Germain, Sylvie «A la table des hommes» (01.2016)
Auteur : coup de cœur (voir article)
Résumé : Son obscure naissance au cœur d’une forêt en pleine guerre civile a fait de lui un enfant sauvage qui ne connaît rien des conduites humaines. S’il découvre peu à peu leur complexité, à commencer par celle du langage, il garde toujours en lui un lien intime et pénétrant avec la nature et l’espèce animale, dont une corneille qui l’accompagne depuis l’origine.
À la table des hommes tient autant du fabuleux que du réalisme le plus contemporain. Comme Magnus, c’est un roman hanté par la violence prédatrice des hommes, et illuminé par la présence bienveillante d’un être qui échappe à toute assignation, et de ce fait à toute soumission.
« A la table des hommes » sélectionné pour le Prix Cazes Brasserie Lipp 2016, ainsi que pour le Prix Cabourg du Roman.
Publié chez Albin Michel (272 pages)
Mon avis : (étayé par l’écoute d’une interview de l’auteure) Sylvie Germain est je pense mon auteur (femme) préféré. Alors à chaque lecture je me fends d’une jolie critique/analyse… pour faire durer le plaisir … et peut-être vous donner envie d’approfondir…
Ce roman est une sorte de fable fantastique à la gloire de l’humain dont le fil rouge est un enfant et sa corneille (réputée pour être l’un des animaux les plus intelligents) . Sylvie Germain n’a pas fait des études de philosophie pour rien et ce livre transpire la sagesse … Il traite de la vie, de la mort (qui est d’ailleurs le début de la fable), de la lutte pour la survie, du désir de vie de l’humain ; l’homme et l’animal vont aller jusqu’à se fondre l’un dans l’autre pour la survie de l’un (cela fait penser aux greffes où la mort de l’un permet la vie de l’autre : une vie contre deux morts). Cette fable sur l’animalité met en avant le point commun entre l’homme et l’animal : le refus de la mort. On y parle aussi de la guerre. Même si elle ne dit pas de quelle guerre il s’agit, on penche pour la guerre en ex-Yougoslavie. Et souvenons-nous … le même thème était déjà celui de son premier roman « Le livre des nuits » ; la guerre arrive, détruit tout sur son passage, fait tout basculer dans l’horreur. Tout commence par une explosion : une bombe, deux survivants … Une femme et un petit porcelet. Ils vont fuir ensemble, se tenir chaud, s’aider au mieux jusqu’à la mort de la femme. L’entraide va continuer pour tenir le petit porcelet en vie : les différentes espèces d’animaux forment une chaine de survie ; une daine, puis d’autres. A la différence des hommes qui même frères s’entretuent, les animaux s’entraident.
Dans la première partie du livre nous sommes dans la peau d’un petit cochon qui lutte pour vivre ; son arme : l’odorat très développé qui lui donne les informations pour appréhender le monde et lui donne l’alerte en cas de danger.
Puis le cochonnet se transforme en adolescent et à son réveil, il va devoir vivre sa différence et faire se rencontrer la part humaine et la part animale qui compose les êtres humains. La souffrance qui rend les hommes violents et mauvais ; contrairement aux animaux qui, si ils agissent d’instinct, ne veulent pas se venger, ne vont pas nuire juste pour nuire…
Seule la corneille (constance du roman) semble ne pas se formaliser de l’évolution de l’espèce, de la transformation de l’animale en homme (il passe de la position 4 pattes à la position debout, puis apprend la communication orale) ; le changement lui importe peu ; seule la présence et l’amitié ont de l’importance.
Le langage et les mots ont d’ailleurs une place très importante dans le récit (ainsi que les nuances de couleurs, les ombres et le soleil, comme dans tous les livres de Sylvie Germain) : le vocabulaire de l’insulte qui utilise les noms d’animaux, l’enfant qui sera le bouc-émissaire ; l’hôtel avec ses références à la lecture, le dictionnaire – passerelle entre les mots et les notions – ; Importance aussi du nom …. Babel, l’enfant sauvage (symbole de confusion) va apprendre à devenir un être humain (comme on dit …). Il a une mémoire vierge de tout souvenir de ses premières années de vie. Pour les gens qu’il rencontre, il est possible que cette amnésie soit consécutive à un choc, à une trop forte douleur ; ce peut aussi être de la dissimulation (il vient de l’autre côté de la frontière, il est étranger et c’est la raison pour laquelle il ne parle pas la langue). Quand il perdra son caractère fractionné pour se « compacter » il se transformera en Abel (symbole de l’innocence, première victime d’une lutte fratricide). Devenu adulte, il posera un regard sur l’humanité, façonné par sa dualité. Et Dieu dans tout cela ? Je vous laisse lire le livre : il en est question ; de jolie manière, à la manière du « Dieu inconnu » qui représenterait tous les Dieux, qui rassemblerait au lieu de diviser et annihilerait toute guerre au nom d’un Dieu spécifique..
