Salem, Carlos – Un jambon calibre 45 (2013)
Ses romans : Aller simple – Nager sans se mouiller – Je reste roi d’Espagne – Un jambon calibre 45 – Japonais grillés (Recueil de cinq nouvelles ) Le Plus Jeune Fils de Dieu – Attends-moi au ciel –
Pour trouver Noelia, Nicolás s’enfonce dans les profondeurs de Madrid, calciné par le soleil d’août, et celles du corps de Nina, douteuse ex-amie de la rousse. À ses basques, un détective raté mais amoureux et un chat de gouttière qui lui triture la conscience.
Sotanovsky n’a aucune envie de rentrer à Buenos Aires, mais il n’a aucune raison de rester en Espagne. Il décide alors de chercher la vérité, même si, comme dit Nina, “La vérité passe par le con. Il n’y en a pas deux pareils et on rêve toujours de celui qu’on ne connaît pas. On le crédite de plus de secrets qu’il n’en a et tu sais quoi ? Il n’a pas de mémoire, on le lave et tout est oublié.” Au lieu de fuir, il reste, à cause d’une bouche, une bouche qui est aussi la vérité, même si elle ment tout le temps.
À mille lieues des thrillers à rebondissements et des intrigues millimétrées, Carlos Salem écrit des romans noirs charnels et sinueux comme le corps d’une femme.
Extraits :
Une photo d’Elle. C’était un polaroïd assez ancien, mais le temps n’avait pas effacé ses traits
Quand je me réveillai, je sentis que j’avais récupéré ma tête, mais elle était douloureuse jusqu’aux cils. Il faisait encore nuit, une nuit interminable
Je raccrochai. Il ne faisait pas encore jour, mais la nuit romantique pliait bagage avant d’aller se faire foutre
Je ne l’imitai pas, en raison d’un préjugé lié à la virilité, et puis quand je pleure j’aime bien savoir pourquoi. Et cette fois, il y avait plusieurs raisons possibles, mais aucune n’avait suffisamment de poids.
Moi ? Il y a tout juste la place pour mes propres questions, dans mon sac à dos
C’est comme si j’étais deux mecs à l’intérieur d’un corps et qu’aucun ne m’était vraiment sympathique
J’ai l’impression d’être un super-héros raté, un faux Superman doté de deux personnalités, comme le veut la tradition, mais dans les deux je suis un journaliste inconsistant qui frôle la calvitie et la mollesse
L’immeuble où Mar López laissait filer les années et les occasions était une vieille construction grise de rouille et de fatigue
Ou de m’enfuir dans un autre pays d’Europe, c’était injuste de mourir sans avoir vu Paris ni compris que c’était une ville comme les autres
Si quelqu’un voulait peindre l’échec, c’était le moment idéal, le paysage adéquat : une prison sans barreaux ni issue possible, un calendrier dénonçant le temps avec deux mois de retard, des illusions mal rangées dans un coffre-fort encastré, grand ouvert.
Le dimanche matin, les villes sont presque séduisantes. Et si la ville en question est Madrid, le dimanche, en été, au matin, rarement fraîche au mois d’août, on peut presque tomber amoureux de la dame, la courtiser dans ses rues désertes et croire, sans vraiment y croire, qu’elle est célibataire et disponible. Mais il y a toujours des maris possessifs, même s’ils sont absents, qui vous courent après et vous trouvent dans l’armoire inévitable de la ville. Ils ne vous tuent pas, car l’honneur ne rapporte plus comme avant ; il leur suffit de vous rappeler, sans avoir à le dire, que la ville ne sera jamais à vous au-delà du mensonge clair-obscur d’une nuit ou de l’idylle passagère d’un dimanche matin désert
Mais maintenant, je n’arrivais pas à me convaincre que je voulais partir, et je ne parvenais pas davantage à me persuader sincèrement que j’avais envie de rester
Flatter mon ego en disant plus maintenant était une chose, encore fallait-il en assumer les conséquences. Partir ou rester, renoncer à une case sur l’échiquier, à une autre et encore à une autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une seule, ou alors m’emparer de l’une d’elles pour édifier ma forteresse en m’appuyant sur quelques-unes de mes faiblesses.
