Pierre Assouline « Sigmaringen » (01/2014)
(Prix littéraire du Salon du Livre de Genève 2014 : Sigmaringen, huis-clos au cœur du château des Hohenzollern, a convaincu le jury « par la manière subtile et habile dont l’auteur plonge le lecteur dans une page trouble de la fin de la seconde guerre mondiale. »)
Résumé : En septembre 1944, un petit coin d’Allemagne nommé Sigmaringen, épargné jusque-là par les horreurs de la guerre, voit débarquer, du jour au lendemain, la part la plus sombre de la France : le gouvernement de Vichy, avec en tête le maréchal Pétain et le président Laval, leurs ministres, une troupe de miliciens et deux mille civils français qui ont suivi le mouvement, parmi lesquels un certain Céline. Pour les accueillir Hitler a mis à leur disposition le château des princes de Hohenzollern, maîtres des lieux depuis des siècles. Tout repose désormais sur Julius Stein, le majordome général de l’illustre lignée. Depuis les coulisses où il œuvre sans un bruit, sans un geste déplacé, il écoute, voit, sait tout. Tandis que les Alliés se rapprochent inexorablement du Danube et que l’étau se resserre, Sigmaringen s’organise en petite France. Coups d’éclat, trahisons, rumeurs d’espionnage, jalousies, l’exil n’a pas éteint les passions. Certains rêvent de légitimité, d’autres d’effacer un passé trouble, ou d’assouvir encore leurs ambitions. Mais Sigmaringen n’est qu’une illusion. La chute du IIIe Reich est imminente et huit mois après leur arrivée tous ces Français vont devoir fuir pour sauver leur peau. De ce théâtre d’ombres rien n’échappe à Julius Stein. Sa discrète liaison amoureuse avec Jeanne Wolfermann, l’intendante du maréchal, le conduira à sortir de sa réserve et à prendre parti.
Mon avis (étayé par l’écoute de diverses interviews de l’auteur) : On vit les évènements de l’intérieur du château, à travers le regard du majordome. Depuis longtemps Assouline avait l’idée d’écrire sur le sujet ; c’est en voyant le majordome de la série » Downton Abbey » que l’idée lui est venue de présenter le roman de cette manière. Le vrai thème du roman est l’interrogation sur l’obéissance et la loyauté. On est à la fin de la guerre, dans un micro climat au milieu d’un climat apocalyptique en Allemagne. Tout est sous les bombes sauf cet endroit. Le narrateur emploie un langage châtié du fait de son statut. Il décrit l’opposition entre Allemands et Français ; deux façons de voir la vie, deux caractères différents. En tant qu’allemand, il a été élevé à l’école de l’obéissance plus qu’à la culture. Obéir et surtout être loyal à l’uniforme, que ce soit celui de majordome ou l’uniforme militaire. Le fait d’agir sous uniforme vous place sous la responsabilité d’un autre qui est tenu d’assumer les erreurs. Il obéit à la patrie et de plus au propriétaire du Château qui lui a confié les clés de sa demeure. Son rôle est de servir les hôtes comme si ils étaient les invités du Château et de leur montrer la grandeur de l’Allemagne immémoriale (et pas celle des dernières années). Mais le majordome a un cas de conscience : la loyauté se heurte à ses propres valeurs personnelles ; c’est le roman de cette tension.
L’Europe collabo se retrouve au Château. Hitler qui veut punir les Hohenzollern les exile à 20 km et exfiltre le gouvernement de Vichy pour essayer de s’en servir plus tard comme monnaie d’échange.
A noter également que dans le roman Céline est un homme irréprochable : une parenthèse dans sa vie ; il ne semble pas avoir écrit de lettres ou d’articles de dénonciation ; il est revenu à sa vocation première, médecin des pauvres au dispensaire.
Si les gens sont bien nourris au château, ce n’est pas le cas au village ; 2000 français (miliciens avec femmes et enfants, collabos, civils français qui ont eu peur et suivi le Maréchal) Il fait -40°, l’hiver est épouvantable, il n’y a rien à manger, ils sont malades et il n’y a que deux médecins français. Il va soigner gratuitement et faire venir des médicaments à son compte, clandestinement. Céline ne veut qu’une chose : fuir, aller en Suisse, qu’il qualifie « d’Allemagne aimable » ; il finira par fuir au Danemark.
