Chevalier, Séverine « Clouer l’Ouest » (2014)

Chevalier, Séverine « Clouer l’Ouest » (2014)

Résumé : Longtemps je ne me préoccupais pas de la scène blanche. Elle me hantait en sourdine et je faisais taire ses murmures, ou les laissais cogner, légers, aux parois d’une minuscule boîte, enfouie au plus profond de moi. Les bourdonnements de l’extérieur remplissaient leur office de fossoyeurs efficaces, diligents. Je ne savais pas qu’alors, les cadavres refusaient de se décomposer. Vingt ans après son départ, Karl est de retour chez les siens. Le plateau de Millevaches est enneigé. Les arbres sont noirs. Noirs comme la bête qui se cache dans les bois et que nul ne parvient à abattre.

Mon avis :

Un petit 180 pages percutant…

Un paysage de neige, de froid, de gris, de blanc, de noir.. avec parfois un reflet gris bleuté.. et le silence, au bord du gouffre, au propre comme au figuré.. On bascule dans l’oubli,  l’absence,  le néant,  le froid, la démence, la mort; même le cercueil bascule dans le vide.. L’angoisse, la peur, on se perd … dans la forêt comme dans la vie. Aucune chaleur, ni dehors, ni dedans.. les rares notes de couleur, un arc en plastique rouge, cassé ; deux trois touches de rose pâle dans un asile de vieux.. L’incommunicabilité est telle que même le bonhomme de neige n’a pas de bouche.. Une petite fille pour redonner un peu de lumière, mais qui ne parle pas, n’émet pas un son… Des animaux, la plupart morts … ceux que l’on chasse ou plus tard, empaillés.

Malheureusement ce qui a un peu plombé mon plaisir est que je n’ai trouvé aucun personnage attachant (même pas la petite fille)… Trop de noir masque tout… Dans le même ordre d’idée, j’ai préféré « la Bête » de Catherine Hermary-Vieille (voir article), plus humain, ou les personnages m’ont touché. Une écriture suggestive, très belle, des phrases, des mots, des images et même des silences qui prennent aux tripes ; une analyse des sentiments très fine. Mais soyez avertis : très très glacial et désenchanté . Au-delà de la mélancolie..

Extraits :

Plus j’y pense et moins je vois de différences entre une personne dont on pourrait attester de la vie réelle, vécue, et un personnage de roman.

Il faudrait éviter les bilans, les comparatifs, toutes ces lignes qu’on trace entre ce qu’on était et ce qu’on est devenu, …

Elle murmure en lui parlant, et Karl se demande si c’est l’usage, ici, avec les vieux et les proches, de feutrer les discours, comme on décore maladroitement les intérieurs, pour atténuer les décompositions.

Quelle importance, au fond, de savoir si une caresse est réelle, quand on en a le souvenir.

Les deux hommes regardent la petite fille et l’animal presque enlacés, tandis qu’un nouveau jour se lève, un peu.

Un peu seulement, en réalité, car le ciel s’abaisse plutôt, comme s’il allait bientôt tout comprimer, aplatir, laminer.

Il s’était saisi du rêve et de la mer de l’autre comme on tente de s’emparer de soi pour se faire éclore, exister enfin.

Il y a ceux qui dorment, la nuit, et ceux qui veillent. Gardent-ils les rêves des autres ? Les protègent-ils ? Que se passerait-il si tout le monde dormait, la nuit ? S’il n’y avait plus de veilleurs, de gardiens, pour ceux qui dorment ?

Après la femme, la mère, et maintenant il ne reste plus que le cul des vaches et la ferme, à elles pour toujours et implacablement lié. Il se sent comme un des derniers vestiges d’un monde en décomposition, d’un monde qui n’existe plus, sauf pour les fantômes.

Ils se tiennent la main, serrée, serrée. Le vent et la neige ont cessé. Rien ne bouge, même pas le silence. Ils ne voient pas les étoiles déjà mortes qui ont surgi du ciel, enfin dégagé.

je suis resté pour cette terre, c’est tout. C’est comme mon sang. Mes tripes. Tu peux pas vraiment comprendre. T’as jamais compris.

