Daoud, Kamel « Meursault, contre-enquête » (05.2014)

Daoud, Kamel « Meursault, contre-enquête » (05.2014)

Auteur : Né en 1970 à Mostaganem (300 km à l’ouest d’Alger), Kamel Daoud a suivi des études de lettres françaises après un bac en mathématiques. Il est journaliste au Quotidien d’Oran – troisième quotidien national francophone d’Algérie –, où il a longtemps été rédacteur en chef et où il tient depuis douze ans la chronique quotidienne la plus lue d’Algérie. Ses articles sont régulièrement repris par la presse française (Libération, Le Monde, Courrier international…). Il vit à Oran.Il est l’auteur de plusieurs récits dont certains ont été réunis dans le recueil Le Minotaure 504 (Sabine Wespieser éditeur, 2011) – initialement paru à Alger sous le titre La Préface du nègre (éditions barzakh, 2008) et distingué par le Prix Mohammed Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008. Traduit en allemand et en italien, salué par la critique française, Le Minotaure 504 figurait sur la sélection finale du prix Wepler et sur celle du Goncourt de la nouvelle 2011.Meursault, contre-enquête, publié en Algérie par les éditions barzakh et en France par Actes Sud, est le premier roman de Kamel Daoud.

 

Résumé (de l’éditeur) : Il est le frère de “l’Arabe” tué par un certain Meursault dont le crime est relaté dans un célèbre roman du xxe siècle. Soixante-dix ans après les faits, Haroun, qui depuis l’enfance a vécu dans l’ombre et le souvenir de l’absent, ne se résigne pas à laisser celui-ci dans l’anonymat : il redonne un nom et une histoire à Moussa, mort par hasard sur une plage trop ensoleillée.

Haroun est un vieil homme tourmenté par la frustration. Soir après soir, dans un bar d’Oran, il rumine sa solitude, sa colère contre les hommes qui ont tant besoin d’un dieu, son désarroi face à un pays qui l’a déçu. Étranger parmi les siens, il voudrait mourir enfin…

Hommage en forme de contrepoint rendu à « L’Étranger » d’Albert Camus, Meursault, contre-enquête joue vertigineusement des doubles et des faux-semblants pour évoquer la question de l’identité. En appliquant cette réflexion à l’Algérie contemporaine, Kamel Daoud, connu pour ses articles polémiques, choisit cette fois la littérature pour traduire la complexité des héritages qui conditionnent le présent.

Analyse et avis : Tout d’abord je dois dire qu’il a « presque » remporté le Goncourt 2014 et que même si je suis super contente pour (l’Espagne est particulière pour moi)  Lydie Salveyre, il aurait amplement mérité le prix lui aussi ! Un livre audacieux et une langue magnifique. Une autre réflexion : lisez (ou relisez) « L’étranger » de Camus avant de le lire car «  Meursault, contre-enquête ». Kamel Daoud donne ici une identité à la victime de « l’étranger », il sort l’Arabe de l’anonymat, lui qui est cité 25 fois sous le vocable L’Arabe et dont le nom n’apparait jamais. Alors que le meurtrier, lui, est célèbre. Le fait de donner un nom à la victime lui donne un statut, une existance en tant qu’être humain, lui confère une humanité de fait.

Le personnage principal de roman est de fait le narrateur, qui raconte, dans un bar d’Oran, la mort de son frère et ses répercussions. Un frère qui va avoir pour prénom Moussa, pas très loin de Meursault. Ce livre n’est pas une « réparation post coloniale ». C’est l’histoire d’un pays, l’Algérie, qui a quitté une servitude pour retomber dans une autre servitude. C’est l’actualité qui rejoint l’histoire, le pont entre le passé et le présent. Ce livre souligne aussi l’importance de la langue française, qui est présentée comme un refuge face à la mère et aussi face à la mère-patrie. Le roman est écrit dans un monde qui célèbre des fantômes ; Nous sommes confrontés au désenchantement qui règne en Algérie. Dans un pays où l’on vient d’assister à l’élection d’un président « fantôme » et qui parle du mal du monde, la religion de l’obscurantisme qui voue un culte à la mort (comme dans le roman ou tout tourne autour de l’absent), occulte l’envie de vivre et tue tout espoir en l’avenir. La langue française est ici la langue de l’espoir, de la liberté, de la dissidence, de la sortie du carcan familial. Le rapport avec la mère est très fort, bien que de manière totalement opposée.. une fois dans l’absence, une fois dans l’omniprésence.

