Mukherjee, Neel «À l’état libre» (2019)
Auteur : De nationalité indienne, né en 1970 (Kolkata, West Bengal, Inde). Neel Mukherjee a étudié à Oxford et à Cambridge. Critique littéraire, il a prêté sa contribution au Times, au Daily Telegraph, au TLS, à l’Oberver et au New York Times. Il vit à Londres ; il a obtenu en Inde le prix du premier roman écrit en langue anglaise pour Le passé continu (A Life Apart, 2008).
Neel Mukherjee livre une réflexion sombre et émouvante sur ce que signifie être libre dans un pays profondément marqué par les inégalités sociales extrêmes.
romans : « Le Passé continu », « La Vie des autres » et « A l’état libre » (2019) .
Résumé : Un père décide de faire découvrir son pays natal, l’Inde, à son fils de six ans. Une femme, employée comme cuisinière à Mumbai, se bat avec acharnement pour échapper à la misère de son bidonville. Un villageois abandonne sa famille pour mener une vie de vagabond, accompagné d’un ours qu’il dresse pour gagner de quoi survivre. Une jeune fille fuit son village miné par la guérilla maoïste et trouve refuge dans une grande ville.
Les tentatives des personnages de ce roman pour échapper à leur destin renvoient toutes à l’un des drames de notre siècle, l’exil et les sacrifices consentis dam l’espoir d’une vie meilleure.
Mon avis :
Au centre de ce roman, la société indienne et ses différences de castes, les inégalités entre ceux qui vivent dans la misère et ceux qui ont de l’argent, et aussi la vision sur l’Inde de ceux qui se sont expatriés et qui reviennent, avec le regard de l’étranger. Les personnages quittent tous leur lieu de naissance pour aller voir ailleurs, se libérer du joug de la famille, essayer de s’en sortir, s’échapper d’une manière ou d’une autre
Là ou il fait très fort c’est que quatre histoires apparemment sans lien apparent les unes avec les autres se recoupent et que l’on retrouve les personnages qui semblent des figurants dans les autres récits et/ou dans l’épilogue. Faites attention donc à ceux qui passent en arrière-plan, ils sont leur importance… l’homme qui tombe de son échafaudage en est un exemple…
Dans la première histoire : le grand écart entre le fils né américain et le père qui essaie de lui faire découvrir son pays d’origine, l’Inde. Le fils de six ans n’est pas intéressé, l’homme ne se sent plus chez lui, il est devenu étranger dans son propre pays et sensibilise sur le fossé entre riches et pauvres. Mais honnêtement, après avoir lu cette partie, je me suis demandée si cela valait la peine de continuer tellement je ne voyais pas l’intérêt du récit..
Deuxième histoire : Le grand écart entre le fils, parti faire sa vie en occident et la famille restée sur place. Le fils, malgré des réactions innées qu’il réprime vite (comme la surprise de voir une employée lui répondre), est ulcéré par la façon dont son père ose traiter les personnes qui sont à son service ( une petite fille qu’il envoie chercher des piles dans la fournaise et qui la traite pire qu’un animal car elle ne rapporte pas le bon modèle) . Le fils a pour projet d’écrire un livre sur la cuisine, ou plutôt les cuisines indiennes et se rapproche de la cuisinière par ce biais. Le fait de se dresser pour défendre les « inférieurs » fait exploser la relation père-fils. Le fils ne s’intéresse pas qu’à la manière dont les employés travaillent mais il est concerné par les employés eux-mêmes, d’où ils viennent, leur parcours de vie, la manière dont ils vivent. Il va visiter le bidon-ville ou habite la cuisinière de ses parents et ira même rendre visite à sa famille, lors d’un voyage… dire que c’est une franche réussite serait un mensonge…
Troisième histoire : C’est la partie que j’ai le moins apprécié… mais quand il y a des mauvais comportements face à un animal, avec moi cela ne passe pas… Sous prétexte de faire d’un ourson un ours savant, qui se lève sur ses pattes arrière et se dandine en dansant, le pauvre animal est maltraité par son propriétaire qui essaie de le dresser pour en faire son gagne-pain. Je dois reconnaitre que des liens se tissent au final quand les deux partent sur les routes, que la complicité commence à s’installer et que des gestes timides mais tendres apparaissent : pour moi cela ne suffit pas …Méchanceté, maltraitance, violence conjugale, orgueil mal placé d’un homme qui devient fou de rage quand sa femme ramène de chez sa patronne des œufs et de la nourriture pour leurs enfants qui meurent de faim… Déjà que même si ils sont bien traités les animaux savants… c’est limite… alors maltraités… Toutefois cette histoire a sa place dans le récit, et une fois encore la misère, les conditions sociales conduisent à prendre la route pour chercher de quoi faire vivre la famille.
