Wassef, Nadia « La librairie du Caire » (2023) 360 pages
Autrice: Nadia Wassef est l’une des trois fondatrices et propriétaires de la librairie Diwan en Égypte. Elle est titulaire d’un master en anthropologie sociale de la School of Oriental and African Studies, d’un master d’écriture créative à Birbeck, Université de Londres et d’un troisième en littérature comparée anglo-saxonne de l’université américaine du Caire. En 2014, 2015 et 2016 elle figurait sur la liste de Forbes des 200 femmes les plus puissantes du Moyen-Orient. Elle vit à Londres avec ses deux filles. La Libraire du Caire, son premier livre, a été traduit en 11 langues. (Source Stock)
Stock – Collection Cosmopolite – 26.04.2023 – 360 pages – traduit (de l’anglais) par Sylvie Schneiter
Résumé:
Dans les rues du Caire résonne une étrange musique : l’écho des appels à la prière, les insultes furieuses lancées entre les conducteurs, les cris des vendeurs ambulants. Nadia Wassef connaît cette chanson par cœur. C’est là qu’elle a grandi, et c’est là, dans le quartier de Zamalek, cette île fluviale entourée d’un désert que, le 8 mars 2002, avec sa sœur Hind et son amie Nihal elle a inauguré Diwan, la première librairie moderne et indépendante d’Égypte.
Alors que la culture traversait une mauvaise passe, les trois femmes décidèrent de tenter l’impossible et se jurèrent de redonner aux Cairotes le goût de la lecture. Sans formation ni expérience professionnelle dans ce domaine, elles durent affronter la censure, le patriarcat, les clients excentriques, les employés rebelles et donner tort à tous les tristes sires qui leur serinaient qu’elles ne réussiraient pas et feraient mieux de rester dans leur cuisine.
Vingt ans après, avec plus d’une dizaine de succursales à travers le pays, 150 employés et des clients assidus, Diwan est une véritable institution en Égypte. Comment en sont-elles arrivées là ?
Nadia Wassef nous raconte ici l’incroyable histoire de cette aventure entrepreneuriale, humaine, et littéraire. Au fil de ses mémoires, on croise des habitués hauts en couleur, comme l’exigeant docteur Medhat, Samir le chauffeur qui a un avis sur tout, et on tombe à notre tour sous le charme des trois femmes de Diwan : Nihal la sérieuse contemplative, Hind la taiseuse pleine de sagesse et Nadia, la perfectionniste aux accents parfois dictatoriaux.
La Libraire du Caire est le portrait détonnant d’une Égypte moderne, loin des guides touristiques, un cri de ralliement féministe, ainsi qu’une magnifique déclaration d’amour aux librairies du monde entier.
Mon avis:
A travers la création d’une librairie par 3 femmes , (deux soeurs, Nadia et Hind et une amie, Nihal )nous pénétrons non seulement dans le monde des livres mais dans celui de la femme en Egypte.
La librairie Diwan voit le jour au début des années 2002, le 8 mars pour être précise. (Est-ce un hasard ? ) La librairie qui est aussi un lieu de rencontre pour les femmes, avec un petit café. Une librairie internationale avec des livres en arabe, mais aussi en anglais et en français. Le choix du nom de la librairie ne doit rien au hasard. Diwan signifie – entre autres – recueil de poèmes, lieu de rencontre, divan. Un concept qui est nouveau à l’époque et qui deviendra une chaine de librairie. C’est l’époque de la révolution culturelle; les librairies qui avaient disparu pendant les 30 dernières années rouvrent. Et les 3 propriétaires en font un lieu spécial et ouvert à tous et surtout à toutes. Les 3 femmes viennent de la bourgeoisie cairote, copte et musulmane : leur projet une librairie conviviale, un lieu dans lequel on peut bien évidemment acheter des livres, mais aussi se poser pour lire, prendre un café, déguster des pâtisseries (des femmes les font chez elles et les livrent à la librairie-café) , organiser des rendez-vous, se sentir comme à la maison en quelque sorte. Comme il y a des livres en plusieurs langues, les communautés étrangères et les habitants des différents lieux où s’installent les librairies Diwan se côtoient.
A cette époque, Moubarak libéralise la culture, laisse une place aux privés dans l’espace culturel.
Diwan a une autre particularité: axée sur l’international, elle importe des livres de l’étranger, sur demande. Plus tard, elle se lance dans l’édition ( entre autres la trilogie du prix Nobel égyptien Naguib Mahfouz).
Ce qui fait l’intérêt de cette librairie c’est la variété de livres que l’on va trouver sur les rayonnages, des sujets classiques, religieux, dans l’air du temps, des livres sur la cuisine, sur l’Art, sur le développement personnel ( sujet que j’ai adoré, moi qui suis allergique à ce genre de littérature)
L’autrice nous parle bien sûr de livres ; des livres écrits par des égyptiens mais aussi beaucoup de livres écrits par des Occidentaux. Des livres sur l’Egypte aussi; des classiques, de la poésie, des livres plus récents.