La lecture du roman est fluide, très agréable. Au moment où la France n’est plus occupée par les Allemands, les français vont occuper l’Allemagne pendant 8 mois. Les cent premières pages plantent le décor, l’ambiance coté « office et serviteurs » ( là j’avoue que je me suis demandée quand l’Histoire avec un grand H allait être au centre du décor ) puis on passe au coté plus « historique » et on découvre le duel intérieur que se livre le majordome ( le bien et le mal, la loyauté par rapport au devoir et à sa conscience) ; on vit aussi la relation entre le majordome et la responsable des domestiques français. Le narrateur est neutre du fait de sa fonction de majordome. C’est beaucoup un roman sur la vie intérieure. Le narrateur est neutre du fait de sa fonction de majordome. Beaucoup d’humour aussi dans les descriptions. Le rapport entre les personnages, la guerre et la musique est aussi très intéressant ; la musique, prisonnière et ne pouvant se jouer librement, la musique prise en otage…
Entretien à l’occasion de la sortie du livre:
«Julius Stein est le majordome général des Hohenzollern, quand, en 1944, Hitler réquisitionne leur château de Sigmaringen, pour que s’y réfugient le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy.
À la tête des domestiques, Julius organise la vie de château pour ses nouveaux habitants de septembre 1944 à avril 1945. Huit mois durant lesquels il est le témoin des rivalités qui déchirent les Français du château. Il faut dire qu’on trouve là la fine fleur du collaborationnisme : Laval, Déat, Doriot, de Brinon, Abel Bonnard… »
D’où vient votre intérêt pour Sigmaringen ?
Cela a mûri depuis ma jeunesse : le livre est dédié à mon père, combattant de la campagne d’Allemagne, qui fut le premier à me parler de Sigmaringen. Ensuite, les huis clos me passionnent, et Sigmaringen est un formidable huis clos. Mais je ne voulais pas faire un livre d’histoire de plus sur le sujet, et c’est en revoyant le film Les Vestiges du jour que j’ai eu le déclic romanesque : raconter tout l’épisode à travers le regard du majordome. C’est ainsi que j’ai imaginé Julius Stein.
N’est-il pas plus qu’un majordome ?
Il incarne une certaine idée de l’Allemagne à travers son catholicisme, sa fidélité absolue aux Hohenzollern, sa passion profonde pour la musique. En même temps, il est très atypique, même pour un Allemand : il a une profession atypique – majordome général –, il exerce sa profession dans un lieu atypique, le château des Hohenzollern, au service d’une famille qui n’est pas une « simple » famille aristocratique, mais LA famille princière absolue. Enfin, si tout se passe dans une période apocalyptique, Sigmaringen échappe à l’apocalypse des bombardements.
Sigmaringen raconte aussi, à sa manière, les relations entre la France et l’Allemagne…
Tout est raconté du point de vue de Julius, et c’était pour moi un exercice intéressant que de me mettre dans la peau d’un Allemand. Et la liaison amoureuse entre Julius et l’intendante du maréchal, Jeanne Wolfermann, Française d’origine alsacienne, forme un trait d’union entre les deux cultures.
Cette relation de couple structure l’histoire, qui devient vraiment une histoire franco-allemande.
Sigmaringen, tragi-comédie ou épisode marquant ?
Ce n’est pas un épisode majeur, parce que ça n’a rien changé à rien. Seul le fait que pendant huit mois le drapeau français ait flotté sur le château des Hohenzollern a marqué les habitants de Sigmaringen. La situation était totalement irréelle : l’Allemagne était dans le gouffre, la France renaissait avec des hommes neufs, et ces exilés agissaient comme s’ils étaient toujours au pouvoir… Cela n’a pas affecté les futures relations franco-allemandes. Mais cet épisode a existé et, comme l’a dit Céline, « c’est un moment de l’histoire de France qu’on le veuille ou non… »
Peut-on parler de roman d’une hallucination collective ?
Tout à fait. C’est inouï de voir ces gens continuer à légiférer comme si de rien n’était ! Cela étant, ce comportement se justifie par le fait que les combats continuaient : la libération de Paris n’a marqué ni la libération de la France ni la fin de la guerre, qui a encore duré près d’un an. Surtout, en décembre 1944, il y a vraiment eu un retournement de situation dans les Ardennes. Paradoxalement, cette hallucination collective n’était pas infondée.
Comment êtes-vous parvenu à restituer cette atmosphère ?
