Fagan, Jenni« La fille du diable » (2022)
Autrice : Née en Ecosse, Jenni Fagan vit à Edinbourg. Grâce à ses excellents résultats en « creative writing » à l’Université de Greenwich, elle obtient une bourse d’honneur à la Royal Holloway de Londres. Elle a remporté les prix du Dewar Arts et du Scottish Screen, entre autres pour ses écrits poétiques. Elle a publié de la poésie et gagné des prix décernés par l’Arts Council England, le Dewar Arts, et le Scottish Screen, entre autres. Elle a été nominée à deux reprises pour le Pushcart Prize. Elle puise son inspiration notamment dans sa profession, puisqu’elle travaille comme écrivain dans les hôpitaux et les prisons. En 2013 elle publie « La sauvage » ; en 2017 « Les buveurs de lumière»; en 2022 « La fille du diable »
11.02.2022 – Métailié – Bibliothèque écossaise – 352 pages – Céline Schwaller (Traducteur) – titre original « Luckenbooth »
Résumé :
1910. Une jeune femme arrive au port d’Édimbourg. Elle est à bord d’une petite embarcation, elle rame sur un cercueil. Elle porte un bonnet qui cache deux petites cornes étincelantes. Elle doit se rendre au no10 de l’allée Luckenbooth où se dresse l’un des plus hauts immeubles de la ville. Son père l’a vendue au propriétaire, l’un des hommes les plus riches de la ville, pour porter son enfant car sa femme est stérile. Mais rien ne se passera comme prévu et l’immeuble et ses habitants subiront les conséquences d’une malédiction pendant cent ans.
Avec puissance et profondeur, Jenni Fagan nous raconte la vie d’un immeuble, d’une ville et du XXe siècle du point de vue des outsiders qui y ont vécu, étage par étage, décennie après décennie. Un roman unique, noir et exubérant où les oubliés sont au cœur de l’Histoire, à la croisée des excès du capitalisme et des revirements de l’amour et du désir.
Alternant grands événements et détails infimes, étonnants et merveilleux, nous suivons un taxidermiste obsédé par la création d’un squelette de sirène, une médium sexagénaire au sommet de son art, la chef d’un gang en guerre contre les triades hong-kongaises, un mineur au chômage allergique à la lumière, une espionne fascinée par les aviatrices, des femmes brisées ou battantes, une ourse polaire et la fille du Diable en personne.
Ce roman est un hommage au pouvoir de l’imagination, au courage des survivants et à la force vitale de l’art narratif. Une Vie mode d’emploi en version punk et féministe, un Immeuble Yacoubian fantastique, repaire de fantômes, poètes et sorcières. Un livre unique et étincelant.
Mon avis :
C’est le troisième livre de Jenni Fagan que je lis et les deux premiers ayant été des coups de cœurs, je me suis ruée sur celui-ci. Je suis ressortie de cette lecture perplexe, un peu déboussolée, tellement on plonge dans l’étrange. On plonge dans le surnaturel, dans un joyeux foutoir, c’est totalement déjanté et pas facile à suivre…
Le titre du livre en français est « La fille du diable », mais je trouve que le titre original était mieux adapté (le nom de l’immeuble). Car c’est bien l’histoire de l’immeuble qui est au cœur du roman et cela va couvrir un siècle. Alors, Bienvenue au No10 Luckenbooth Close…
Mis à part l’immeuble, il y a plusieurs personnages : si la structure de l’immeuble évolue (de magnifique il devient ruine – tout comme la ville au XXème siècle), les rapports entre les personnages ne sont pas au rendez-vous… C’est un roman que je qualifie « gothique » .
La fille du diable arrive à Edimbourg en cercueil après avoir tué son père en 1910. Elle a été vendue par son père à Mr. Udnam, propriétaire de l’immeuble et engagée en qualité de mère porteuse car sa fiancée Elise ne peut pas avoir d’enfant…elle est supposée accoucher et disparaître … mais la relation entre Elise et la fille du diable va changer la donne.
Au fil des décennies, on va faire la connaissance des personnages qui se succèdent dans les différents appartements. En 1920 on y rencontre Flora une trans, et Levi – un étudiant américain – qui se focalise sur la bibliotheque des ossements, et d’autres individus plus étranges les uns que les autres… Dans les années 1940, on y retrouve des anti-nazis.