A la table de hommes… il y a des hommes et des animaux… mais malheureusement, l’animal est plus souvent sur la table … Ce livre est une merveille… C’est le livre des opposés qui se complètent ( jour/nuit, inné/appris, animal/homme, solaire/lunaire ) Un coup de cœur, comme tous les Sylvie Germain
Lire aussi : Entretien avec Sylvie Germain à propos de son roman A la table des hommes : http://www.babelio.com/auteur/Sylvie-Germain/5325
Extraits :
Elle marche au ralenti, comme un automate dont les ressorts seraient relâchés.
Elle ne réfléchit pas, ses pieds la mènent ainsi que le font les sabots des bêtes au soir quand la faim, la soif, la fatigue les conduisent vers leur mangeoire, l’abreuvoir, l’étable ou l’écurie. Mais elle n’a pas de lieu d’ancrage, de repos, en vue.
Tout corps, même pris de folie, garde un savoir de ses limites ; celui de la femme s’arrête lorsqu’il vacille d’épuisement.
Une main, aussi légère qu’une feuille, se pose sur sa tête, et quelques mots de la berceuse bruissent, non chantés. Ils se détachent un à un comme des gouttelettes quand fondent des cristaux de givre, presque inaudibles.
Leur silence est écoute et manducation de la vie en eux, autour d’eux. Ils sont en placide accord avec la terre, ils font corps avec elle.
Ils ne croient pas aux mêmes mythes, ils échafaudent des interprétations mensongères de l’histoire, ils ont des revendications indues. Ils se révèlent une menace. Trop de différences, et trop de dangers, visibles ou non ; les plus discrets sont les pires.
appartenir à la terre, de respirer l’espace, de faire peau avec les éléments, chair avec le monde.
Être et se maintenir un vivant est un parcours de combattant, mais ce labeur toujours reste scandé de moments d’ébattements, de jeux, de délassement, de simple et ample volupté.
Les odeurs si diverses des bêtes qui furent vivantes se confondent en une seule, la même, toujours la même, douceâtre et métallique, entêtante, celle du sang déversé hors du corps et qui stagne en flaques visqueuses, brunissantes.
Babel a l’impression que ses paroles se fondent dans la fumée de ses cigarettes, qu’elles s’envolent en spirales bleutées qui se fanent, s’effacent, et sans cesse se renouvellent. Des paroles aromatiques, chaudes, à goût de cire et de pain d’épice, et qui reviennent en boucle.
Commence alors une lente dérive vers l’insignifiance, il ressent une sensation de fadeur, une impression de vide. Il découvre l’étrangeté de l’ennui, dont il ne comprend pas la cause, et qu’il ne sait pas nommer.
Ce qui grésille en lui, ce sont les mots. Le peu de vocabulaire qu’il avait acquis s’est disloqué sous le choc de l’agression, puis dissous dans la fièvre, et des lambeaux de vocables flottent dans sa tête, s’y heurtent les uns aux autres. Tous ces mots concassés, il veut les ressaisir, les reformer, les affûter, et surtout les multiplier, il lui faut compenser l’amenuisement de son odorat en s’emparant du langage comme d’un instrument d’exploration des choses et des gens, en faire une faculté de perception, un sixième sens qui ramasse et concentre les cinq autres. Une arme pour comprendre tout ce qui se dit, et ce qui se trame dans ces dires.
Il veut aussi pouvoir nommer les choses, les sensations, les sentiments, et plus encore ce qui échappe aux sens, à la saisie immédiate, à l’évidence.
Il vit dans la plénitude du présent au sein d’une rondeur temporelle chaque jour renouvelée, non dans l’étendue indéfinie du temps.
