Barrouk, Ruben « Tout le bruit du Guéliz » (RLE2024) 213 pages

Barrouk, Ruben « Tout le bruit du Guéliz » (RLE2024) 213 pages

Auteur:  né en 1997 à Paris. En 2022, il retourne sur les traces de sa famille séfarade à Marrakech, où vit sa grand-mère, personnage principal de ce premier roman.

Albin- Michel – 21.08.2024 – 213 pages
Première sélection du Prix Goncourt 2024 –  Première sélection du Prix Goncourt des Lycéens 2024 – Sélection Prix Stanislas du premier roman – Première sélection du Prix Jean René Huguenin – Première sélection du Prix Cabourg du roman
Prix du premier roman du festival des écrivains chez Gonzague Saint Bris – 

 » Il est rare de lire un premier roman de cette eau-là. Un petit miracle ». Lire-Magazine Littéraire  »
Un premier roman aussi gracieux que poignant ». La Tribune Dimanche

« Le bruit condamne l’Homme à l’oubli. Mais parfois il arrive qu’il le sauve de l’oubli. 

Résumé:

Dans le quartier du Guéliz à Marrakech, un mystérieux bruit hante et tourmente, nuit et jour, une vieille dame. Inquiets, sa fille et son petit-fils quittent Paris pour mener l’enquête. Sur place, ils guettent, épient, espèrent, mais aucun bruit ne se fait entendre…
Tout le bruit du Guéliz ne nous livre pas une mais mille histoires : celles des exodes, des traditions, des liens qui se font et se défont, des origines perdues.
À la violence et au vacarme assourdissant de notre époque, ce premier roman aux allures de conte, à la fois tendre, drôle et bouleversant, oppose un bruit. Le bruit du Guéliz. Celui d’un temps révolu, où l’on vivait ensemble.

Mon avis: 

Un livre tout en finesse, en subtilité, servi par une magnifique écriture et c’est ni plus ni moins qu’un message de paix. Coup de coeur de la rentrée littéraire.
Un sublime roman sur la solitude, l’errance des âmes oubliées, l’absence, la mémoire, le temps qui passe et les choses qui changent, l’errance, la disparition des mondes au fils des années, avec l’exil, l’exode, les migrations, un monde qui disparait, le devoir de mémoire, le respect et la survivance des traditions … tout ce qui  se perd..
Ce n’est pas un livre sur la mort; c’est un livre sur la vie,  les choses, les endroits et les gens qui disparaissent, sur le passé et le présent qui se confondent, sur les traces qui affleurent ou qui s’effacent, sur la nostalgie et la présence d’un temps révolu, sur les souvenirs, les endroits et les êtres qui nous habitent…
Dans ce merveilleux récit, une mère et son fils, retournent voir la grand-même qui vit toujours à Marrakech et qui est pas bien car elle entend du bruit dans son vieil appartement.
C’est l’occasion de faire quelques pèlerinages – dans le vieux quartier juif de la ville, dans le cimetière juif aussi… Et surtout d’identifier le bruit qui dérange tellement la grand-mère…
C’est aussi l’hommage à une ville Marrakech, sur les liens entre les juifs et les arabes de cette ville de tolérance. C’est un roman sur les juifs du Maroc, les rares qui sont restés et ceux qui sont partis… C’est Marrakech, qui est le bruit et le silence.
La visite du Mellah, l’ancien quartier juif et du cimetière juif, le Miaara, avec ses vingt mille tombes…sont de purs moments d’émotion.

Venez faire la connaissance de Paulette, la grand-mère du narrateur … c’est juste magnifique et bouleversant d’humanité. C’est le moment où la vieillesse a le goût d’une certaine innocence et tendresse de l’enfance, mêlée à une inquiétude et un besoin d’être rassuré, une certaine douceur fragile et émouvante, cet attachement au passé, ce refus de lâcher prise, de laisser partir…

Et au final, ce bruit ? Pour le savoir je vous invite à plonger dans le Marrakech de cette famille merveilleuse… et de méditer une phrase magique  « Elle a ri, simplement. Pour exaucer la vie, pour ce pays qui mérite la gaieté. Ainsi, le plus beau bruit du monde nous a tous emportés. Nous avons renoncé au recueillement, au silence obligé, à la mesure humaine et à la peur de Dieu. Nous avons ri. »

Extraits:

Ma mère était née là. Elle avait grandi là. Elle y revenait aujourd’hui, et ce n’était plus là. 