Et je me dis que les femmes ont le pouvoir de nous tuer quand nous partons, de nous éliminer avec plus d’efficacité que n’importe quelle arme, de nous assassiner à jamais sur le seul territoire où nous prétendons rester vivants : celui de leur mémoire.
Mais tous les carrefours me ramenaient au même point : ses jambes fascinantes, sa silhouette sensuelle qui me surprenait, ses seins qui se tenaient sans assistance
Une voix qui portait la mémoire de nuits brûlées dans les incendies de draps inconnus, d’aurores sans questions ni noms. Une voix dangereuse, pour elle-même et pour celui qui l’écoutait de près.
Je l’examinai plus attentivement. Et ne trouvai trace de l’amie à qui j’avais confié tant de tourments et de projets à peine ébauchés1
L’histoire de ma vie change ce soir, j’ignore si c’est en pire, mais elle change
Bien sûr, il n’est pas facile d’assassiner quelqu’un qui fait partie de soi, même si c’est une partie stupide et réprimée. Ça reste sa propriété
je fuis. Mais comme j’y mets beaucoup de paresse, ça ne se voit pas. Et je fuis des souvenirs minuscules mais affûtés ; je fuis pour ne pas livrer bataille ni croire en quelque chose. Je fuis, car même si ça paraît plus dur, rien de plus facile que de remplir deux musettes et de prendre la route…
Elle s’assit dans le fauteuil, les jambes repliées sur sa poitrine, plus ou moins comme était replié mon cœur.
Quelque chose m’empêchait de la toucher, comme une image dans l’eau qui se serait brisée en cercles au contact de mes doigts
Le lit était un pays étranger pour qui n’avait pas de visa et j’en avais été gentiment mais fermement expulsé. Je voulais y retourner, mais à l’évidence je devais auparavant me plier aux démarches administratives de rigueur.
Je me disais tout cela en avançant dans la ville qui ne voulait pas réveiller le lundi. Je ne pouvais pas le lui reprocher.
Tu as gagné un nuage dans le plus beau quartier du ciel
Elle était passée de l’orgueil escarpé au chagrin le plus pur.
Je connaissais le cliché par cœur, mais j’étais penché dessus comme si c’était un hiéroglyphe. Je connaissais aussi le texte, mot par mot, dans la belle écriture de Noelia, les o avec une longue mèche, les e serrés dans la courbe du croisement, les i, dunes légères du trait sous un gros point qui était soleil ou nuage
Elle repartit à travers champ, sa chemise à fleurs ondoyant comme le drapeau d’un pays dans lequel les quatre saisons se seraient appelées printemps
nous avons tous une veuve, que ce soit une femme, un livre ou un moment auquel nous ne pourrons jamais retourner…
Discrètement au début, mais au fil des jours ils finirent par se regarder en face. J’étais à quelques mètres de là, mais j’avais vu que leurs yeux s’en disaient plus que s’ils s’étaient parlé
C’étaient les Marocains émigrés, éboueurs des égouts du rêve européen
La faible lumière rendait tout fantomatique et derrière les hublots apparut la clarté sale du crépuscule qui vira bientôt au noir
J’avais entendu je ne sais où cette ironie cruelle selon laquelle c’étaient les pauvres qui donnaient leur personnalité aux nations : les riches sont pareils partout
Il baissa la tête, plongea dans le chagrin
les années m’étaient tombées dessus comme un cogneur gaucher et furieux
Je suis un vieux boxeur qui ne l’emporterait même plus sur son ombre…
Si on s’immobilisait en silence, on pouvait entendre respirer les plantes.
