Jamet, Nicole «L’Air de rien» (2018)

Jamet, Nicole «L’Air de rien» (2018)

Auteur : Nicole Jamet a été actrice, puis scénariste. Elle a notamment co-écrit le scénario de Dolmen, et plus récemment de Speakerine, bientôt sur les écrans.

Albin Michel – 02.05.2018 – 352 pages

Résumé : Qui se méfierait de Luce et de Chirine, deux vieilles dames aux airs de respectables grands-mères ? Pourtant, à 80 ans, elles viennent de commettre un meurtre, l’air de rien… Mais pourquoi ? Pour qui ? Tandis que Chirine se retranche dans le mystère, Luce déroule ses mille vies, comme si elle avait attendu ce moment depuis des années… Une comédie sensible et attachante, où Nicole Jamet, co-scénariste entre autres de la série Dolmen, dénonce la cruauté de notre société et fait l’éloge de la liberté.

Mon avis : Mais quel joli moment de lecture ! Merci à la personne qui me l’a conseillé et qui se reconnaitra. Ne croyez pas qu’il s’agît d’une pantalonnade. C’est un petit bijou, plein de sensibilité, de tendresse, d’amour. Un gros coup de cœur. Un livre sur les relations humaines, sur l’amitié, sur la vie. Je n’ai pas envie de lever le voile, ce livre mérite une découverte. J’ai commencé ce livre et je ne l’ai plus lâché. Et je sais que je ne vais pas l’oublier de sitôt. Preuve en est le nombre de citations…  Le personnage de Luce est de toute beauté : elle traverse la vie avec ses joies et ses peines, son intelligence et sa façon de voir les choses. Elle est touchante et attachante, atta-chiante par moments… mais toujours émouvante. Beaucoup de tendresse, d’humour, d’amour… un livre que je vous conseille vivement.

 

Extraits : (J’ai noté les extraits pour ne pas les oublier, mais abordez cette lecture vierge de toute connaissance. Je pense que vous allez adorer.)

Apaisée uniquement par ses rêves, Luce avait compris que ses propres inventions étaient sa seule manière de survivre.

…comme en suspension entre espérance et cauchemar.

Ces filles n’étaient pas perdues puisqu’elles avaient une maison et des gens qui venaient les voir. Comment pouvait-on vendre son corps puisqu’on n’en avait qu’un dont on ne pouvait se séparer ?

Elle trouvait les vieillards rarement beaux, la moindre des choses était qu’ils fussent bien tenus.

À quoi bon risquer de se perdre ou dépenser son énergie quand ni le combat ni son issue n’offrait un quelconque espoir ? Elle s’était toujours échappée, c’est vrai, ailleurs ou dans sa tête, vers des horizons incertains, mais avec l’espoir de découvertes et des frissons de curiosité.

Tous les êtres sont en partie imaginaires. À peine rencontrés, on les habille de nos illusions, de nos attentes, de nos fantasmes, de nos angoisses. On les façonne pour qu’ils nous conviennent le mieux possible, qu’ils se juxtaposent à nos désirs, nos haines ou nos peurs, à nos besoins conscients ou pas. Et inversement, on se déguise aussi pour plaire, pour ressembler à l’image idéale de ce qu’on voudrait être. Ou à ce qu’on imagine des attentes de l’autre. Les jeux de séduction sont de jolis mensonges qui se tissent presque seuls, et le jour où les idéaux réciproques sont déçus, on est rarement capable de s’accepter déshabillés de nos rêves, nus et crus.

Ce ne fut pas tant le récit qui la bouleversa, mais la découverte inouïe que chaque livre contenait une histoire, qu’il portait des vies, des parcours, des paysages, des savoirs sur toutes choses, que chaque volume était un monde à déployer, une porte à ouvrir sur des rencontres, des sensations, des aventures inimaginables, parfois dangereuses, que l’on pouvait vivre tranquillement assise sur une chaise.

Les livres, par leur seule existence, effaçaient les murs et les portes closes […]

Elle éprouva la puissance du regard des autres. L’apparence est la réalité de celui qui regarde, se dit-elle. Il a vite fait de l’ériger en vérité.

Elles avaient marché un moment, en silence, songeant qu’en vieillissant, les souvenirs, même les moins agréables, finissaient par envahir le réel et l’estomper.

