Muñoz Molina, Antonio «L’Hiver à Lisbonne» (2001)

Muñoz Molina, Antonio «L’Hiver à Lisbonne» (2001)

Auteur : Antonio Muñoz Molina est un écrivain espagnol né en 1956 à Úbeda, dans la province de Jaén.
Licencié en histoire de l’art à l’université de Grenade, il a publié plusieurs romans couronnés de nombreux prix littéraires Il écrit régulièrement dans le journal El País. En 1996, il a été élu à la Real Academia de Letras. En 1998, son roman Pleine Lune a obtenu le prix Femina étranger. Membre depuis 1995 de la Real Academia Española fondée en 1713. Il réside à Madrid et à New York, où il a dirigé l’Institut Cervantes jusqu’en 2006. Il a reçu le prix Prince des Asturies en 2013.
En 1996, il a été élu à la Real Academia de Letras. En 1998, son roman « Pleine Lune » a obtenu le prix Femina étranger.

Ses romans : Beatus Ille (1986) – L’Hiver à Lisbonne  (1987) – Beltenebros (1989) – Le Royaume des voix (El jinete polaco) (1991) – Les Mystères de Madrid (1992) – Le Sceau du secret (1994) – Une ardeur guerrière : mémoires militaires – Pleine Lune (1997) – Carlota Fainberg (1999) – En l’absence de Blanca (2001) – Séfarade (2001) – Le Vent de Lune (2006) – Dans la grande nuit des temps (2009) – Comme l’ombre qui s’en va (2014) – Un andar solitario entre la gente (2018)

Editions du Seuil – 26.09.2001 – 256 pages / Points Poche – 18.08.2016 – 288 pages (Publié en français sous le titre Un hiver à Lisbonne, traduit par Dominique Salgas, Arles, Actes Sud, coll. « Lettres hispaniques », 1990 – Publié en français sous le titre L’hiver à Lisbonne, traduit par Philippe Bataillon, Paris, Seuil, 2001 réédition, Paris, Seuil, coll. « Points » no 4387, 2016)

Prix national de littérature narrative 1988

Résumé : Dans une chambre d’hôtel de Madrid, Santiago Biralbo, pianiste de jazz, raconte par bribes à un ami l’histoire de son amour pour Lucrecia, commencée cinq ans plus tôt à Saint-Sébastien, au Lady Bird. Quinze jours de passion fulgurante, le brusque départ de Lucrecia pour Berlin, quelques lettres, et le silence. Un vide que ne parvient même pas combler la musique, car au Lady Bird Santiago Biralbo avait eu la révélation qu’il ne pourrait désormais jouer du piano que pour être écouté et désiré par elle, l’aimée disparue dans les brumes du nord.
Puis la réapparition soudaine de Lucrecia, mêlée au vol d’un tableau, un accident – peut-être un meurtre -, une passion qui s’achève à Lisbonne dans une reconnaissance mutuelle, et un homme qui surmonte la solitude finale dans la certitude obscure qu’il n’y a ni souffrance ni bonheur mais un destin inscrit dans la douceur sauvage et âpre de la musique, et qu’il importe peu, dès lors, d’être mort ou vivant.
L’Hiver à Lisbonne, hommage d’Antonio Muñoz Molina aux films noirs américains et au jazz, publié aujourd’hui dans une nouvelle traduction, est aussi une des plus belles histoires d’amour de la littérature contemporaine.

Mon avis : Dans l’univers de la musique, du jazz plus particulièrement, entre San Sebastian et Lisbonne, entre fumée et brume, une histoire d’amour glauque et impossible…  La passion de toute une vie d’un musicien de jazz pour une jeune femme, Lucrecia, qui disparait brusquement.  Sur les traces d’une ombre … une belle histoire d’amour, d’amitié, un livre sur le passage du temps, sur le monde du jazz entre l’Espagne et le Portugal. C’est magnifiquement écrit, nostalgique et triste. J’ai beaucoup aimé. Il y a du suspense, certes, mais attention c’est pas du suspense trépidant… ce n’est pas ce qu’on pourrait qualifier un livre d’action. Plongée dans la nuit et la mélancolie… Et comme j’aime les deux villes dans lesquelles se déroule le livre, San Sebastian et Lisbonne…

Je suis contente d’avoir en attente dans ma pile du même auteur « Dans la grande nuit des temps » (  1000 pages en période franquiste)

Extraits :

Il y a un moment, dans les séparations,
où la personne aimée n’est déjà plus
avec nous.
Flaubert, L’Education sentimentale.

le passé, importun comme un visiteur, s’est installé entre nous deux.

Mais un musicien sait que le passé n ’existe pas, a-t-il dit soudain comme s’il réfutait une opinion que je n’avais pas encore énoncée. Ceux qui peignent ou écrivent passent leur temps à accumuler du passé sur leurs épaules, des mots ou des tableaux. Un musicien est toujours dans le vide. Sa musique cesse d’exister au moment précis où il a terminé de jouer. C’est le présent à l’état pur.

Le garçon est arrivé puis reparti avec la discrétion de ces personnes qui supportent non sans mélancolie leur faculté d’être invisibles.

Pourtant ce souvenir, qu’aggravaient la solitude et la musique, n’appartient pas à ma vie, j’en suis sûr, mais à un film que j’ai peut-être vu dans mon enfance et dont jamais je n’arriverai à retrouver le titre.

Les matinées des dimanches d’hiver, il y a dans certains endroits de Madrid une lumière paisible et froide qui épure, comme dans le vide, la transparence de l’air, une clarté qui rend plus aiguës les arêtes des immeubles et dans laquelle les pas et les voix résonnent comme dans une ville déserte.