Quatrième histoire : C’est le récit de la vie de la femme que l’on voit passer furtivement dans la deuxième histoire, l’autre employée, que la cuisinière déteste. Issue d’une famille pauvre et nombreuse, elle quitte son foyer toute jeune et, si au gré de ses placements comme domestique elle gagne de plus en plus d’argent, on notera qu’elle est aussi de plus en plus maltraitée par les gens chez qui elle travaille avant de se rebeller et de gagner sa liberté.
Sa vie résonne en parallèle avec celle de son amie d’enfance qui choisira un autre moyen de gagner sa liberté : elle rejoint le front de l’indépendance, la lutte pour la liberté, la guérilla maoïste, la clandestinité. J’ai trouvé ce personnage très intéressant et regretté de ne pas le suivre davantage.
Au final une étude sur les inégalités sociales, la misère, la douleur et la tristesse qui se dégagent des principaux personnages qui luttent pour leur survie et celle de leurs proches, l’obligation – et non le choix – de leur départ de chez eux, l’injustice, la maltraitance, la douleur … mais aussi l’importance de l’éducation et la route vers la liberté et l’indépendance. Le livre met l’accent sur la différence de comportements entre Indiens et occidentaux ( pas de familiarité, pas de marques d’affection, de franchissement des la barrière des classes sociales) . Le livre souligne aussi la différence entre les différentes religions qui cohabitent en Inde, l’école inutile pour les filles, la différence de traitement des personnes par la police selon le statut social…
Et un petit plus pour moi : il parle de la mythologie indienne
Extraits :
En vérité, il sentait qu’il n’était plus tout à fait indien ; en ayant construit sa vie dans le confort de l’Occident, il était devenu trop sensible, un social-démocrate couvé issu du premier monde. Il était désormais touriste dans son propre pays. Non, ce n’était plus « son » pays ; il se corrigea par souci de précision.
L’éternelle difficulté de la rupture entre sa propre culture et celle de son fils surgit à nouveau, mais en filigrane.
Vers la fin de la nuit, l’enfant se réveilla avec ce qui était indéniablement un hurlement, puis se remit à pleurer sans interruption, ce qui lui rappela les crises inexplicables, interminables, de sa petite enfance. Il était incapable de dire si l’enfant était toujours coincé dans le monde des rêves, ou si quelque chose du monde réel, une colique, une fièvre ou les prémices d’une maladie, le faisait crier ainsi. Ses questions restèrent sans réponse.
Aux derniers étages, il y avait ces échafaudages (utilisaient-ils toujours des bambous attachés par des fibres de coco comme dans son enfance, ou avaient-ils fini par passer à un truc plus fiable et plus moderne aussi ?), ces lambeaux de jute ou de plastique gonflés d’air que les ouvriers avaient laissés là-haut.
Le temps est
Trop lent pour ceux qui attendent,
Trop rapide pour ceux qui ont peur,
Trop long pour ceux qui sont en deuil,
Trop court pour ceux qui se réjouissent,
Mais pour ceux qui aiment,
Le temps, c’est l’éternité.
Malgré son extrême fatigue, elle avait du mal à accepter ce qu’on venait de lui accorder, car ce n’était pas normal, ce n’était pas dans l’ordre des choses que les patrons consentent à écouter la demande d’une servante et plus encore à y accéder.
la diversité des cuisines indiennes, surtout en tant que Bengalis – on sait le peu d’intérêt qu’ils cultivent pour tout ce qui n’est pas dans leurs traditions culinaire, littéraire, linguistique, ou artistique.
Il y a le travail qu’on accomplit en professionnel parce qu’il faut gagner sa vie, et celui qui souffle sur les braises de la passion, qui les entretient en une lente, longue et constante combustion.