J’ai mené une véritable enquête, notamment en lisant les mémoires de tous les protagonistes, en retrouvant les paroles exactes prononcées par les uns et les autres, en multipliant les voyages à Sigmaringen pour me pénétrer de l’âme du château, consulter les archives de la ville… Toutes mes sources sont répertoriées à la fin du livre sous la forme d’une « reconnaissance de dettes ».
Dans ce monde déliquescent, seul Julius reste impassible…
Tandis que les ministres s’empoignent pour des histoires de préséance dans les escaliers ou l’ascenseur et que leurs épouses volent les couverts, Julius veille sur le respect du protocole. La guerre, l’apocalypse, peu importe si le menu est imprimé à temps, si le gong est frappé à l’heure… Tout cela peut sembler dérisoire, mais le protocole devient alors une façon de survivre, de se raccrocher à un zeste de civilisation.
source : http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Pierre-Assouline.-Sigmaringen
Extraits :
La tendresse de ses gestes, la douceur du regard qu’elle pose sur lui, toutes ses démonstrations d’affection muette plaident, malgré leur âge, pour la jeunesse de leur amour.
Oui, on s’aime, mais cela n’empêche pas l’histoire d’avoir été. » Et, dans cet instant, je me souviens d’avoir maudit la langue française, si raffinée qu’elle ne permet pas de percevoir, à l’oral aussi bien qu’à l’écrit, si dans un tel cas il s’agit de l’histoire intime qui a pu lier secrètement deux êtres, ou de la grande Histoire en marche ; on n’entend ni la minuscule ni la majuscule…
À présent, je me laisse envelopper par ce passé pas encore passé, comme s’il était d’un pays éloigné et brumeux
Il faudrait élucider le travail du chemin de fer sur les souvenirs, mécanisme secret de la mémoire qui dépasse celui de la nostalgie.
Quoi de plus inquiétant qu’un château, si ce n’est l’idée qu’on s’en fait ?
Un majordome général a vocation à tout entendre sans rien écouter ; et si les circonstances le placent en état d’écoute involontaire, il se doit de tout oublier.
« Cessez de répandre des mensonges sur moi et je cesserai de dire des vérités sur vous. »
Je ne me suis jamais identifié avec quelque régime politique que ce soit. Ma vie est ailleurs, en moi plus qu’au dehors. Mon indépendance intérieure me comble. Quand on a la chance de servir une telle Maison, avec ce qu’elle a de puissamment intangible dans l’Histoire, on ne peut accorder le moindre crédit aux régimes
Certains passent ainsi toute une existence à l’abri d’une fonction obscure ; encore que la mienne est tout sauf obscure, son éclat serait-il des plus discrets. Il faut ruser avec la société. Ruser, toujours ruser.
Tout de même, quelle destinée d’être le premier des Philippe de la dynastie des Pétain à s’en aller mourir dans le château du dernier de la dynastie des Hohenzollern !
Chaque jour, je crois me souvenir de tout pour la première fois. Je ne m’habitue pas à la mémoire, qui n’a pas encore eu le temps de jaunir, mais je ne me fais pas à l’oubli
Parfois, pour y voir clair, il faut commencer par fermer les yeux. Ce qui est enfoui n’est pas toujours enfui. J’ai conscience de vivre l’un de ces instants suspendus dans la coulée du temps où la gravité l’emporte sur la tristesse. Comme si quelque chose en moi me prédisposait à percevoir les harmoniques des événements.
Que faut-il mettre en œuvre pour que le présent ne perde pas la présence de ce qui n’est plus ? Le passé n’a jamais fait son temps ; le passé ne meurt pas ; il ne cesse de nous envoyer des signes.
À croire que depuis deux ou trois siècles ils attendaient patiemment leurs lecteurs, prêts à s’extraire de la poussière des âges pour se dégourdir les pages
Il s’exprimait dans une langue si recherchée que, même en français, il donnait l’impression de parler une langue étrangère
Avec tout le passé conservé là-dedans, ils ne devraient manquer de rien dans l’avenir
Pourquoi diable voulez-vous que j’écrive mes Mémoires ? Je n’ai rien à cacher…
Drapé dans son splendide isolement, l’orgueil fait homme, pouvait-il encore sentir venir le moment où il quitterait l’âge de la vieillesse pour entrer dans l’ère des patriarches ?