Même Rimbaud était impuissant à adoucir son désespoir, maintenant elle se méfiait aussi de la musique des mots.

Par devoir, par charité, par obligation, bref des sentiments moches qui obligent à faire à contrecœur des choses que l’on déteste.

la violence était sans doute la seule forme d’amour possible entre eux qui ne pouvaient plus partager le bonheur.

Plus prosaïquement, la blanchisseuse lisait dans les taches des draps la puberté, la probable grossesse ou l’adultère, sur les nappes les menus des dîners et le nombre de couverts servis. Jamais elle n’aurait trahi ces secrets professionnels, mais elle savait tout de ses clients et en venait à prédire les événements dans les familles dont elle soignait le linge.

une emmerdeuse de chaque instant, une espèce de Jiminy Cricket qui lui sciait les nerfs à coups de critiques parfaitement justifiées.

Pour occuper sa solitude elle y fixait mille obligations, même infimes qui structuraient ses journées.

Elle avait toujours été passionnée par le thème de la réalité et des apparences, de ce qui existe ou non en fonction de qui observe, de quel point de vue on se situe.

Tant d’hommes s’entre-tuaient au nom de la vérité, parce qu’elle était différente pour chacun.

Les mains sont des outils magiques, insista-t-elle, on peut tout leur apprendre, encore faut-il les connecter au cerveau, enfin quand on en a un, ce n’était peut-être pas son cas.

Luce souffrait de voir le ficus déshydraté tendre pathétiquement ses feuilles ternes vers la fenêtre qu’il n’atteindrait jamais. Pauvre émigré si loin de l’Inde de ses ancêtres, il s’efforçait de survivre alors que personne ne se souciait de lui donner le peu qui le rendrait beau et sain.

Elle n’entendait plus ses mots, ils parlaient un autre langage, comme une vibration, un même fluide grisant les liait déjà.

Bien que personnellement elle déteste faire gratuitement de la publicité en portant des vêtements constellés de logos, elle n’empêchait pas les amateurs de signes extérieurs de richesse de se transformer en vitrines de leur réussite.

Les gens heureux aiment et sont curieux. N’ayant pas à se concentrer sur leurs malheurs ou leurs difficultés avec eux-mêmes, ils sont plus disponibles à ce qui les entoure, plus enclins à la découverte, à aimer les autres pour ce qu’ils sont. Ils ont le courage de donner et de se donner sans peur de souffrir ou d’être trahis, car ils savent que le goût de la vie sera le plus fort.

À quoi bon apprendre, on demande tout aux écrans : trouver son chemin, un mari ou un coup de reins, garder ses gosses, faire ses courses, dire le temps qu’il va faire, on se fait téléguider par ces machines sans s’agacer qu’elles en sachent plus que nous ! Résultat : des cohortes d’obèses qu’épuise la moindre idée d’effort ! Même appuyer sur un bouton devient trop fatigant, on parle aux objets et ils font tout à notre place ! Les humains vont devenir des gros tas insensibles et mous !

Courir sur des tapis comme des hamsters, pédaler pour aller nulle part, nager dans une piscine bourrée de mycoses, vous appelez ça du sport ? D’ailleurs le plus pratiqué, mon petit, c’est le canapé-bière face aux matchs !

Ils faisaient partie du troupeau qui s’était laissé contaminer par la facilité du confort, ce qu’on appelait autrefois « le progrès ».

Se réveiller sans elle le torturait, il aurait voulu rester englué dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle revienne et le ramène à leur vie d’un baiser comme le Prince charmant à l’envers. Il s’effrayait de constater qu’il ne savait plus vivre sans elle, qu’il avait perdu son autonomie.

ils ne partageaient plus que de longs silences, chacun enfermé dans sa propre bulle, même celles du champagne ne les divertissaient plus, elle le regrettait.

… l’inimaginable de vivre sans l’autre, la peur de se perdre, leur dépendance réciproque les fragilisaient. L’échange et le partage à deux induisaient de minuscules abandons de soi pour l’autre. Ils s’étaient allègrement soumis au besoin d’un seul être.