Rien, depuis, n’avait changé, ni d’allure ni de place. Tout était faux, figé comme avant, mais les imaginaires de l’enfance avaient été si facilement doublés par cette vérité froide qui me serrait la gorge. Rien n’avait changé. Tout avait changé. 

Il suffisait de trouver ce qui n’allait pas, pour comprendre alors l’origine de ce bruit. Ce pouvait être quelqu’un qui la dérangeait. Ou quelque chose. Un mauvais souvenir. Une parole impertinente. Seulement tout cela se disait facilement, et ma grand-mère déjà nous l’aurait confié. C’était ailleurs. C’était un fait qu’elle ne pouvait admettre, car ne sachant l’admettre. Dans son monde ordonné, quelque chose s’était renversé. Comme ici rien ne bouge, que les heures se prolongent, que tout s’enfle à la poussière du temps, alors je comprenais que cet élément que nous devions trouver n’était pas visible.

Yak. Ce petit mot, ma grand-mère l’employait aussi souvent que possible. Si facilement, yak se faisait une place dans chaque conversation. Il signifie « n’est-ce pas ». Il est le petit dernier d’une fratrie de mots qui ne grandit jamais, qui de justesse parvient toujours à s’insinuer avant que les grandes portes de la parole ne se referment seules. Il se montre sous les airs d’un début de question et tinte comme le bruit de l’âme qui sème le doute partout. Il dit « rien n’est jamais certain, tout est seulement possible ». 

Par un charme souverain, les casseroles bosselées se réchauffent à feu doux, bercées par les tours éternels d’une cuillère en bois. Les stratus de vapeur s’amoncellent sans jamais s’éclipser, et voyagent loin, très loin du carrelage blanc, transportant avec eux les parfums des jardins mijotés, des poissons carminés aux pistils de safran, des fèves tachetées par l’ocre du cumin.

Mais désormais, devant ce bruit, sa parole de médecin avait perdu toute sa valeur, car elle ne voulait pas s’exposer à la simple idée qu’il lui dise que cela pouvait venir de l’intérieur, si personne d’autre qu’elle ne l’entendait.

Elle était venue au Maroc, pèlerine sur les traces des aïeuls et des saints juifs inhumés, pour visiter les morts. Nous commencions par le Miaara. Dimanche, nous poursuivrions cette tâche en empruntant les routes dépeuplées et brûlées du Haut Atlas, jusqu’à la vallée de l’Ourika. Il n’y avait pour elle de chose plus importante, de devoir plus intime et valable que ce grand pèlerinage. C’était pour elle d’autant plus vrai que son fils était là, pour voir et comprendre, et récolter le précieux legs de ces lieux de mémoire, de ces traditions centenaires, avant qu’elles ne s’effacent, ensevelies par les mains de l’oubli.

Cette fin, nous l’avons amenée. Un jour nous avons cessé d’y naître. Moi, je n’y suis pas né. Je ne suis pas un pèlerin sur cette terre. Je ne peux que l’aimer, sans jamais la connaître. Je ne suis que le témoin d’une fin vertigineuse. D’une fin irrévocable, d’une fin sans début. Car si les fins toujours amènent d’autres débuts, celle-là n’amène rien. Elle est la dernière fin. 

Elle était l’archiviste, la bibliothécaire de notre passé. Elle peinait seulement à reconnaître les hommes et les femmes qui foulaient cette terre. Pas les autres, pas celles et ceux qui l’avaient déjà quittée. Pas les morts et les disparus. Ceux-là, une partie d’elle était partie avec eux, sur la barque de bois du grand fleuve noir pour atteindre les havres du repos. Depuis l’autre rive, elle plissait ses yeux fatigués, contemplant le lointain présent devenu l’étranger peuplé par les vivants. 