Plus les années passent et plus tout se déglingue… l’immeuble et ses habitants…Malheureusement, il a manqué la cohésion entre la vie des différents personnages et si leurs histoires se laissent lire, au final j’en suis ressortie avec une impression de récit non abouti mais avec la certitude que les livres de cette autrice ne ressemblent à aucun autre auteur. Mais curieusement je ne peux pas dire que j’ai été déçue, juste déstabilisée… Alors j’attends avec impatience le quatrième roman de Jenni Fagan, qui m’entrainera dans un autre univers…
Extraits :
Un mur entier de livres se courbe pour nous inspecter. Tous ces personnages, ces intrigues et ces lieux se regardent avant de se tourner vers moi.
On dirait une maladie. Amour : titre à 80°. Danger de mort en cas d’ingestion. Peut vous rendre fou, méchant, aveugle et délirant. Cela n’a rien à voir avec la camaraderie sans risque qui consiste à aimer un ami proche. À se décomposer sans passion ensemble pour l’éternité – la voie traditionnelle.
Maman ne voulait peut-être pas que je sois moins qu’avocat, mais tout ce que j’ai envie de faire, c’est penser. C’est un acte transgressif. Il nous en faudrait beaucoup plus par les temps qui courent.
J’ai aussi découvert que le No10 Luckenbooth Close devait son nom à un vieux mot, lucken-buith, c’est comme ça qu’ils appelaient les premières échoppes fermées destinées au commerce. Avant ils tiraient des carrioles pour vendre de l’argenterie et autres marchandises mais ils devaient les trimbaler dans toute la ville et je te le dis, mon frère, les collines de cette ville, c’est pas de la rigolade, si je ne croyais pas en Dieu je dirais qu’elles ont été créées par un psychopathe. Quoi qu’il en soit, ces marchands locaux ont fini par demander à la municipalité s’ils pouvaient verrouiller leurs échoppes la nuit et c’est comme ça que le mot est né. Un luckenbooth est également un bijou, porté soit en broche soit en bague, que l’on offre à une fiancée – c’est joli : deux cœurs en argent entrecroisés.
Je me précipite à l’intérieur du No10 Luckenbooth Close. Monte l’escalier en courant. Je penche la tête en arrière à chaque fois, regarde la coupole tout là-haut. Imagine tous les gens qui ont foulé ces marches de pierre. Depuis des centaines d’années, des gens tournent en rond dans la cage d’escalier comme les rouages d’une horloge. Le passé, le présent et l’avenir se croisent. Les morts, les vivants, ceux qui le sont à peine, les lâches, les gens ordinaires et les braves, tous tournent les uns autour des autres à travers le temps.
Les adolescentes ont autant de courage que n’importe quel homme. Ils sont rarement d’accord avec ça (les hommes). Même s’ils nous voient accomplir des actes relevant du courage et de l’héroïsme absolus… ils l’effacent aussitôt de leur mémoire. Ensuite, ils se montrent avec nous d’une condescendance sans bornes jusqu’à ce qu’ils se sentent à nouveau bien dans leur peau.
La vie est une succession de lassos de plus en plus petits lancés par la police de la pensée.
Ils se resserrent autour de nos idées.
Puis il s’est installé dans un coin et a passé en revue le plus de phobies possibles. Tout d’abord, il a cherché celles qui pourraient avoir un effet dissuasif évident sur une vocation de cambrioleur. Celles-ci comprenaient l’achluophobie (la peur du noir), la domatophobie (la peur des maisons), l’anthropophobie (la peur des gens), la leukophobie (la peur de la couleur blanche), la galeophobie (la peur des chats) et la koinoniphobie (la peur des chambres). Il est rare que la medorthophobie (la peur d’un pénis en érection), l’hadephobie (la peur de l’enfer) ou la lutraphobie (la peur des loutres) retiennent un voleur – à moins qu’il n’exerce dans le domaine rural.
– Vous êtes phengophobe, Ivor.
– Je suis quoi ?
– C’est une peur aiguë de la lumière, de la lumière du jour en particulier : c’est votre phobie.
Le kintsugi japonais repose sur l’idée qu’un objet n’est véritablement unique que lorsqu’il a été cassé et réparé. Il est alors beaucoup plus beau grâce à ses fissures, pas malgré elles – c’est pourquoi ils comblent ces fissures avec de l’or ! La philosophie orientale de l’esthétique pourrait faire du bien à l’Occident.
Le No10 Luckenbooth Close se dressait autrefois de toute sa hauteur sur cette colline. Un gigantesque observateur de la ville qui s’étend tout en bas. Il a vu tout ce qui s’est passé à Édimbourg.