Les seules démarcations qu’il connaisse sont celles qui serpentent entre le ciel et la terre, un cours d’eau et ses berges, la forêt et ses lisières, et celles, plus incertaines encore, qui se faufilent entre le jour et la nuit, entre hier et aujourd’hui, entre les mots et ce qu’ils nomment ; et enfin celle, qu’il vient de découvrir, entre la veille et le rêve. Mais ces lignes-là n’instaurent pas de véritable séparation, elles sont souples, poreuses, et personne ne les surveille.
La voiture s’engage dans une allée bordée de platanes élagués, plantés à distance régulière. Des centenaires qui dressent leurs branches en équerre comme des bras de lutteurs aux coudes renflés et aux poings énormes hérissés de bourgeons.
Bibliotel. Il avait donné au rez-de-chaussée et aux étages le nom de « tomes », aux chambres celui de « chapitres », les couloirs s’appelaient « marges », les portes « pages de garde », les lits « in-folio », les draps et les taies d’oreillers « buvards », car selon lui s’y imprégnaient les rêves, les gémissements, les souffles et les humeurs des corps des dormeurs. Aux miroirs qui ornaient les murs des chambres en abondance, revenait le titre de « palimpsestes », les reflets de tous ceux et celles qui s’y étaient un instant profilés se recouvrant les uns les autres en strates impalpables. Les fenêtres étaient qualifiées de « pupitres », le jour y déposant des feuillets de lumière, la pluie des signes follets, le brouillard des touffes d’ombre, la nuit un volume noir.
La compagnie de la corneille, et celle des bêtes qu’il croisait, parfois côtoyait dans la forêt, lui manquent d’un coup terriblement. Jamais, auprès d’elles, il n’a connu l’angoisse, la méfiance, la déception ou la solitude, si l’une est hostile, agressive, la menace est manifeste, si l’une se laisse approcher, amadouer, son innocuité est réelle, elles ne feignent pas, ne trichent pas.
Ils se flairent du regard, ils s’inspectent droit dans les yeux sans ciller, sans embarras, leur curiosité a l’effronterie placide de la candeur.
Ils ne décèlent rien qui puisse les mettre en garde, pas de danger embusqué dans un recoin mental du vis-à-vis, ils ne sentent l’un chez l’autre que du vide en émoi, que du rêve en alarme, que des murmures en attente d’un lever d’élocution.
Le lunaire Babel, en lieu et place de l’éclatante Zelda. Comme il a autrefois troqué la guérilla contre une vie rangée, sédentaire, auprès d’un frère somnambulique.
Sa force, peut-être, résulte de cette indifférence à son passé inconnu, englouti dans la guerre, à cette part abolie de sa mémoire. S’il se retournait, il risquerait d’être saisi de vertige, de dégringoler dans le gouffre qui bée derrière lui.
J’ai appris que nous avons la même origine, nous, les vivants, tous les vivants. La terre, les éléments.
Il était effacé à l’extrême, un homme-ombre qui ne faisait aucun bruit.
Certains jours, en prenant connaissance de l’actualité ou de bas faits du passé, il ressent une honte cuisante d’appartenir à l’espèce humaine. La plus féroce des bêtes sauvages paraît inoffensive en comparaison, sa nuisance reste limitée et dénuée de calcul, d’orgueil et de duplicité.
Ce recours aux animaux pour défouler sa rage, sa peur ou son mépris, et tout autant pour les exciter, s’il est diffus dans le langage quotidien, se concentre à l’excès dans certains films d’horreur et jeux vidéo où telle espèce d’oiseaux, telle catégorie d’insectes ou de mammifères allant du chat au singe est diabolisée.
Il n’aime pas être agressé par le fracas du monde dès son lever, ou plombé juste avant d’aller dormir par le poids des mauvaises nouvelles dont regorgent les informations.
Ne pas dire la mort, ne pas la nommer, pour tenter d’en limiter la portée, de contenir la douleur.
Et il faut vaille que vaille essayer de sauvegarder une capacité d’émerveillement devant le monde, et d’amitié entre humains.
Il a reçu sa part de fraternité, des destructeurs la lui ont arrachée, mais sous la douleur de ce rapt, il conserve la joie d’avoir un jour reçu cette part d’amour et d’amitié, et cette joie, personne ne pourra la lui retirer.
Voir aussi : Auteur coup de cœur (article)
One Reply to “Germain, Sylvie «A la table des hommes» (01.2016)”
Bien sûr on reste avec envie de le lire .Je le note . Merci Catherine .