Elle n’a pas peur. Pas peur de tout ce que cachent le silence et l’obscurité des choses, embusquées. Pas peur des hauts arbres nus, des sapins réglementaires, de l’infini du ciel au-dessus. Pas peur des bêtes dissimulées, des branches mortes, des suspens de l’hiver, des paralysies provisoires masquant les grouillances.

Peut-être parce qu’on ne lui a jamais raconté ce genre de contes où la forêt devient un réservoir à perdre les enfants encombrants, à éliminer en douceur les importuns. Peut-être que comme elle ne parle pas, on pense qu’il n’y a pas d’histoires, dans sa tête, et qu’il ne sert donc à rien de lui en raconter.

Parfois il ne veut pas, mais il fait quand même. Parfois il voudrait faire, mais il ne fait pas. Cette façon désaccordée qu’il a de se frotter au monde, sans cesse, sans cesse, ça n’en finit pas, pourquoi il y a sans doute eu un temps où il aurait aimé comprendre, mais ce temps est passé, maintenant.

La foule des arbres comme des murailles, chaos organisé comme une cathédrale sans orgue et sans dieu, et lui à avancer jusqu’à se cogner aux hauts murs, à descendre et monter les escaliers sans marches, à traverser quelques espaces nus comme des cours grillagées, à sentir les étages comme des strates sans fin avant le ciel qui a disparu. Il y du noir-reflets bleu sur le blanc, aucune couleur chaude. Les arcs brisés, en hauteur, s’imposent, et il avance là-dessous, sans peur, comme on n’a plus jamais peur quand on abdique corps et âme. Quand on cesse de lutter.

Il y a des matins où tout ce qui pèse s’évanouit. Des matins presque magiques, sans qu’on ne sache pourquoi, sans raisons particulières, objectives.

La neige et les arbres sombres, c’était juste un rêve que je faisais parfois, de façon récurrente, sans imaginer qu’il puisse trouver sa source dans des événements concrets, des événements auxquels j’avais été un jour mêlée, et qui n’ont pu qu’affleurer certaines nuits, me laissant engourdie et floue, aux petits matins.

Des nénuphars translucides déposés sur un poumon d’étang noir et profond, frémissant.

Sans doute que le silence lui servait à quelque chose, comme il m’est utile à moi aussi, parfois. Sans doute qu’elle n’en voyait pas vraiment l’intérêt, de dire, surtout ces choses passées qui n’ont guère d’importance pour la vie présente.

Aujourd’hui, je me demande si ce sont vraiment les mots, qui sont importants.

 

3 Replies to “Chevalier, Séverine « Clouer l’Ouest » (2014)”

  1. Coucou Cat, tu en fais une analyse précise et juste. Oui tu as raison, c’est au-delà de la mélancolie et sans faire grand bruit, à pas feutrés, il délivre un ressenti très fort. Quelle belle magie s’opère quand le mariage des mots arrive à nous faire basculer dans un univers de tant de sensations. Et ce que j’aime encore plus dans ce genre d’écriture c’est une écriture pas au service de l’écrivain mais au service du lecteur, généreuse dans ce qu’elle nous offre. Comment peut-on dire autant de choses en aussi peu de pages.
    Inversement j’ai trouvé les personnages attachants dans leur manque, leur souffrance, leur incapacité à communiquer, à se dire je t’aime. Ce livre m’a beaucoup, beaucoup plu, à découvrir absolument !!!

    1. tout à fait vrai ! le silence est omniprésent et très « parlant »
      Je trouve intéressant de lire aussi dans la foulée « la Bête » de Catherine Hermary-Vieille, et le Giraldi, «Aucun homme ni dieu» .. ( j’ai commenté les deux récemment)
      c’est dans la même mouvance mais très différent quand même…

  2. J’attendrais un peu quand même avant de lire ceux que tu conseilles, histoire de ne pas être submergée par une vague mélancolique !

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