Un grain de sable, ce n’est rien. Il se met dans un coin, on l’oublie, c’est tellement anodin. Mais il se glisse, s’insinue dans un pli discret et creuse doucement son trou, puis il voyage imperceptiblement jusqu’au cerveau où il s’installe comme un petit malaise qu’on ne s’explique pas vraiment, on a oublié d’où il vient.

Comment son enveloppe pouvait-elle correspondre aussi peu à ce qu’elle se sentait être ?

sa raison aurait été capable de comprendre, d’admettre, de pardonner, mais son effondrement intérieur était trop profond, indicible.

Une fin de vie c’est encore la vie, ça ne se brade pas.

Embrassés, imbriqués dans une connaissance si profonde de l’autre, ils unissaient présent et passé, ils abolissaient le temps par le plaisir, les mots étaient inutiles.

Tu ne vas pas enterrer tout ce que vous avez fait ensemble, non ? Tout ce que vous avez partagé, échangé, c’est à l’intérieur de toi. Il faut pas oublier, c’est ta richesse, tu comprends ?

Lui, ses morts, il ne les jetait pas dans l’oubli, il continuait à les aimer, à les respecter, il leur demandait ce qu’ils penseraient de ci ou ça, et souvent ils lui portaient conseil.

Puis le regret l’envahit en pensant à une phrase de Rilke, une clef qu’elle avait découverte trop tard peut-être. « Une fois que l’on a accepté la découverte qu’entre les êtres humains les plus proches des distances infinies continuent à exister, une merveilleuse vie à deux peut se développer si ces deux êtres réussissent à aimer la distance qui les sépare, en rendant possible à chacun de voir la silhouette de l’autre se découper en entier contre le ciel. »

Les yeux captivés par leurs écrans, les oreilles bouchées par des écouteurs, les mains prisonnières de leurs appareils, il n’y avait plus de regards échangés, encore moins de mots.

j’ai toujours trouvé moins intéressant de parler de choses que je savais plutôt que d’en écouter que je ne connaissais pas. J’ai toujours envie de découvrir ce qu’il y a à l’intérieur des gens que je rencontre.

si tout ce qui l’entourait était trop moche, elle s’enfuirait dans sa tête, elle y avait engrangé assez de poèmes, de livres, de musiques, de souvenirs vrais ou bricolés, elle inventerait des conversations avec qui elle voudrait, elle convoquerait qui bon lui semblerait.

Un vieux qui meurt est une bibliothèque qui brûle, dit-on en Afrique.

Il fallait l’accepter pour vivre pleinement le temps qui nous est offert. Il passe si vite, seuls les moments parfaits peuvent arrêter les chronomètres, des instants de bonheur si forts qu’ils suspendent ce mouvement. Ces petits bouts d’éternité volée perdurent dans le souvenir, dans les mémoires, il n’y a qu’après cela qu’il vaille de courir.

– Car nous ne sommes que feuilles et écorce. La grande mort que chacun porte en soi, elle est le fruit autour duquel tout change. Rainer Maria Rilke.

Elle pensa à la sagesse des animaux qui ne demandent rien, n’attendent que le soulagement, et qui, dans leur dernier regard, offrent à ceux qui accompagnent leur fin toute leur confiance et leur amour.

 

7 Replies to “Jamet, Nicole «L’Air de rien» (2018)”

  1. Alors comment te dire … j’ai 8 services presses à lire en priorité …normalement. Mais après avoir lu ta chronique, je me dis que l’air de rien va se faire une petite place entre deux priorités.

  2. Coucou Cathy
    J’ai terminé «  l’air de rien «  et j’ai beaucoup aimé. Merci beaucoup pour ce conseil de lecture car je n’aurais pas été spontanément vers ce livre sans ton avis.
    J’ai passé un très beau moment avec Luce.

  3. Contrairement à certains, cette couverture avec 2 grand-mères sur un banc m’a incitée à débuter la lecture de leur histoire. Leurs bonnes bouillent laissaient deviner qu’on allait pas vers un thriller bien glauque
    On appuie sur pause ( vous lirez quelques réflexions sur la digitalisation ..) et on prend ce qui nous est livré …
    J’aime ces livres qui nous collent au canapé , on reprendra nos vies de brutes plus tard

    1. Ah que je suis contente de te lire, toi qui m’a permis de découvrir ce joli livre !Merci encore pour ce conseil qui m’a permis de côtoyer Luce et Chirine.

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