Brown, Taylor «Le fleuve des rois» (2021)

Brown, Taylor «Le fleuve des rois» (2021)

Auteur : Né né le 18 octobre 1982 en Géorgie, dans le sud des États-Unis, Taylor Brown a vécu à Buenos Aires et à San Francisco avant de s’installer en Caroline du Nord. Baroudeur, touche-à-tout, passionné de moto autant que de voitures de collection et jamais en panne d’inspiration, il s’est imposé en quelques années comme l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération.
Romans : La Poudre et la Cendre (Autrement, 2017) – Les Dieux de Howl Mountain (Albin Michel, 2019) –  Le Fleuve des Rois  (2021)

Albin Michel   Collection Terres d’​Amérique  – 12.05.2021 – 464 pages (titre original The River of Kings 2017- traduit par Laurent Boscq )

Résumé :
Un an après le décès de leur père, Lawton et Hunter entreprennent de descendre l’Altamaha River en kayak pour disperser ses cendres dans l’océan. C’est sur ce fleuve de Géorgie, et dans des circonstances troublantes, que cet homme ténébreux et secret a perdu la vie, et son aîné compte bien éclaircir les causes de sa mort.
Il faut dire que l’Altamaha River n’est pas un cours d’eau comme les autres : nombreuses sont ses légendes. On raconte notamment que c’est sur ses berges qu’aurait été établi l’un des premiers forts européens du continent au XVIe siècle, et qu’une créature mystérieuse vivrait tapie au fond de son lit.
Remontant le cours du temps et du fleuve, l’auteur retrace le périple des deux frères et le destin de Jacques Le Moyne de Morgues, dessinateur et cartographe du roi de France Charles IX, qui prit part à l’expédition de 1564 au coeur de cette région mythique du Nouveau Monde. De cette passionnante épopée se dégagent une grâce et une intensité qui imposent Taylor Brown comme un digne héritier de Cormac McCarthy et de Ron Rash.
« Un éblouissant roman épique, d’une ampleur et d’une générosité rares. » – David Joy, auteur de Ce lien entre nous

Mon avis : Ce roman réussit l’exploit de conjuguer une partie historique qui se situe en 1564 à Fort Caroline avec pour personnage de référence le cartographe Jacques Le Moyne de Morgues et les affrontements entre les Français et les Conquistadors espagnols et la partie romanesque qui nous raconte le périple des frères Lawton et Hunter Loggins.
En commun, le fil rouge,  la colonne vertébrale du récit, le personnage principal du livre : le fleuve et ses habitants, sa faune, sa flore, ses mystères, ses dangers, ses secrets : en Europe nous avons le Loch Ness et sa créature « Nessie » ; en Géorgie, il y a l’Altamaha et sa créature de légende, un serpent lui aussi…
Le fleuve tout d’abord : peuplé de créatures légendaires et d’autres nettement moins légendaires mais tout aussi dangereuses (esturgeons, crocodiles, poissons-chats), hanté par les fantômes du passé, habité par des individus dangereux, imprévisibles, aussi sauvages que la nature qui les abrite. Des vestiges d’anciennes constructions sont également enfouis sous les cyprès centenaires et la végétation luxuriante et inamicale. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’écosystème est encore vierge de toute destruction humaine et inviolé.
La famille Loggins : Les deux frères naviguent sur le fleuve pour accompagner leur père lors de son dernier voyage : ils ont en effet décidé d’aller disperser les cendres de leur père, décédé, et pour cela de descendre le fleuve en kayak pour aller les jeter dans l’océan. Le voyage « hommage » va leur faire découvrir des éléments qui vont bouleverser la vision qu’ils avaient de leur père et ils vont en apprendre beaucoup sur le personnage et sa vie. Ce voyage est entrepris aussi avec l’idée de découvrir si leur père est décédé de manière accidentelle ou s’il a été tué et si oui, pourquoi…
Il y a aussi des personnages « secondaires » mais très importants et très présents comme Uncle King, un ancien prêtre tatoué au passé trouble qui se révèlera au fil du voyage., la rencontre avec l’équipe de tournage de la télévision…

L’expédition française de 1564 et les terribles affrontements avec les Conquistadors, les tribus indiennes. J’ai beaucoup aimé les illustrations des parties se référant à l’expédition de Le Moyne

Ce livre m’a certes fait penser à Ron Rash, mais aussi à « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad.
Une très belle découverte et un de ces romans qui marquent et que l’on n’oublie pas.  C’est un roman d’aventure, d’amour filial, de recherche de ses racines, un roman sur les non-dits, les relations humaines et familiales, les secrets, les rêves fracassés, un roman d’aventure aussi. Un monde d’hommes rudes et solides, des personnalités hors-normes. Un hommage aussi de l’auteur à la région d’où il est originaire, tant d’un point de vue géographique, humain qu’historique.

