Le Tellier, Hervé « L’anomalie » (RL2020)

Le Tellier, Hervé « L’anomalie » (RL2020)

Auteur : Hervé Le Tellier est un écrivain français né le 21 avril 1957. Mathématicien de formation, puis journaliste — diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris (promotion 1983) —, il est docteur en linguistique et spécialiste des littératures à contraintes.

Collection Blanche, Gallimard –  20-08-2020 – 336 pages (Prix Goncourt 2020)

Résumé :

«Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.
Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

Mon avis : Dès qu’un livre est présenté comme atypique, original, déjanté, je suis preneuse. Mais dans le cas particulier, si je n’avais pas entendu parler en bien de ce livre, dès la fin du premier chapitre, je pense que j’aurais dit basta…mais j’aurais eu tort. En effet ce premier chapitre reflète tout ce que je déteste … Oui, je sais, cruauté avec les animaux chez les jeunes est un indice pour la suite : assassin, tueur à gage…
Toutefois, je dois reconnaitre que je ne suis jamais entrée dans l’histoire (les histoires). C’est trop factuel pour moi, je ne ressens aucun sentiment, c’est froid. Quand on voit le nombre de personnages, ne ressentir aucun intérêt, aucune empathie pour au moins l’un d’entre eux tient du tour de force.

Ce qui est bien vu c’est le changement de style à chaque personnage. Je dois reconnaitre que c’est un roman inventif, intelligent, qui sort des sentiers battus, et je suis enchantée que le Goncourt couronne l’imagination et l’originalité, l’anticipation (dans le presque présent), ce qui ne devrait pas déranger les réfractaires à la Science-fiction (ce n’en est pas vraiment) .J’ai apprécié aussi qu’il aborde une multitude de thèmes actuels. Un mélange de genres littéraires, de styles.

Embarquons dans le Paris-New York… et laissons-nous entrainer dans un monde parallèle ; en trois mois, il se passe plein de choses !
Donc un livre très bien construit en 3 parties : le monde d’avant, les rencontres avec les doubles et la réaction, le rapport entre le moi et l’autre moi… Alors oui, le contenu est intéressant, tout est bien vu, mais c’est aussi charismatique et chaleureux qu’une feuille Excel ; l’auteur a fait des études de mathématiques et cela se perçoit à la lecture ; dommage pour moi, les synthèses, les statistiques, les probabilités et les faits… c’est pas mon truc.
Donc malheureusement pas un coup de cœur même si je salue l’originalité, l’humour, la diversité des thèmes abordés, et toutes le références aux romans, films, séries, événements de notre époque. Tout y passe, y compris la pandémie…
Je suis allée au bout mais il faut bien le reconnaître :  la sauce n’a pas pris.

(et cela me fait penser que je veux toujours lire : « L’Homme-Dé de Luke Rhinehart, ce livre culte des années 1970 où un psychiatre englué dans l’ennui et l’insatisfaction se met à jouer aux dés chaque décision de son existence. »)

Extraits :

La vérité, avec l’amour, c’est que le cœur sait tout de suite et il le crie. Bien sûr, on ne va pas déclarer à la personne qu’on l’aime, comme ça, de but en blanc. Elle ne comprendrait pas. Alors, histoire de se cacher qu’on est déjà son otage, on lui fait la conversation.

Il lui demanda, en bafouillant, comment traduire « crème anglaise » en anglais, puisque french cream est la chantilly. Oui, désolé, il n’avait rien trouvé de mieux. Elle avait ri, poliment, avait répondu Ascot cream d’une voix rauque qui lui avait paru féerique, et elle était retournée à sa table rejoindre des amies. Il lui fallut du temps pour réaliser qu’Ascot, comme Chantilly, était un hippodrome, mais anglais.

Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence.

Un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puces.

Les gens fatigués sont querelleurs. Les gens épuisés le sont beaucoup moins.

Dans son portefeuille, Victor conserve aussi une photographie de ce père disparu, soustraite à un album, de cette époque où il y en avait, où trop de photos n’avait pas tué la photo.