Ses yeux ne voyaient que des horloges immobiles, et une chose sombre et profonde comme une tumeur, une ombre qu’aucune lumière, aucune trêve ne pouvait atténuer, la vie que probablement elle était en train de vivre à l’instant même,

Elle m’a dit : « Tu as vu comme il pleut ? », je lui ai répondu que c’était comme cela qu’il pleut dans les films quand les gens vont se quitter.

Il est des occasions où l’on met une fraction de seconde à accepter la brusque absence de tout ce qui vous a appartenu : de même que la lumière est plus rapide que le son, la conscience est bien plus rapide que la douleur et elle nous éblouit comme un éclair qui survient en silence.

Une ville s’oublie plus vite qu’un visage : il vous reste le remords ou le vide à l’endroit qu’occupait auparavant le souvenir et, tout comme un visage, la ville ne demeure intacte que là où la conscience n’a pu la dégrader.

Il avait alors une manière définitive et étrange de s’en aller : au moment de dire au revoir, il entrait brusquement dans la solitude.

Je suppose qu’il y a des villes où l’on revient toujours et d’autres où tout s’achève, et que Saint-Sébastien fait partie des premières, même si quand on voit l’embouchure du fleuve au-delà du dernier pont, les soirs d’hiver, et qu’on regarde les eaux qui refluent et la puissance des vagues blanches qui avancent comme des crinières hors de l’obscurité, on a la sensation d’être au bout du monde.

Il existe des hommes inaccessibles au ridicule et à l’authenticité et qui semblent délibérément destinés à incarner une caricature.

Il a dit que plus qu’à la douleur ou à la solitude, c’est à la surprise d’un monde et d’un temps privés de résonance qu’il s’était éveillé, comme si désormais il devait vivre pour toujours à l’intérieur d’une maison capitonnée

Brusquement, le silence lui était tombé dessus : il a senti que s’évanouissaient en lui les dernières années de sa vie, comme des décombres précipités au fond de la mer.

Quand il nous a ouvert, j’ai remarqué dans son regard la stupeur de celui qui a passé seul de longues heures.

Comme c’est bizarre de lire ces lettres d’il y a si longtemps.
— Pourquoi voulais-tu que je les emporte ?
— Pour savoir comment j’étais à l’époque.
— Mais jamais tu ne m’y disais la vérité.
— La seule vérité, c’était cela : ce que je te racontais. C’est ma vie réelle qui était un mensonge. Je me sauvais en t’écrivant.

Le silence se faisait : je l’entendais claquer des doigts et frapper le sol du pied dans le rythme, puis, sans préavis, la musique commençait, comme si en réalité il y avait déjà longtemps qu’elle résonnait et qu’il ne nous était donné de l’entendre qu’à cet instant précis, sans prélude, sans emphase, sans début et sans fin, comme on entend soudain la pluie en arrivant dans la rue ou en ouvrant la fenêtre par une nuit d’hiver.

Regarde-moi, je suis une ombre, je suis un exilé. Pas de mon pays, mais de cette époque-là. Nous autres qui restons faisons comme si nous n’étions pas morts, mais c’est un mensonge, nous sommes des imposteurs.

Il voulait asservir le hasard pour que l’impossible se répète.

Une ténacité harassée qu’en d’autres temps il aurait nommée désespoir le poussait comme la mer pousse celui qui n’a plus la force de nager,

Plongé dans l’état hypnotique de celui qui marche seul dans une ville inconnue, il ne savait même plus s’il la cherchait, il savait seulement que nuit et jour il était incapable de tranquillité, que dans chacune des ruelles qui escaladaient les collines de Lisbonne ou s’y glissaient aussi abruptement que des gorges, il se trouvait un appel impérieux et secret auquel il ne pouvait pas désobéir, que peut-être il aurait dû et pu s’en aller quand Billy Swann le lui avait ordonné, mais qu’il était maintenant trop tard, comme s’il avait manqué le dernier train pour quitter une ville assiégée.

Il était revenu dans la ville pour s’y perdre comme dans une de ces nuits de musique et de bourbon qui semblaient ne jamais devoir s’achever.

De même que la brume et les eaux du Tage isolaient Lisbonne du monde, faisaient d’elle non pas un lieu mais un paysage du temps, lui, pour la première fois de sa vie, percevait l’insularité absolue de ses actes : il était en train de devenir aussi étranger à son passé et à son avenir que les objets qui, la nuit, l’entouraient dans sa chambre d’hôtel.

Tant d’années passées à le haïr et finir par trouver du plaisir à sa compagnie en parlant du bon vieux temps !

À quoi sert-il de fuir les villes si elles vous poursuivent jusqu’au bout du monde ?

une trame de mots et de gestes, de pudeur et d’avidité, parce que jamais ils n’avaient cru se mériter l’un l’autre et qu’ils n’avaient rien désiré ni possédé qui ne se trouvât qu’en eux-mêmes, un royaume invisible et partagé qu’ils n’ont presque jamais habité, mais qu’ils ne pouvaient pas non plus renier parce que sa frontière les entourait aussi définitivement que la peau ou l’odeur d’un corps entoure sa forme.

En se regardant, ils s’appartenaient comme on sait qui on est quand on se regarde dans un miroir.

La musique lui procurait une consolation aussi douce que l’air d’une nuit de mai, que le souvenir d’un rêve.

lorsqu’il entrait en scène pour jouer, c’était comme s’il était seul, protégé et isolé par les projecteurs qui plongeaient le public dans le noir et inscrivaient une frontière irrévocable au bord de la scène.

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