Un de mes coups de cœur de cette année, non seulement pour le récit mais aussi pour la manière d’écrire, qui donne l’impression de se fondre dans la nature avec les personnages, de ressentir les éléments et les conditions de vie dans cet enfer vert.  Je remercie les Editions Albin-Michel et plus particulièrement leur Collection Terres d’​Amérique pour la découverte. Plus je lis cette collection et plus je me passionne pour la littérature américaine.

Info : Altamaha-ha : Près de l’embouchure de la rivière Altamaha, dans le sud-est de la Géorgie, résiderait un monstre marin sifflant. Appelée Altamaha-ha, du nom de la rivière, ou « Altie » pour faire court, la légende est antérieure à la colonisation anglo-saxonne et proviendrait de la tribu Lower Muskogee Creek. L’Altamaha est l’un des plus grands fleuves de l’État de Géorgie, il se jette dans l’océan Atlantique et possède l’un des plus grands bassins fluviaux du pays, juste derrière le Mississippi.

Info : Jacques Le Moyne de Morgues: né à Dieppe vers 1533 et mort à Londres en 1588, était un cartographe et illustrateur français. – L’importance historique des descriptions de la vie amérindienne et des plantes indigènes faites par Le Moyne de Morgues lorsqu’il était membre de la seconde expédition de Jean Ribault dans le Nouveau Monde est capitale. Le Moyne était avec Ribault et Laudonnière lorsqu’ils sont arrivés en Floride française en 1562 et ont fondé Charlesfort, puis Fort Caroline en 1564.  ( voir la  suite sur Wikipédia)

Extraits :

Le fleuve est lourd, enflé par les orages. Il déroule dans la terre son cours luisant comme un long muscle noir, un serpent qui ondule, erratique, sous la voûte des feuillages déjà clairsemés des bouleaux noirs et des cyprès bordant ses rives.

Ces récits, chuchotés à la nuit tombée lorsque le vent du large sifflait dans les voiles, se répétèrent durant toute la traversée, et les yeux des conteurs brillaient du pouvoir que leur conféraient la terreur et la crainte qu’ils instillaient.

« L’océan, on peut pas lui faire confiance, leur expliqua-t-il un jour. Y a rien qui le limite. C’est pas comme le fleuve, il n’a aucun but et aucune direction. »

« Le fleuve, lui, a toujours nourri les hommes. Des gens vivent sur ses rives depuis la nuit des temps. Altamaha lui-même était le roi du fleuve, et bien avant lui il y avait des tribus qui chassaient le cerf ou l’alligator avec des flèches aux pointes taillées dans des dents de poisson.

La vague formée dans son sillage avance rapidement vers eux, telle une nageoire caudale obscure et menaçante, et ils sont à deux doigts de chavirer sous le roulis.

On dit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et Hunter sait que cet adage signifie qu’on ne peut jamais toucher deux fois la même eau vive. Qu’à peine effleurée elle est déjà ailleurs, dans la mer, ou dans les nuages, ou dans le sang des bêtes et des hommes. Mais cela va plus loin que ça. Dans sa forme même, le fleuve change sans arrêt, et les cycles de gels, d’inondations, d’érosion et de sédimentation redessinent indéfiniment son cours.

La nuit, autour des feux de camp, leurs visages flamboient d’un éclat démoniaque et leurs langues toutes rouges déversent des histoires de fortunes à bâtir dans le chapelet verdoyant des îles Caraïbes. Leurs paroles tombent dans les bouches béantes de leurs compatriotes comme de la nourriture distribuée aux affamés.

Il est frappé par la démesure de tant de choses sur cette terre nouvelle qui semble avoir été créée par Dieu pour des espèces d’hommes et d’animaux beaucoup plus grands que ceux qu’il connaît. Pour une race de géants.

« Le suspect est un homme blanc, cheveux roux, environ vingt-cinq ans, bâti comme un tracteur diesel et doté du caractère qui va avec.

J’ai dans l’idée qu’il cherchait les coups, et puis dans ce comté on pratique la politique du “pas de corps, pas de crime”. Sinon, y aurait plus une cellule de libre.

