivant. Dans les brumes de l’Irlande, de Londres, des bouges et des bas-fonds, un homme « flou » que sa longue absence de dix ans rend insaisissable. Un homme sincère et simple, un homme d’honneur, comme les caïds de l’ancien temps, fidèles et qui ne trahissent ni eux-mêmes ni les autres. Au cœur tendre…

Et les personnages qui l’entourent dans cette vie aventureuse sont de vrais personnages, des durs au cœur tendre, des membres soudés d’une bande. Il y a Fine, Mo – le vieux lieutenant de J.W. devenu aveugle suite à une maladie et qui a développé le don de « voir avec le nez » ; il convient à ce stade de relever l’importance des odeurs dans les descriptions du livre. Londres est puanteur, partout, dans la ville, sur les quais, et aussi dans les inventions de la révolution industrielle ; mais la puanteur était aussi évoquée dans sa description de l’Irlande. il y a aussi l’ennemi de toujours, le Viking, nain par la taille mais pas autrement. Et comme dans le monde de la pègre, on sent que ces deux chefs se respectent, même si il y a une bonne dose de haine dans leur relation.

L’auteur est médecin ; cela ne ressort pas trop mais quand même il y a certaines petites infos qui surgissent, à la gloire de certaines pointures de la médecine de l’époque. Il fait intervenir dans l’histoire les Professeurs Lister et Ernest Duchêne. Lister, ami de Pasteur et sommité médicale anglaise et Ernest Duchêne – un médecin français qui découvrit que certaines moisissures pouvaient neutraliser la prolifération des bactéries. Il fit cette découverte, qui resta inappliquée, trente-deux ans avant celle d’Alexander Fleming qui montra les propriétés antibiotiques de la pénicilline, substance dérivée de ces moisissures – et qui soigne Fine.

Extraits :

je n’ai jamais appris à nager. Chez nous, on dit que celui qui sait voguer sans bateau porte le mauvais œil aux équipages.

Il avait cru que la solitude serait la gardienne de sa liberté mais sa liberté lui échappait chaque jour un peu plus et la solitude prenait la place.

Et il y avait ce bruit sourd et régulier qui n’était pas celui de son cœur. Quelque chose toquait en lui. Rien de plus silencieux pourtant que l’espace de sa vie où personne ne passait jamais.

Je suis né en 1831 et souhaiterais mourir, si mon avis a de l’importance, en l’an 1900 de notre ère. Je voudrais toucher le XXe siècle.

Je n’espère pas des jours meilleurs, les hommes, comme tous les produits de la terre, pourrissent en avançant, mais 1900, c’est une date.

Whitechapel et Seven Dials sont aussi éloignés l’un de l’autre que l’Angleterre du continent. Chacun a ses lois, son langage, ses méthodes.

On enviait les pires assassins à force de les traiter en êtres d’exception, « monstres », « prédateurs », « génies du mal » sans jamais souligner la vérité de leur nature : la médiocrité. Les métaphores étaient les auréoles de ces rebuts du monde. Leur gloire diffusait comme une eau sale portant les germes que la morale ne consommait pas, mais qui désaltérait les angoisses. Des hommes croupis.

Au loin, vers Whitechapel, les cheminées des raffineries de sucre crachaient leur brouillard au goût de réglisse, qui glissait vers le fleuve pour poisser ses vapeurs.

Triste était un mot si faible pour décrire son humeur. Mais que dire de plus pour exprimer sans lyrisme, sans complaisance, le désespoir qu’il ressentait ? Juste un mot simple à partager avec le plus innocent des hommes et dont tous les cœurs comprendraient le sens. Triste. Infiniment.

J’ai toujours craché sur la générosité. Elle défait les hommes. Elle apprend à ceux qui la reçoivent l’égoïsme, la paresse et couve leurs perversions. Aujourd’hui, la pauvreté est un métier.

Mais moi, je crois qu’on dirige son étoile comme on l’entend, en changeant son cours, ou en la laissant tourner toute seule. La trahison, personne peut rien contre ça. Et la seule misère, c’est de ne pas être le maître de son malheur.

la sélection naturelle de Mr Darwin s’opérait en accéléré, pour le plus grand bénéfice de la nation enfin débarrassée de ses déchets qui s’éliminaient entre eux. Quel recours en dehors de la police absente ? Sherlock Holmes ? Les gens réclamaient des Sherlock Holmes parce que les forces de l’ordre n’étaient d’aucun secours. Le grand détective devait son succès à l’abandon des citoyens par l’Etat autant qu’au talent de son créateur.

Le gin avait forcé son crâne et clapotait dans son cerveau.

