Baricco, Alessandro « Mr Gwyn » (05-2014)

Baricco, Alessandro « Mr Gwyn » (05-2014)

Résumé : Romancier britannique dans la fleur de l’âge, Jasper Gwyn a à son actif trois romans qui lui ont valu un honnête succès public et critique. Pourtant, il publie dans The Guardian un article dans lequel il dresse la liste des cinquante-deux choses qu’il ne fera plus, la dernière étant : écrire un roman. Son agent, Tom Bruce Shepperd, prend cette déclaration pour une provocation, mais, lorsqu’il appelle l’écrivain, il comprend que ça n’en est pas une : Gwyn est tout à fait déterminé. Simplement, il ne sait pas ce qu’il va faire ensuite. Au terme d’une année sabbatique, il a trouvé : il veut réaliser des portraits, à la façon d’un peintre, mais des portraits écrits qui ne soient pas de banales descriptions. Dans ce but, il cherche un atelier, soigne la lumière, l’ambiance sonore et le décor, puis il se met en quête de modèles. C’est le début d’une expérience hors norme qui mettra l’écrivain repenti à rude épreuve.

Qu’est-ce qu’un artiste? s’interroge Alessandro Baricco, dans ce roman intrigant, brillant et formidablement élégant. Pour répondre à cette question, il nous invite à suivre le parcours de son Mr Gwyn, mi-jeu sophistiqué mi-aventure cocasse. Et, s’il nous livre la clé du mystère Gwyn, l’issue sera naturellement inattendue.

Mon avis : Et si on changeait de vie ? C’est ce que Mr Gwyn va faire pour la deuxième fois ; la première c’est quand il a délaissé son premier métier, accordeur de piano pour devenir écrivain à succès. Et maintenant, il dit stop ! Il arrête d’écrire ; il va de fait continuer son métier, de manière différente, plus pure. Il va avoir un désir et va tout faire pour arriver à vivre son désir. Et pourtant, être un écrivain à succès… n’est-ce pas le plus beau métier du monde ? Mr Gwyn semble plutôt désireux de fuir tout le reste de ce qui fait sa vie et, de fait il continue d’écrire, mais dans sa tête… Et comme c’est un homme très organisé, il va mettre minutieusement en place le cadre de son désir. Deux « rencontres » vont lui permettre de trouver sa nouvelle vie : un personnage « la vieille dame qui est dans sa tête » rencontrée une seule fois dans la vraie vie et qui deviendra une voix dans sa tête, et les portraits découverts dans une exposition de tableaux qui vont lui donner l’envie de faire des « portraits écrits ». La vieille dame est une présence qui l’accompagne dans son changement d’existence et le guide dans ce conte sur la possibilité d’aller jusqu’au bout de son désir. De fait ce conte est un conte sur la solitude, sur l’envie d’un homme de se fondre dans la normalité, de disparaitre, de renaitre sous une forme différente, plus pure, anonyme. C’est aussi une réflexion sur la condition de l’artiste.

Un livre aussi sur la fantaisie, le retour à l’insouciance par les personnages qui évoquent l’enfance (un petit homme qui fabrique des ampoules enfantines, qui naissent rouge, virent de l’ambre au bleu et s’éteignent au bout de 32 jours ; un local qui garde des parts de mystère)

Importance aussi du terme s’éteindre… la vieille dame, les ampoules, les chandelles, le parc, le ciel, la vie, même les bouts de papier… qui pour moi évoque la douceur, aucune brusquerie, le lent passage de la lumière à l’ombre. Grande importance donnée à la douceur, à l’harmonie, au silence, au fondu des tons et des émotions.

Dès qu’on part vers l’oral, le verbe, on casse la magie, on arrive dans un monde de violence, de chaos, de haine.

Mais aussi même dans la disparition, l’importance de laisser des traces pour montrer a ceux qu’on aime qu’on ne les oublie pas, qu’ils font partie de notre monde.

Livre magnifique. Je renoue avec la magie des anciens Baricco, faits de subtilité et de poésie…

Extraits :

Exergue : « Tout commence par une interruption » Paul Valéry

Un jour je me suis aperçu que plus rien ne m’importait, et que tout me blessait mortellement.

il sentait son cœur devenir léger et éprouvait l’ivresse enfantine des samedis après-midi. Il ne s’était pas senti aussi bien depuis des années. C’est aussi pour cela qu’il tarda un peu à prendre la mesure de sa nouvelle vie, prolongeant cette intime sensation de vacances

De plus en plus souvent, cependant, ce besoin d’écrire le reprenait, avec la nostalgie de cet effort quotidien pour mettre en ordre ses pensées sous la forme rectiligne d’une phrase. De façon instinctive, alors, il finit par compenser ce manque par un rituel privé de son invention, qui ne lui sembla pas dépourvu d’une certaine beauté : il se mit à écrire mentalement, pendant qu’il marchait, ou allongé sur son lit, lumière éteinte, en attendant le sommeil. Il choisissait des mots, construisait des phrases. Il lui arrivait de suivre une idée plusieurs jours d’affilée, écrivant dans sa tête des pages entières, qu’il aimait se répéter, quelquefois à voix haute

le fait de se réveiller tôt le matin sans pouvoir se rendormir, l’obscurité aux fenêtres, se mit à l’oppresser

Un moment de silence passa entre eux comme un enchantement.