J’ai adoré les passages dans lesquels elle parle de la mythologie grecque et romaine en les rapprochant des romans contemporains et en montrant qu’ils traitent des mêmes thèmes, des classiques qui nous parlent de notre présent, de son analyse des Contes des mille et une nuits, d’ al-Seera al Hilaliya, l’équivalent égyptien de l’Iliade et l’Odyssée.
Et la partie sur les livres de développement personnel est juste incroyable.. On remonte à l’époque de Ptahhotep (entre 2500 et 2400 avant J.-C)…
L’autrice parle de la société égyptienne: les différences de classe, la langue arabe, les rapports homme-femme, mère-fille, la politique,
C’est un livre témoignage, un livre FEMINISTE. La libération de la femme en Egypte, mais il ne faut jamais oublier que dans l’Egypte ancienne, la place de la femme était importante. Pour preuve la pharaonne Hatchepsout !
Et le récit est ancré dans la vie quotidienne et parle des problèmes que rencontre l’autrice : une femme qui dirige des hommes, une femme qui ne porte pas le voile, qui fait passer sa vie professionnelle avant sa vie familiale, qui n’est pas de confession musulmane, qui vit mal la maternité… Elle nous confie que les livres sont son refuge quand sa vie part en morceaux (mariage, enfants)
Je recommande ce livre qui parle de livres, de politique, de libération de la femme, et d’Egypte..
Extraits:
« Si tu suis ton coeur, tu ne perdras jamais ton chemin » (Proverbe égyptien)
D’après la légende, la planète Mars, Al-Najm Al-Qahir, qui apparut dans le ciel le jour de la fondation du Caire, aurait inspiré son nom. On la baptisa al-Qahira, le féminin de « vainqueur ».
En Égypte, le passé perdure dans le présent ; il le revisite fréquemment sous une forme déguisée et ne disparaît jamais.
En outre, avec ses murs tapissés de livres, le Café formait une barrière de fortune entre les femmes et leurs harceleurs, des hommes qui savaient que nous, les femmes de Diwan, ne tolérerions pas leur hostilité.
Fus’ha, la mère de tous les dialectes arabes, a produit une telle diversité de rejetons que les gens de pays différents ont du mal à se comprendre. Le bâtard de Fus’ha, El amiya, l’arabe vernaculaire ou populaire, fait exception.
les Égyptiens écrivent rarement des romans se déroulant dans l’Égypte antique. Le colonialisme commence par nous couper de notre passé, puis il nous oblige à nous tourner vers les colonisateurs pour le connaître.
L’égyptologie est une création des Occidentaux, qui l’ont enseignée aux Égyptiens.
la religion impose une culture de la résignation, empêchant tout progrès politique et social en nous encourageant à puiser du réconfort dans la croyance en l’au-delà. L’obsession pour la mort des Égyptiens de l’Antiquité provient-elle d’une dynamique comparable ?
La vente de livres est également un dialogue et, comme dans tout dialogue, il y a des gens qui les mènent, d’autres qui y participent, les interrompent ou se bornent à tendre l’oreille. Les libraires dépassent le cadre de leur fonction, ils jouent le rôle de gardien, d’entremetteur, de concepteur et de détecteur de tendances.
Dans mes souvenirs, comme dans les rues du Caire, le présent ne renverse jamais vraiment le passé, pas plus que les deux ne s’unissent. Tels des voisins qui se chamaillent, ils adorent vivre côte à côte dans une discorde commune.
La nourriture, les cuisiniers et les habitudes alimentaires sont les thèmes préférés des proverbes égyptiens, véhicules de prédilection pour la transmission de la sagesse d’une génération à l’autre.
Dans un pays porté à la censure, il y a une ironie particulière et subversive à garder ses secrets – car s’il n’y a pas de notes, il n’y a rien à détruire.
J’avais tiré une leçon machiavélique sur la façon de gérer les hommes dans cette société : inspirer la peur est plus important qu’inspirer l’admiration. Au fil du temps, j’appris à exercer ce précepte stratégiquement, à petites doses. Une réserve de gros mots est comparable à un arsenal de bombes nucléaires : il suffit qu’on sache que vous en possédiez pour ne plus avoir besoin de s’en servir.
En Égypte, les membres des familles élargies vivent proches, les femmes enceintes sont conseillées et suivies par les mères, parentes, voisines. De tout temps, la parentalité a été une affaire commune. Nous apprenons des autres, non des livres.
On estime généralement que le plus vieux livre de développement personnel qui existe, les Maximes de Ptahhotep ou l’Enseignement de Ptahhotep, fut sans doute écrit entre 2500 et 2400 avant J.-C.
– La vente des livres, c’est comme le mariage ou le football. Si un certain savoir-faire est indispensable, le destin et la chance jouent un rôle plus important qu’on ne veut bien l’admettre.
3 Replies to “Wassef, Nadia « La librairie du Caire » (2023) 360 pages”
J’ai simplement adoré ce livre !!! Même si j’ai difficile d’en expliquer toute la complexité.