— Je parle pour entendre, lui dit-il.
— Pour entendre quoi ?
— Ce que les gens me cachent.

cette vieille Angleterre qui puait le rancis sous ses airs d’adolescente fardée de progrès, momie dont on avait changé les bandelettes, mais l’Europe entière, cette sinistre demeure hantée, aux couloirs poussiéreux où ne se croisaient que des fantômes

Pas besoin d’orphelinat pour l’abandon des enfants de la gentry confiés aux nurses, aux précepteurs, aux pensions, et oubliés lors de la « saison » quand les riches montent leurs parades de printemps, dans les avenues du West End, sur leurs attelages rutilants, le long de la Serpentine de Hyde Park.

L’essentiel n’avait jamais été de retirer la vie mais de la briser, d’arracher les cœurs pour ne laisser que des enveloppes vides, des simulacres d’homme comme l’automate du Strand.

Une robe noire, un châle sombre sur ses épaules, le visage grave, elle ressemblait à une vierge, avec assez de dureté dans le regard pour repousser toutes les prières du monde.

La liberté n’avait pas le même visage, ici. Personne n’espérait la trouver sur terre.

L’île aux Chiens était comme l’épave d’un paquebot échoué au milieu de la Tamise. Aussi sinistre que ces carcasses rouillées de mer, pleines de coins coupants, de pourriture et de mauvais souvenirs.

La paix qu’il ressentait valait toutes les couleurs de l’univers. Ne pas savoir avant les autres. Ne pas voir l’invisible. Se délasser dans le rien.

Un arbre stupidement fleuri qui plongeait ses racines dans la pourriture, aussi beau hors de la terre que répugnant dans ses profondeurs. Ses racines aspiraient le sang et les chairs décomposées des cadavres qui nourrissaient toutes les floraisons. Les fumiers du printemps.

Comme les naufragés sur leur chaloupe, il avait dû faire des rations, réduire les quantités d’espérance et faire survivre cet amour, à tout prix.

je vous en donne ma parole d’Anglaise.
— Je préférerais votre parole de femme.

La soirée s’était échappée. Le temps accélérait son cours, quand ils le partageaient.

Les maladies de l’âme étaient, selon le docteur Freud, les stigmates de douloureuses expériences du passé, mises au secret. Du passé infectant le présent, du temps choléra qui rendait malades ceux qui l’avaient vécu.

Il n’y a que les Français qui respectent à ce point l’individu… dans la mesure où il partage leur nationalité.

— Au 23 avenue du Ciel, monsieur, vous demanderez après le quatrième nuage…

Il découvrait les ressemblances entre eux. Les harmonies de solitude.

De grosses larmes coulaient maintenant sur ses joues. Des larmes d’enfant inconsolable. Des larmes d’homme.

 

Les êtres humains étaient des traîtres humains. Pas besoindes bas-fonds pour passer sa vie à mentir, tricher, décevoir et ridiculiser le reflet immaculé du rêve de soi qu’on nous offrait à la naissance. Notre temps sur terre n’était qu’un chemin de mensonge. Tenir une parole. Une seule, contre le destin. Une petite parole. Laisser les grandes promesses, les serments sur l’infini. Ne pas s’engager sur trop grand, mais sur ce qui était à portée de main… s’engager sur le caillou ramassé dans la rue et mourir s’il le fallait, mourir pour ne pas trahir le caillou.

« … L’homme qui n’a pas de musique en lui et que ne touche pas un concert de doux sons est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux pillages. » (Shakespeare)

tu as…
— Vieilli, je sais.
— Non, je ne dirais pas ça… grandi. Tu as attrapé l’air des hommes célèbres… ça fait gagner des centimètres.

le bonheur n’était qu’une direction, des coordonnées incomplètes sur une carte. Seul le voyage comptait.

As ae door’s steekit anither appens   (Proverbe écossais : quand une porte se ferme, une autre s’ouvre.)

Tous les pardons avaient la même fonction, ils déguisaient la lâcheté et l’apitoiement sur soi-même.

Conseil : Pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la violence à cette époque :

– Le crime de sang à Londres à l’époque Victorienne : essai d’interprétation des modèles de violence [article de Philippe Chassaigne] : http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1993_num_12_4_1688

– Au programme d’ »Histoire Vivante », une semaine consacrée à l’Angleterre victorienne (1837 à 1901), période qui est marquée à la fois par l’apogée de l’Empire britannique et par la révolution industrielle, mais aussi par de violents mouvements sociaux qui se sont traduits par la formation des Trades Unions des syndicats, et par l’élargissement du suffrage censitaire en Angleterre. : http://www.rts.ch/docs/histoire-vivante/a-ecouter/3545504-l-angleterre-victorienne-1-5.html

 

 

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