Brusquement, il se voyait de l’extérieur — c’est ce qu’il racontait — ou ne percevait plus rien de précis en dehors de lui-même

l’abandon des livres avait créé un vide dans sa vie qu’il ne savait combler sinon à travers des rituels substitutifs imparfaits et provisoires, comme le fait d’assembler des phrases dans son esprit ou de lacer ses chaussures avec une lenteur idiote. Il avait mis des années à admettre l’idée qu’écrire lui était devenu impossible et maintenant il se trouvait forcé de constater que sans ce métier il lui était très difficile d’aller de l’avant. Il finit donc par comprendre qu’il était dans une situation que partagent beaucoup d’êtres humains, mais pas moins douloureuse pour autant, à savoir : la seule chose qui nous fait sentir vivants est aussi ce qui, lentement, nous tue

Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives. — Qui a dit ça ? — Marcel Proust. Il ne se trompait jamais, celui-là.

En sortant, il eut spontanément envie de refaire le chemin qu’il avait parcouru avec la vieille dame, ce jour-là, sous la pluie : c’était tout ce qu’il conservait d’elle

Les tableaux ne me plaisent pas parce qu’ils sont muets. Ce sont comme des personnes qui parlent en remuant les lèvres, mais sans qu’on entende leur voix. Il faut l’imaginer. Je n’aime pas faire cet effort-là.

il donnait l’impression d’empiler dans un coin de sa tête toutes les informations, comme on empile des draps repassés.

Il voulait d’une certaine manière se retrouver au pied du mur parce qu’il sentait que c’était le seul moyen d’avoir une chance de trouver, en lui-même, ce qu’il cherchait

Mourir n’est qu’une façon particulièrement exacte de vieillir

Alors ils se turent un bon moment, chacun plongé dans ses pensées ; on aurait dit un de ces couples qui s’aiment depuis un temps infini et qui n’ont plus besoin de se parler.

De même il ne voyait plus le temps passer, là-dedans, mais plutôt un instant unique se dérouler, toujours pareil

Le fait que tout prenne forme au cœur d’une seule lumière immobile aux reflets enfantins était source d’un bonheur infini

tout évoquait un animal en phase d’hibernation, respirant lentement, dérobé à la plupart des regards

Il laissa le temps s’écouler sans bousculer les idées qu’il sentait sur le point d’arriver, rares et désordonnées comme des gens passant une frontière

Elle continuait à éteindre ces bouts de papier, mais avec un soin différent, presque en douceur

Elle se laissa absorber par une obscurité muette, et cette obscurité n’était autre qu’elle-même

vous soumettre au regard d’un homme qui a trimbalé sa folie pendant de longues années, jusqu’à lui donner sens et en faire un refuge pour lui et pour vous

Encore quelques jours passèrent, et un après-midi une ampoule s’éteignit. Le vieux de Camden Town avait bien respecté les consignes. Elle s’éteignit sans hésitation et silencieuse comme un souvenir.

Quand s’éteignit la deuxième ampoule, ils se tournèrent ensemble pour la regarder, un instant. On aurait dit qu’ils guettaient les étoiles filantes dans un ciel d’été

De temps en temps, en marchant, elle passait dans les taches d’ombre, comme pour tenter de disparaître

À la seule lueur des deux dernières ampoules, l’atelier était déjà un trou noir, encore animé par deux pupilles de vie. Lorsqu’il n’en resta qu’une, la vie n’était qu’un frémissement.

Elle se dit qu’à cet instant n’importe quel geste aurait été inapproprié et, en même temps, elle comprit que le contraire était vrai aussi, à savoir qu’à cet instant il était impossible de faire un geste déplacé

Autour d’eux il y avait des enfants qui couraient, des chiens qui ne pensaient qu’à regagner leur panier et des couples de vieux qui donnaient l’impression d’avoir échappé à quelque chose de terrifiant. Leur vie, probablement.

l’interrogeait, avec respect, comme si elle déballait un objet fragile — ou ouvrait des lettres inattendues

Par moments, entre deux questions, des silences vides passaient, durant lesquels chacun mesurait combien il était disposé à apprendre, ou à expliquer, sans perdre le goût d’un certain mystère, qu’ils savaient indispensable

En voyant l’encre bleue imprégner le papier et dessiner l’horreur d’un nom d’hôpital suivi d’une adresse aride, il se rappela combien les moments de bonheur sont plus fragiles qu’on ne le dit et combien la vie est prompte à nous les reprendre

faire le portrait de quelqu’un était un moyen de le ramener chez lui.

Comme souvent, il leur fallut un peu de temps pour se rappeler que, quand quelqu’un meurt, les autres doivent vivre pour lui aussi — c’est la seule chose qui convienne

Elle s’en alla en laissant la porte ouverte — elle marchait légèrement de travers, comme si elle devait se faufiler dans un espace étroit pour échapper à tout ce qu’elle était.

nous ne sommes pas des personnages, mais des histoires

Chacun de nous s’arrête à l’idée qu’il est un personnage engagé dans Dieu sait quelle aventure, même très simple, or nous devrions savoir que nous sommes toute l’histoire, et pas seulement ce personnage

chacun de nous est la page d’un livre, mais d’un livre que personne n’a jamais écrit et que nous cherchons en vain dans les rayonnages de notre esprit

 

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