On se promène dans chaque chapitre comme dans les rayonnages de la librairie ainsi que dans son histoire et on adore ces moments…
Merci à toi pour ces commentaires qui m’ont vraiment donné envie ! Je viens de le commander. Bien à toi, natalilou
Chaque chapitre de ce livre autobiographique porte le nom d’un des rayons de la libraire Diwan que l’auteure a créée au Caire avec sa sœur et une amie : Essentiels d’Égypte, Cuisine, Entreprise et Gestion, Grossesse et Parentalité, Classiques, Développement personnel…
À partir d’anecdotes liées à un de ces thèmes et toujours en rapport avec Diwan, l’auteure nous fait part de réflexions sur sa vie et, plus largement sur son pays, la société égyptienne, la littérature…
J’ai adoré ce regard sans concession que l’auteure porte sur elle-même dans ce récit parfois drôle et toujours enrichissant.
Elle évoque les difficultés d’être femme dans un monde d’hommes :
« Il avait attiré mon attention sur le monde suivant : le paradis promis aux musulmans où les houris, de superbes vierges, sont offertes en récompense aux hommes pieux.
– C’est un monde d’hommes. Change-le à ton rythme, mais apprends à faire avec pendant ce temps-là, avait suggéré mon père avec un pragmatisme un peu bougon.
– Comment une telle exclusion peut-elle exister au paradis ? m’étais-je indignée. Pourquoi même essayer d’être vertueuse si tout ce que j’y gagne, c’est un tas de vierges ?
– Tu ne fais pas partie du public cible, avait plaisanté mon père, riant de l’univers qu’il entrevoyait par mes yeux.
– Le best-seller écrit par Dieu a la moitié du monde comme lectorat captif, c’est ça le problème.
– Comme d’habitude, tu fais un mauvais diagnostic. » Il avait mis ses lunettes à monture rectangulaire sur le bord du nez, pris son journal et s’était replongé dans sa lecture après une dernière remarque : « Peut-être réussiras-tu à promouvoir d’autres best-sellers un jour. »
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« Je ne serre pas la main des femmes. »
Une, deux, trois, quatre, cinq secondes s’égrenèrent avant que je ne me force à lui adresser un grand sourire : « On s’étreint, alors ? »
Ulcéré, il fit volte-face et sortit en trombe. Aucune d’entre nous ne songea à le raccompagner. Nos rires résonnèrent dans le Café. Je me demandai s’il les avait entendus depuis l’escalier. Je n’en avais cure.
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Les rapports de ses compatriotes avec leur illustre passé :
« À la fois maîtres d’œuvre et bénéficiaires du colonialisme culturel, les Français ont leur propre romancier de l’Antiquité égyptienne : Christian Jacq, égyptologue et auteur de best-sellers internationaux. (…) Que je dépende d’un Français pour élucider ma propre histoire met en évidence un fait gênant : à quelques exceptions près, les Égyptiens écrivent rarement des romans se déroulant dans l’Égypte antique. Le colonialisme commence par nous couper de notre passé, puis il nous oblige à nous tourner vers les colonisateurs pour le connaître. Voilà qui est doublement ironique. L’égyptologie est une création des Occidentaux, qui l’ont enseignée aux Égyptiens. De même que le Service des antiquités, une institution publique instaurée au milieu du XIXe siècle, officiellement pour contrôler le trafic d’artefacts, en réalité une extension du néocolonialisme : des universitaires français le dirigeaient – la plupart des archéologues égyptiens n’avaient même pas le droit d’effectuer des fouilles dans leur propre pays. On ne nomma un Égyptien pour en gérer les missions que dans les années cinquante. »
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La société égyptienne :
« Essentiels d’Égypte, ce petit rayon, posait une série de questions auxquelles il ne prétendait pas répondre. À la recherche de quelque chose, je rassemblais des images de mon pays dans un lieu. Notre collection éclectique présentait le colonisé au colonisateur, les historiens aux romanciers, les locaux aux exilés. Des réalités concurrentes coexistaient dans des Égypte concurrentes – un conservatisme extrême et un libéralisme sans racines, une pauvreté scandaleuse et une richesse encore plus scandaleuse. Il en a toujours été ainsi, et le sera toujours. Dans mes souvenirs, comme dans les rues du Caire, le présent ne renverse jamais vraiment le passé, pas plus que les deux ne s’unissent. Tels des voisins qui se chamaillent, ils adorent vivre côte à côte dans une discorde commune. »
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« Il m’avait fallu un mois entier pour obtenir mon extrait de naissance, faire une déposition à la police, prouver mon existence à l’État, période pendant laquelle j’avais appris l’essentiel du savoir-faire en matière de corruption. L’astuce consistait à rendre suffisamment ambiguë la proposition, au cas où elle éveillerait des soupçons. Un pot-de-vin insuffisant était insultant, trop important, c’était la porte ouverte à l’exploitation. Lorsque j’eus enfin terminé de remplir le formulaire pour ma carte d’identité, j’y avais glissé un billet de vingt livres et j’avais déposé l’ensemble par l’ouverture du guichet. Le tout avait été validé. Ensuite, je finis par comprendre que la corruption était un acte de désobéissance civile : une sorte de rendez-vous galant entre les citoyens et les bureaucrates permettant d’éconduire le système officiel du gouvernement qui nous régit. »