Malfatto, Emilienne « Le colonel ne dort pas » (RL2022) 112 pages

Malfatto, Emilienne « Le colonel ne dort pas » (RL2022) 112 pages

Autrice: Émilienne Malfatto est une auteure, photo-journaliste et photographe documentaire indépendante française née en 1989. Émilienne Malfatto nait en 1989 d’origine algérienne qui aime le couscous kabyle. Elle étudie en Colombie et en France où elle est diplômée de l’école de journalisme de l’Institut d’Etudes politiques de Paris.

Romans/ Récits : Les serpents viendront pour toi (Prix Albert Londres 2021) Que sur toi se lamente le Tigre (Prix Goncourt du premier roman) 2021 –  Le colonel ne dort pas (2022) – 

Editions du Sous-Sol – 19.08.2022 – 112 pages 

Résumé:
Dans une grande ville d’un pays en guerre, un spécialiste de l’interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office. La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes. Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve – ou un cauchemar. Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. 

Le colonel, tortionnaire torturé. L’ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou. Le colonel ne dort pas est un livre d’une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes. On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.

Mon avis:

L’autrice est reporter photographe et elle écrit avec des mots et de la couleur. Tout est gris et flou… Pas de lieu, pas de noms, pas de temporalité… On peut sans aucun doute situer le roman dans des dictatures, dans plusieurs parties du monde (Amérique latine? Argentine? Irak?  et dans le contexte actuel, ce terme de reconquête me fait également penser à la Russie et l’Ukraine…) Et même si c’est de la fiction, ce n’est pas si loin de chez nous pas si loin de nous ( la citation de Messmer qui fait réfléchir …) 

Il y a en fait quatre personnages: Le Colonel, l’Ordonnance et le Général et les victimes , ici le torturé,  celui qui met à mal les certitudes du Colonel, instille le doute en lui et le confronte à la peur, le fait basculer en quelque sorte.
Le Colonel est un « spécialiste » de la torture, un type qui fait son « travail » (il qualifie ainsi le fait de torturer sur ordre, ce qui lui enlève la responsabilité de ce qu’il fait) , une réalité historique, la violence de la guerre, ce que les hommes sont capables de faire à d’autres hommes… Comment peuvent-ils vivre avec ce qu’ils font ? C’est l’absurdité de la guerre, le massacre commandé… L’endoctrinement excuse-t-il tout ? Est-ce un monstre?

Le Colonel est gris, il y a juste une touche de rouge sur la casquette de son ordonnance… ce rouge me fait penser au sang des victimes dans le gris de son univers… et du doré dans l’univers poisseux et mouillé du Général.
Le Colonel va avoir peur d’un homme qu’il torture et qui le regarde très sereinement, sans haine; il va se rendre compte qu’il est seul face à ce qu’il fait… et il bascule dans une sorte de folie, il se rend compte que c’est lui qui a le pouvoir d’écraser et non plus qu’il est sous les ordres de quelqu’un. 

Ce qui est incroyable c’est qu’on finirait presque par le plaindre…
Il y a deux récits en parallèle, deux formes d’écriture; l’autrice utilise le vers libre pour faire parler le Colonel et en le récit de la vie du Colonel est écrit en prose…
Tout est gris, entre le noir et le blanchâtre ; c’est un roman qui parle de la luminosité, de la brume, du flou, c’est en même temps irisé et opaque, malaisant, le Colonel parle du « carnet noir de son âme » … Sa part d’ombre, qui se fond avec l’ombre qui cache les rues, le ciel, la ville… L’ombre, le brouillard, la brume qui enveloppe tout et rend tout irréel. Tout semble étouffé… Tout est ombre et manque de lumière, pluie, grisaille…

Dans la nuit, le colonel devient hanté par les fantômes des torturés qui le regardent…
C’est étouffant, tout est suggéré, il y a peu, voire pas de scènes ruisselantes de sang, cela prend aux tripes et on ne peut que se poser des questions sur la torture et les bourreaux., le passage à l’acte, la puissance des ordres et de l’acceptation de faire ce qu’on vous ordonne, le remords.

Et la manière de nous présenter ce personnage est juste exceptionnelle … Les horreurs de la guerre…
Je l’avais entendu présenter son livre à La Grande Librairie à sa sortie.

Extraits:

C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil.

le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux

Lui ne savait pas encore qu’il était pris dans un engrenage qui ne le lâcherait pas, qui le broierait à mesure que lui-même broierait les autres, tous les autres, tous ceux qu’on lui ordonnerait de broyer. C’est cela, peut-être, qui fit vraiment la différence. Demandez à un militaire de tirer sur une cible, il le fait, c’est le métier. Mais certains ont une limite.

Chaque nuit, dans ce temps suspendu qui précède ses cauchemars (mais ce ne sont pas des cauchemars puisqu’il est éveillé) il prête l’oreille au fracas de la destruction. Ça fait un bruit terrible, ça siffle ça explose ça frappe ça crisse ça dévaste ça décombre. 

Par un étrange hasard de la matière, un bombardement a fait choir tous les murs et plié les étages, le colonel pense chaque fois à un château de cartes.

Il faudrait inventer un nouveau vocabulaire pour la destruction de la matière, pense le colonel. De nouveaux mots qui rendent la destruction absolue d’une ville, d’un quartier, d’une maison, d’un homme.

La grande rue, par exemple, cette artère de la rive gauche que la jeep emprunte chaque jour et qui semble un sillon tracé maladroitement, ouvert par une charrue de mort dans un mélange de béton, de métal, d’asphalte et de chair humaine, quelque chose d’éventré, les entrailles de la ville à l’air, la terre violée, dévastée, ici rien ne poussera plus, terre sans blé sans moissons.

Un soldat qui désapprouve – même en silence – est un danger pour tous.

il faut bien distinguer
entre tuer à la guerre
et tuer pour tuer

Une faible clarté descend des hautes fenêtres. C’est l’heure moutarde l’heure mandarine l’heure ocre – mais l’ocre, comme les autres couleurs, a été absorbé dans la monochromie si bien que le Palais est baigné de cette même lumière grise, à peine teintée d’orange, pistil de safran tout de suite avalé par la cendre.

2 Replies to “Malfatto, Emilienne « Le colonel ne dort pas » (RL2022) 112 pages”

  1. dans la présentation du roman il est écrit : « On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli. »
    je n’ai pas lu le livre de Hubert Mingarelli mais je ne suis pas d’accord avec la comparaison avec « Le désert des Tartares » qui certes parle de l’obéissance à la hiérarchie mais à part ça…

  2. Désolé si je ne parviens pas à croire qu’un homme puisse conserver un regard sans haine sous la torture. En général, ce qui torturaient aimaient ça et n’avaient pas de soucis, et les gens qui se trouvaient face à eux avaient soit une raison d’y être, et la haine les guidaient, soit étaient fatalistes, convaincus que ça ne seraient pas mieux avec les « libérateurs » (qui s’entr’assassinaient, au passage, dans un jeu du futur nouveau pouvoir) et ils auraient parlé dès la moindre question.
    Ca peut faire une oeuvre littéraire intéressante, sans pour autant être crédible. J’ai connu quelqu’un qui avait été torturé par les Allemands, il avait fini par parler (sans avoir été serein un instant) et détestait ceux qui étaient en face de lui.

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