Il se rend compte qu’il est en train de s’adresser au fleuve. Aux vieux fantômes qui rôdent dans ses profondeurs.

Il baisse les yeux vers ses mains aux phalanges blanchies à force de serrer la rambarde pour se retenir de passer par-dessus. Et vers les flots déchaînés à ses pieds, couronnés d’écume et froids comme de l’ardoise. Sa peau irradie de chaleur, sa poitrine bouillonne de rancune. Il a l’impression d’être une arme pointée sur le monde qu’il surplombe. Il va se lancer dedans, telle une ancre de haine chauffée à blanc, les abysses jailliront autour de lui, crépitants et bouillants, et les flots seront atomisés par l’ardeur de sa colère.

« Fais attention, Le Moyne. Un jour, tes dessins seront peut-être la seule chose qui restera de nous. Après tout, le Christ Lui-même continue à vivre dans un livre. »

À ses pieds, le fleuve est nimbé d’un linceul de brume, un suaire fantomatique qui s’enroule sur lui-même. Nombre d’arbres sont encore dénudés, décharnés et noueux, à l’image de ce que lui et ses camarades sont devenus. Sans cœur et meurtris dans leur chair.

Malgré cela, ils continuent à dépérir, brisés sous le poids de leurs propres os, la peau de plus en plus tendue sur leurs articulations. Leurs visages caves rappellent ceux des revenants dans les vieux contes ; ils ont le teint cireux, des cernes profonds et la mâchoire relâchée, et ils s’essoufflent au moindre effort.

Il a l’impression d’être une coquille vide, seulement remplie de manque. L’art a déserté ses mains, son cœur.

Ses rêves l’avaient abandonné. Désormais, il n’était plus capable de s’imaginer un avenir. Il espérait qu’une vision lui apparaîtrait. Un signe qui lui montrerait le chemin. C’est cela qu’il guettait au fil des soirées passées sur le fleuve, dans la forêt de cyprès séculaires. Il attendait que sa peau se mette à le brûler, que ses tatouages s’embrasent. Mais rien.

Toute sa vie. Toute sa vie, il a ressenti l’appel des profondeurs obscures et il s’est débattu à coups de poing et d’ongles pour leur échapper et s’élever vers la lumière. Il est fatigué aujourd’hui. Sous ses pieds gisent les bateaux engloutis et les rêves noyés, les fantômes qui rôdent au fond du fleuve – dont un en particulier qu’il a aidé à faire disparaître. Ces derniers temps, les souvenirs remontent sans crier gare, et il sent les doigts griffus de cette journée lointaine s’insinuer jusque dans ses cheveux, s’y enrouler et l’obliger à descendre toujours plus bas. Vers les ténèbres.

Il dépose ces images comme des présents sur le papier, élaborant une histoire qui pourra servir d’avertissement à ceux qui leur succéderont et découvriront ces pages reliées de cuir dans la demeure de quelque chef indigène qui les aura récupérées.

« Notre père était un homme dur. Il n’était pas du genre à aimer les embrassades ou à donner la main, et rejetait toute marque d’affection. Il avait du mal à exprimer son amour. Pourtant, il y avait des choses qui lui tenaient à cœur. Le fleuve, par-dessus tout, était comme un membre de sa famille et comptait beaucoup plus à ses yeux que n’importe quel lien de chair ou de sang. Les jours où il ne travaillait pas, il nous y emmenait mon frère et moi, et nous installait à la proue, bien peignés et très sérieux comme si on allait à l’église. Et peut-être était-ce là qu’on allait. Dans son église. Une cathédrale marécageuse et irriguée par de multiples ruisseaux, avec un toit feuillu que soutenaient des colonnes de cyprès et de gommiers. Il nous apprenait ses beautés et ses secrets, ses endroits cachés. Et je crois qu’en nous montrant le fleuve – son fleuve – il nous ouvrait son cœur, au moins en partie. C’est comme ça que je savais qu’il nous aimait. »

« C’est un homme qui s’est battu tous les jours de sa vie. Pas toujours pour la bonne cause, ni pour les bonnes raisons, et plus d’une fois en suivant des chemins prohibés non seulement par les lois humaines et divines mais aussi par celles de son propre cœur. Je ne peux pas dire que je le comprenais. Je ne suis même pas sûr de l’avoir vraiment connu. Mais j’ai toujours su qu’il ne renoncerait jamais à ses rêves. Et qu’il mourrait en mordant dedans à pleines dents. »

À force de bitumer les forêts, de dynamiter les montagnes et d’assécher les marais pour construire des maisons et des immeubles, nous nous répandons sur la terre comme une épidémie.