La nostalgie est une scélérate. Elle laisse croire que la vie a du sens.

« Je m’en fous, Dieu, pour moi, c’est comme le bridge : je n’y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu’ils se foutent eux aussi du bridge. »

— Continuez à chercher. Même une fourmi laisse une trace.
— Une fourmi ailée, pas tant que ça,

Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? Qu’est-ce que la mort alors, sinon un simple « end » écrit sur une ligne de code ?

Quelle perversité d’avoir élaboré des programmes simulant des êtres aussi idiots, d’autres simulant des êtres trop intelligents pour ne pas souffrir d’être entourés des précédents, et des programmes simulant des musiciens, d’autres des artistes, d’autres encore simulant des écrivains qui écrivent des livres que lisent d’autres programmes encore ? Ou que personne ne lit d’ailleurs ? Qui a conçu les programmes Moïse, Homère, Mozart, Einstein, et pourquoi tant de programmes sans qualité, qui traversent leur existence électronique sans rien apporter ou si peu à la complexité de la simulation ?

Simulés ou non, on vit, on sent, on aime, on souffre, on crée, et on mourra tous en laissant sa trace, minuscule, dans la simulation. À quoi sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science. L’ignorance est bonne camarade, et la vérité ne fabrique jamais du bonheur. Autant être simulés et heureux.

Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l’idée désespérante qu’en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective.

Le journaliste a deux ennemis : la censure et l’information

la phrase d’Al Capone : on obtient plus de choses en étant armé et poli qu’en étant simplement poli.

La mort et le sommeil sont des frères jumeaux, disait déjà Homère.

Il y a une vie après la mort, surtout celle des autres.

Décidément, vieillir, ce n’est pas seulement avoir adoré les Stones et se mettre à leur préférer les Beatles.

Les turbulences ont cessé et le soleil est revenu dans la cabine. Cette dernière phrase est aussi la définition du Prozac.

Je pense que les États-Unis d’Amérique n’est plus qu’un nom. Il y a toujours eu deux Amériques, et désormais elles ne se comprennent plus. Comme je me reconnais plutôt dans l’une d’elles, moi non plus, je ne comprends pas l’autre.

La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit.

la liberté de pensée sur internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser.

3 Replies to “Le Tellier, Hervé « L’anomalie » (RL2020)”

  1. Contrairement à toi, j’ai bien accroché et c’est surtout , chaque style attribué à un personnage tout au long du roman que j’ai trouvé carrément génial !
    L’ensemble est très intelligemment construit jusqu’à une fin glaçante .
    J’ai non seulement bien accroché mais je me suis bien projetée aussi dans les réflexions existentielles et philosophiques que ce roman pose car c’est aussi là le tour de force de Hervé Le Tellier , c’est qu’il porte à réfléchir sur ce qu’on aurait fait dans cette situation , sur la marge entre réalité et virtualité, etc… Et un Etat a t-il le droit de faire ce qui se passe à la fin ?
    Pour moi un prix Goncourt amplement mérité . Et je trouve assez réconfortant aussi qu’une œuvre pareille , aussi originale ait retenu l’attention du jury .

    1. J’ai aussi salué un Goncourt atypique et faisant la part belle à l’imagination . Mais ce qui m’a manqué c’est l’incapacité que j’ai eue à me connecter aux personnages. Et moi si je n’ai pas « le contact » avec le personnages, je passe à côté … même si la construction est brillante. Quand à la fin, contestable… très contestable…

  2. « Un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puces. »
    On en a la confirmation, chaque jour qui passe, avec des savants qui se contredisent, – c’est pléonastique, non ? – sur les plateaux de télévisions. Mais, la Science ne consiste-t-elle pas à remettre en question les certitudes, quitte à angoisser des dizaines de millions de gens !

    Le thème me plaît (je suis féru de sujets flirtant avec la SF) et j’ai été surpris que le Goncourt soit attribué à un livre ayant un tel sujet. Au vu de la prouesse que vous mentionnez sur les changements de style en fonction des personnages, je le suis moins.

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