Nous pouvions la voir, la soie de solitude, se tisser sous nos yeux, épouser les contours de son corps. Et le monde se refermer sur elle. Son monde, minuscule maintenant. Il ne reste personne. Personne à qui parler. Il ne reste plus qu’elle. Depuis longtemps maintenant. Les vivants sont partis. Ils ont quitté le port de leur propre récit. Ma grand-mère a vu les derniers bateaux s’unir à l’horizon. Sur les docks de l’oubli, elle est restée. Ils ont tout emporté. Tout ce qu’ils pouvaient prendre. Ils ont laissé les morts. Ils ont laissé des murs et des morceaux de pierre. Et l’immense solitude. Elle seule est restée.

En elle, l’hospitalité n’était pas une façon d’accueillir l’autre, d’inviter l’étranger et la timidité à passer la grande porte, mais plutôt, de laisser simplement le vide exister. Exister un instant. Et de croire que ce vide pouvait, ou non, être comblé.

Marrakech ne sait pas être seule. Elle ne sait pas exister quand le silence des hommes est tout ce qu’il lui reste. Cela fait partie des dilemmes que le Monde doit résoudre. C’est le silence, ou Marrakech. Et comme le Monde est indécis, et sage peut-être, il a donné le silence à la nuit, et Marrakech au jour. Car Marrakech elle-même est un bruit. Un bruit, le jour, auquel tous participent. Chaque voix est une pierre posée, sur une tour de bruit qui ne cesse de s’élever. Chacun est appelé à l’œuvre collective. Chacun doit apporter sa pierre, fût-elle brute ou polie, claire ou confuse, légère comme le rire ou lourde comme l’ennui. Ainsi, lorsque ces vies s’affirment, alors le bruit se forme. Qu’importe ce qu’il dit ou s’il ne dit rien. Chaque vérité, en rejoignant une autre, parvient à créer une chose commune qui leur ressemble tous, où la vie qui regarde n’y voit que son reflet. Marrakech n’est qu’un bruit, où toutes les voix se mêlent pour créer l’harmonie. 

Je pense que je ne suis rien, et qu’elle ne me voit pas. Que son âme et la mienne ne peuvent se rencontrer, ici, sur la jetée. Que ce monde est le même, mais le temps, différent. Que je suis au présent, et qu’elle au passé. Elle attend, semble-t-il. 

Ce jour-là, le soleil sur la place Jemaa-el-Fna n’était pas parvenu à percer la grisaille. Il l’imprégnait seulement d’une froide lumière blanche, et vivait aux crochets de tous ceux qui, sur l’esplanade, tentaient de s’en cacher. Au travers des nuages, il demandait à voir, l’aveuglant soleil gris, ceux qui marchaient sur la place, mais il ne voulait pas, lui, être vu en retour de tous ceux qui, assommés par la nuit, surpris par le jour, étaient restés bloqués là, sur l’esplanade de pierre. Jemaa-el-Fna désavouait, dans sa désolante nudité, dans cet habit de pudeur et de gris, que la nuit l’ait libérée hier encore. Elle était silencieuse.

À Marrakech, l’Arabe a quelque chose de juif en lui. Des parcelles de notre identité se sont réfugiées là, en eux, comme quelque chose de profondément intime. C’est ainsi, l’Arabe garde le juif. Il le protège. Il couve ce qu’il en reste. Tout ce qu’il reste de lui, tout ce que le juif semble n’avoir pas pu prendre le jour du grand départ. Tout ce qu’il a été contraint de laisser. Tout ce qu’il est, rien de plus. C’est aussi tout ce que l’Arabe n’a pas su laisser partir. Tout ce qu’il a pu retenir, quand ils se sont quittés.

– Un fassi, c’était un juif converti à l’islam, de force. On appelait ça des Bildiyyin. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, si un Arabe dit qu’un juif est un fassi, alors c’est une expression pour dire qu’il est si proche des Arabes, ici, au Maroc, qu’on a oublié qu’il était juif.

Elle a ri, simplement. Pour exaucer la vie, pour ce pays qui mérite la gaieté. Ainsi, le plus beau bruit du monde nous a tous emportés. Nous avons renoncé au recueillement, au silence obligé, à la mesure humaine et à la peur de Dieu. Nous avons ri. 

Image: cimetière juif, le Miaara

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