Le silence était la langue que je maîtrisais le mieux
On sait que le secret peut dissimuler tout aussi bien de grandes choses que le néant
Lire un journal froissé le matin, c’est risquer d’avoir pour la journée un faux pli dans le jugement
On parlait, on se taisait et le silence n’était pas une gêne dans cet entrelacs éblouissant des riens qui nous constituent, et que nous sommes
un bon majordome se doit de partager avec le seigneur ce qui fait le fondement de la distinction, à savoir l’impassibilité. Surtout ne rien laisser paraître de ses sentiments. Ne pas abandonner son personnage professionnel au profit de sa personne privée. Ne jamais renoncer au premier, qui l’habite, pour céder au second, qui l’encombre. Rien ne doit l’ébranler ni même le perturber. Ni un choc ni une nouvelle. Le contrôle de soi est un absolu, quitte à paraître coincé, inhibé, inexpressif. Il doit avoir si bien intériorisé la retenue qu’elle lui est devenue une seconde peau. Lorsqu’il se trouve dans une pièce, elle semble encore plus vide
Il disait souvent que l’ivresse des forêts est un appel auquel on résiste difficilement. Sa formule était aussi poétique qu’énigmatique : il entendait par là me mettre en garde contre la tentation du repli
« Cessez donc de prendre les drames au tragique et cela ira mieux. »
Elle ne comprenait pas, elle ne pouvait comprendre que chez nous, dès lors qu’on endosse un uniforme, on se croit délesté d’une certaine responsabilité. On n’a plus à décider. On fait une croix sur l’imagination. On s’estime dispensé de penser. On revêt l’autodiscipline comme une seconde peau. On obéit, que l’uniforme soit celui d’un soldat, d’un officier, d’un postier, d’un pompier ou d’un maître d’hôtel. Sous l’uniforme, obéissance fait vertu. Il évite même de s’opposer à l’autorité
placer la barre trop haut, c’est courir le risque de constater qu’on a les bras trop courts
On l’eût dit enveloppé de sa mélancolie
Comme si une grande partie de notre intelligence de la musique avait été jetée dans les flammes de l’incendie du Reichstag. Encore que jusqu’à l’Anschluss, Vienne compensait Berlin. La musique pouvait encore respirer en Autriche
Le problème avec la gentillesse, c’est qu’elle est aussitôt prise pour une manifestation de faiblesse
Et puis, quand on n’a rien à cacher, on n’a plus rien à dire
il y avait en elle une sincérité qui me touchait ; quand elle ne savait pas, elle disait son ignorance, à l’opposé de tous ces gens qui promènent des silences complices avec l’air d’en savoir long
Il faut être solidaire de tous ses âges et respecter son calendrier intérieur. Quand vient décembre en soi, il faut en prendre acte », disait-il tout doucement
S’inquiéter seul, c’est précipiter l’angoisse ; mais s’inquiéter à deux, c’est déjà se consoler
Le docteur Destouches assurait à qui voulait l’entendre qu’il aimait la Suisse alémanique, car il y voyait une Allemagne innocente
Jamais comme ce jour-là la gare me fit penser à une église. Car c’était ici, et nulle part ailleurs, que des milliers d’hommes et de femmes espéraient leur salut. Ils se seraient damnés pour une place dans un train.
Vient toujours un moment dans la vie d’un homme où il cesse de creuser pour les autres afin de commencer à creuser pour lui-même ; si son existence s’écoule sans que jamais cette prise de conscience advienne en lui, il mérite notre compassion
2 Replies to “Pierre Assouline « Sigmaringen » (01/2014)”
La fin de la deuxième guerre mondiale en Allemagne est un thème qui semble se développer dans la littérature actuelle. J’ai découvert cette période peu connue de l’Histoire avec « Dans la maison de l’autre » de Rhidian Brook , roman que j’ai beaucoup apprécié.
Je te cite : « c’est en voyant le majordome de la série « Downton Abbey »» que l’idée lui est venue de présenter le roman de cette manière ».
C’est exactement à cela que je pensais en lisant le résumé. Et comme je me régale avec cette série, une fois de plus, tu me tentes.
Le point de vue « neutre » – si toutefois cela peut être possible – du majordome sur cette période m’intéresse . Je note donc « Sigmaringen » sur ma liste des livres à envisager pour l’année prochaine, la liste de cette année étant complète.
Il agit de façon neutre mais le conflit intérieur est bien là…