Le roman trace aussi un parallèle entre la vie de l’étranger de Camus et celle du narrateur de ce livre réponse, qui est amené à tuer un blanc. Un vrai dialogue avec Camus, avec le monde de la religion ( Christianisme puis Islam)  ; parfois Camus et Meursault se confondent dans le récit. Il y a beaucoup de clins d’œil à Camus. Le personnage du passé s’ennuie le dimanche, celui du présent s’ennuie le vendredi. Lors des deux interrogatoires pour meurtre ce n’est pas le crime qui est important. Une fois c’est le manque de sentiments affichés lors de l’enterrement de la mère et dans l’autre cas c’est de ne pas avoir pris les armes pour défendre le pays. Et les deux fois, les acteurs ne croient pas en la religion. L’importance du regard de l’autre est aussi présente dans les deux livres. Au fil des pages, le souci du frère qui raconte est de se rendre compte qu’il est plus proche du criminel que du frère qu’il a perdu, qu’il s’identifie au meurtrier et non au mort. Par le meurtre du français il se rapproche de Meursault au point de s’identifier à lui. De même son histoire d’amour qui finira par des lettres puis plus rien…

Kamel Daoud a dit en interview qu’il « comble les blancs » du roman de Camus dans son récit.

J’ai trouvé ce livre magnifique, bien écrit. Il n’est pas d’une approche facile.. il meritera une relecture pour l’apprécier encore davantage.

Extraits :

des spectres discrets et muets, ils nous regardaient, nous les Arabes, en silence, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts

qui est le mort ? Qui était-il ?

les gens d’ici crèvent d’envie d’avoir des ancêtres connus. Pour échapper à l’évidence.

le colon étend sa fortune en donnant des noms à ce qu’il s’approprie et en les ôtant à ce qui le gêne.

Un homme vient d’avoir un prénom un demi-siècle après sa mort et sa naissance. J’insiste.

Silencieux lui aussi, il semblait avoir pour vocation de frapper sa mère et de regarder les gens du quartier avec un air de défi permanent

Je me suis toujours dit que le malentendu provenait de là : un crime philosophique attribué à ce qui, en fait, ne fut jamais rien d’autre qu’un règlement de comptes ayant dégénéré

Les nôtres, dans les quartiers populaires d’Alger, avaient en effet ce sens aigu et grotesque de l’honneur. Défendre les femmes et leurs cuisses ! Je me dis qu’après avoir perdu leur terre, leurs puits et leur bétail, il ne leur restait plus que leurs femmes

L’histoire de ton livre se résume à un dérapage à cause de deux grands vices : les femmes et l’oisiveté

je refusais l’absurdité de sa mort et j’avais besoin d’une histoire pour lui donner un linceul.

La ville est un butin, les gens la considèrent comme une vieille catin, on l’insulte, on la maltraite, on lui jette des ordures à la gueule et on la compare sans cesse à la bourgade saine et pure qu’elle était autrefois, mais on ne peut plus la quitter, car c’est la seule issue vers la mer et l’endroit le plus éloigné du désert

C’est important de donner un nom à un mort, autant qu’à un nouveau-né

Le dernier jour de la vie d’un homme n’existe pas. Hors des livres qui racontent, point de salut, que des bulles de savon qui éclatent. C’est ce qui prouve le mieux notre condition absurde, cher ami : personne n’a droit à un dernier jour, mais seulement à une interruption accidentelle de la vie

Je n’aime pas le regarder dans les yeux, car il va en profiter pour entrer dans ma tête, s’y installer et jacasser à ma place en me racontant sa vie

Ce bar me rappelle parfois l’asile de la mère de ton Meursault : même silence, même vieillissement discret et mêmes rites de fin de vie

À partir d’un certain âge, la vieillesse nous donne les traits de tous nos ancêtres réunis, dans la molle bousculade des réincarnations. Et c’est peut-être ça, finalement, l’au-delà, un couloir sans fin où s’alignent tous les ancêtres, l’un derrière l’autre

Ce statut de “frère du mort” m’était presque agréable ; en fait, je ne commençai à en souffrir qu’à l’approche de l’âge adulte, lorsque j’appris à lire et que je compris le sort injuste réservé à mon frère, mort dans un livre

Elle mentait non par volonté de tromper, mais pour corriger le réel et atténuer l’absurde qui frappait son monde et le mien

La nuit vient de faire tourner la tête du ciel vers l’infini. C’est le dos de Dieu que tu regardes quand il n’y a plus de soleil pour t’aveugler

Silence. Je déteste ce mot, on y entend le vacarme de ses définitions multiples

Tiens, revoilà le fantôme de la bouteille. C’est un homme que je croise souvent ici, il est jeune, a la quarantaine peut-être, l’air intelligent, mais en rupture avec les certitudes de son époque. Oui, il vient presque toutes les nuits, comme moi

Reprenons. Il faut toujours reprendre et revenir aux fondamentaux. Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure.

À sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde

C’est l’histoire d’un crime, mais l’Arabe n’y est même pas tué

Ce n’est pas un monde, mais la fin d’un monde que ton Meursault raconte dans ce livre

Personne n’était dans les parages et la mer était muette. Je savais avec certitude que c’était un reflet, mais j’ignorais de qui

ce premier mensonge, je l’ai commis un jour d’été. Tout comme le meurtrier, ton héros, s’ennuyant, solitaire, penché sur sa propre trace, tournant en rond, cherchant le sens du monde en piétinant le corps des Arabes

Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe que par le regard du Blanc. Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point. Eux étaient “les étrangers”, les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain

Si tu m’avais rencontré il y a des décennies, je t’aurais servi la version de la prostituée/terre algérienne et du colon qui en abuse par viols et violences répétés

Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne n’a rien vu et personne ne nous a vus nous éloigner.

La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé

Je suis le bonhomme en panne, pas le passant qui cherche la sainteté

je sentais son regard comme une main me poussant dans le dos

Je devais m’emparer de l’horloge de toutes mes heures vécues, en remonter le mécanisme vers les chiffres du cadran maudit et les faire coïncider avec l’heure exacte de l’assassinat de Moussa : quatorze heures-zoudj. Je me mis à entendre jusqu’au cliquetis de ses rouages reprenant leur tic-tac net et régulier. Car figure-toi que j’ai tué le Français vers deux heures du matin. Et depuis ce moment, M’ma a commencé à vieillir par nature et non plus par rancune, des rides la plièrent en mille pages et ses propres ancêtres semblèrent enfin calmes et capables de l’approcher pour les premiers palabres qui mènent vers la fin.

Il était là, coincé entre deux histoires et quelques murs, avec pour seule issue mon histoire à moi qui ne lui laissait aucune chance

Parce qu’il avait reculé, l’obscurité dévora ce qui restait de son humanité

De quoi peut-on m’accuser, moi qui ai servi ma mère jusqu’après la mort, et qui, sous ses yeux, me suis enterré vivant pour qu’elle vive d’espoir ?

J’aime ce dénouement régulier, la nuit rappelle la terre vers le ciel et lui confie une part d’infini presque égale à la sienne. J’ai tué pendant la nuit et, depuis, j’ai son immensité pour complice

À quoi bon supporter l’adversité, l’injustice ou même la haine d’un ennemi, si l’on peut tout résoudre par quelques simples coups de feu ? Un certain goût pour la paresse s’installe chez le meurtrier impuni

Je ne voulais pas tuer le temps. Je n’aime pas cette expression. J’aime le regarder, le suivre des yeux, lui prendre ce que je peux

Comment font les gens qui s’aiment ? Comment se supportent-ils ? Qu’est-ce qui semble leur faire oublier qu’ils sont nés seuls et mourront séparés

Un miroir tendu à mon âme et à ce que j’allais devenir dans ce pays, entre Allah et l’ennui.

Elle m’apprit à lire le livre d’une certaine manière, en le faisant pencher de côté comme pour en faire tomber les détails invisibles

Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort

Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi

3 Replies to “Daoud, Kamel « Meursault, contre-enquête » (05.2014)”

  1. Très honnêtement, Cat, j’eusse préféré un essai, plutôt qu’un autre roman à partir de « L’étranger » de Camus.
    Mais je t’avoue – même après mon commentaire de ce matin sur ton article, concernant mon aversion de la littérature romanesque contemporaine -, que tu viens de me donner envie de lire celui-ci (bravo à toi pour ce coup de maître !) : non seulement parce que tu insistes sur la langue de Daoud, mais aussi parce qu’apparemment, à travers lui, c’est quand même une réflexion sur le livre de Camus, en quelque sorte un essai donc, qui sourd des pages de ce « Meursault, contre-enquête » …

  2. Ohhhhhhhh … Lourde responsabilité que de te faire lire un « roman ».. J’espère vivement que tu vas me livrer ton commentaire après lecture..

  3. C’est vrai qu’il faut une relecture pour ce livre ,ce que je n’ai pas fait encore .J’ai été gênée dans ce livre par le renvoi en quelque sorte à Camus .Daoud a une très belle écriture et l’histoire qu’il nous narre ( je pense plus à narration pour lui ) est très riches en sentiments et événements nous amenant à toutes sortes de réflexions qui pour moi se suffisaient à elles-mêmes .
    Pourquoi n’ y a-t-il pas un Goncourt bis ?

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