C’est comme essayer de tracter un semi-remorque avec un petit moteur Honda. Il y a quelque chose qui va exploser.

– Ma chérie, le monde est un putain d’endroit tordu. Aussi retors que le fleuve où j’ai pêché ce truc. Les seules lignes droites dans l’univers sont celles que l’homme y a tracées. Et elles vont depuis toujours dans un seul sens : celui de l’argent. Toutes sans exception, ma belle.

 

 

Vocabulaire et expressions :

–  Des « mérous carrés ». C’est ainsi qu’on surnomme ces gros cubes de toile et de plastique bourrés de marijuana colombienne.
– Une glossopètre (latin glossopetra, « pierre — langue ») (glosso– : langue (en grec) ; petra : pierre) est une dent fossile de requin ; c’est un fossile plutôt commun, les requins renouvelant leurs dents en permanence.
– Le Courlan brun (Aramus guarauna) est une espèce de grand échassier brun. C’est la seule espèce du genre Aramus et de la famille des Aramidae (les aramidés). Il fréquente principalement les zones humides d’eau douce et leurs abords, ainsi que les mangroves, et occasionnellement des zones plus sèches.
– Le coticule de Vielsalm (du latin coticula ; de cos, cotis, « pierre à rasoir ») ou pierre belge est une sorte de schiste cristallin à grain très fin, composé pour 35 à 40 % environ de petits cristaux de grenat spessartine, de diamètre compris entre 5 et 20 microns, noyés dans une matrice de séricite (variété de mica blanc à grain très fin). C’est une roche métamorphique d’origine sédimentaire avec un apport volcanique important marqué par une haute teneur en manganèse. C’est une roche vieille de 480 millions d’années, dans les phyllades violacés du « salmien » (étage géologique de l’ordovicien).
Le grenat possède une dureté de 7 sur l’échelle de Mohs qui comporte 10 degrés. Cette grande dureté associée à la petitesse des cristaux de spessartine confère à la roche un grand pouvoir abrasif allié à une finesse exceptionnelle. Celle-ci est due non seulement à la taille minuscule des cristaux de grenats mais aussi au grand constraste de dureté entre ces cristaux très durs et la pâte de séricite très tendre qui permet aux grenats émoussés à l’usage de se déchausser facilement et ainsi de faire apparaître de nouveaux grenats sous-jacents aux arêtes encore intactes. Une matrice minérale trop dure et trop grossière, comme par exemple du quartzite, n’aurait pas permis au coticule de régénérer continuellement son pouvoir abrasif et sa finesse.

Les scutelles (du latin scutum, désignant une bosse centrale sur un bouclier, et par extension un type de bouclier) sont des excroissances composées de chitine, os ou écaille, présentes sur la carapace d’une tortue, la peau des crocodiliens, les écailles des pattes de certains oiseaux, et sur la queue de certains mammifères ou poissons.

5 Replies to “Brown, Taylor «Le fleuve des rois» (2021)”

  1. Ce titre m’avait fait de l’oeil…je vais me laisser tenter vu ta chronique.
    Je te tiendrai au courant de mon ressenti, il va sans dire.

  2. Étrangement je l’ai débuté, je suis à la 140ème pages et je n’ai aucune émotion. Les va et vient entre les époques pour l’instant ne se lient pas. Pour les frères pas d’empathie particulière. Le personnage du père est un mystère qui se lève très très doucement. Il n’y a que les descriptions de la nature qui ne me sont pas indifférentes. Bref je m’ennuie. Il me tombe des mains. Peut-être pas le bon moment. Peut-être le reprendrais-je plus tard.

  3. Contrairement à Catwoman, j’ai réussi à le terminer. C’est un beau livre particulièrement long et lent.
    Et je me suis longtemps demandé quel rapport il y avait entre les deux histoires.
    Autant j’ai apprécié, malgré les personnages peu empathiques, la « quête du père » par les deux frères Loggins, autant la partie historique m’a laissé dubitatif. Mais je n’aime généralement peu les romans d’aventure ou historiques.
    J’ai largement préféré son précédent titre Les dieux de Howl Mountain.

    1. Merci de ta franchise Kochka.
      Je crois que je place les romans historiques en tête de mes préférences..
      Sur ton conseil, je vais donc envisager la lecture du précédent.

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