« Te fiche la paix ! C’est tout ce que tu as appris en vivant à l’étranger ? Tu as perdu le sens de la famille, et de l’affection aussi. Apprends à vivre en société et à être moins centré sur toi-même ! »
Rien que d’avoir entendu une servante me répondre sur ce ton, et du tac au tac, je fus pris d’une indignation instinctive, atavique. Mais l’instant d’après, mon éducation et mon ouverture d’esprit prirent le dessus. Je réussis ainsi à mettre le doigt sur ce qui me dérangeait, et je me sentis couvert de honte. En une fraction de seconde.
« Une personnalité comme de l’huile de moutarde : ça vous monte au nez, et sans hésiter ! »
Les Indiens ont toujours su qu’il n’existe pas de cuisine indienne en soi, seulement des cuisines régionales, qui sont parfois incroyablement, extraordinairement, savoureuses. Cela ne se sait pas, en Occident.
J’eus envie de lui sauter au cou, mais ce genre d’attitude, perçue comme une frivolité occidentale, est totalement impensable dans ma famille.
Sur ma gauche, j’avais vue sur le bidonville, étalé devant moi. On aurait dit le dos d’une bête énorme, camouflée, plaquée au sol, endormie peut-être, appuyée contre la mer à chaque extrémité, couvertes des plumes de plastique des toits – noires surtout, et par-ci par-là un éclair bleu. Quand le vent se levait, c’était comme si les plumes de la bête s’ébouriffaient.
Les plats n’étaient pas élaborés, loin de là. Mais entre ses mains, les ingrédients semblaient s’allier dans une alchimie, l’œuvre finale se révélant toujours plus savoureuse que la somme de ses ingrédients.
« N’oublie pas, l’ours est le maître de l’empire de l’ombre. Les idolâtres et les kufir l’adorent, ils disent qu’il a des pouvoirs. »
La maladie était un luxe pour les riches. Ici, elle les avait tous réduits à l’état de mendiants.
Les souvenirs de Soni ne s’étaient pas vraiment estompés, mais ils s’étaient faits plus rares, plus lointains même. Les amies d’enfance, c’est souvent comme ça : intenses en présence et au présent, éloignées et inaccessibles dans l’absence. Mais revenir au village redonna à ces souvenirs des contours et des couleurs […]
« Ta vie est faite de morceaux, un ici, un là, une année à Dumri, une autre ailleurs, puis autre part encore… » Milly n’était pas d’accord mais n’avait rien dit, malgré son désir de protester. Non, sa vie n’est pas faite de morceaux. Pour elle, elle a de l’unité, et de la cohérence. C’est ainsi qu’elle la voit. En quoi se déplacer d’un endroit à un autre peut-il vous briser ? On n’est pas des poupées en terre cuite, qui cassent quand on les déplace, si ?
Information :
Le Qalandariyyah, est un courant du soufisme. Les personnes faisant partie de cette branche du soufisme sont principalement des derviches soufis. La particularité des Qalandarī — ou Qalandar — est un mode de vie prônant l’ascèse, la débauche voire la provocation mais surtout une extrême liberté1. Apparu au xie siècle, des Qalandar se sont succédé particulièrement dans les pays du grand khorassan ainsi que du sous continent indien. (wikipédia)
Le Golu est une exposition de figurines de terre que l’on réalise en Inde du Sud pour fêter la Navaratri. Ce sont les femmes et les enfants qui préparent cette exposition puis se rendent les uns chez les autres afin de voir les golus respectifs.
Le golu est présenté en marches d’escalier. Les premiers étages représentent la vie quotidienne. Les étages suivants représentent des scènes de la mythologie indienne. Enfin les derniers étages représentent chacun une divinité. Les personnages sont fabriqués en glaise afin que, comme les êtres humains, ils viennent de la terre et retournent à la terre. (wikipédia)
Hanuman est une des divinités hindoues les plus populaires ; il est le dieu-singe, patron des lutteurs et des acrobates, des arts martiaux mais aussi dieu de la sagesse et de la méditation. Il est souvent représenté avec une massue. Il représente le contrôle intérieur, la foi et la dévotion complète à une cause (wikipédia)
Image : suite à la citation : « Un type vient de tomber de l’immeuble en construction. » : une photo des échafaudages que j’ai prise à Chennaï ..