La vérité passe par le con, Nicolás, dit-elle sans encourager l’accès, sans l’empêcher non plus. Il n’y en a pas deux pareils et on rêve toujours de celui qu’on ne connaît pas. On le crédite de plus de secrets qu’il n’en a et tu sais quoi ? Il n’a pas de mémoire, on le lave et tout est oublié.
Je voyais tout comme à travers une vitre sale : ils étaient là, mais ils ne pouvaient me toucher
J’avais envie de les avoir à côté de moi pour combler ce vide, à la hauteur de ma poche de chemise
l’image d’Elle s’effaçait sur la photo, mais je l’avais effacée bien avant, pour la punir de m’avoir quitté
Le changement d’hémisphère n’avait pas amélioré les choses. Au bout de douze mille kilomètres, il ne me restait qu’un doute : étais-je un sinistre connard ou un imbécile heureux ?
— “J’aime quand tu te tais, car tu es comme absente…” récitai-je. Ça, c’est de Neruda
C’est sentir qu’une larme sans raison balance entre l’œil et l’intérieur, et le pire c’est que vous n’avez pas envie de pleurer, mais vous êtes ému et elle vous échappe sans qu’on sache pourquoi. Ou parce qu’on ne le sait que trop
Et aussi bon qu’il soit, un doute est toujours un mensonge que nous ne distinguons pas nettement
Tu sais quoi ? En vérité, tu es un connard prétentieux qui s’est toujours pris pour quelqu’un, un personnage de roman de gare déguisé en plaidoyer contre la médiocrité. Mais en vérité, tu as passé ta vie à chercher une excuse pour capituler, et tu viens de la trouver. Voilà la vérité
Je suis un collectionneur de naufrages fatigué de ramer, tu sais ? Un type qui passe et s’en va, qui s’en va toujours.
Les jours chantent l’histoire de l’homme au bord de l’homme les jours chantent les matins les jours n’ont pas peur. Fito Páez, La vie est une pièce de monnaie.
Mais j’étais seul avec ma tête et les questions menaçaient, comme le sifflement lointain d’un train qui va bientôt arriver
J’envisageai d’écrire à Nina une longue lettre qui remette à sa place chaque pièce du puzzle de mon cœur, mais je savais que les bords ne cadreraient pas et je renonçai
Quand le soleil serait levé, quand les rues seraient en sueur, pleines de gens pour leur donner un air fréquenté, je partirais sac au dos et sur chaque pavé je laisserais tomber un souvenir de cette folle semaine
car l’oubli est l’activité la plus pourrie quand il est urgent d’oublier, d’effacer un visage inoubliable par pur instinct de conservation, de piéger le puzzle en recourant aux ciseaux d’une mémoire obéissante qui remue la queue quand on l’appelle et qu’on lui donne un os à ronger, un souvenir à ternir, une friandise pelucheuse tirée d’une poche dévastée de l’esprit, une tape condescendante que cette chienne de mémoire, dressée à oublier, accueille avec une reconnaissance et une fidélité toutes canines, maladie typique des chiens, en fin de compte, car les hommes peuvent être reconnaissants, fils de pute, nombrilistes, égocentriques et même décents trois secondes tous les dix ans, mais guère plus. À peine plus..
Le mec disparut du miroir, avec sa sale tête de “je te l’avais bien dit”
un poème est un mensonge qui sonne bien, quelque chose à se mettre, une marchandise si c’est vendable et j’avais passé ma vie à vendre des mensonges
Tout dans cette boîte avait une signification, c’étaient des graines de réponses. Mais j’avais perdu les questions
…brumes de ma découverte, flottant comme des fantômes que je ne voulais pas regarder pour mieux nier leur existence
Il y avait au moins une chose que je savais faire tout seul : me tromper
une tradition veut que les morts, avant le voyage final, aillent cueillir leur vie, la revisiter comme un dernier adieu, la mettre dans un sac et enfin mourir en paix
Chaque courbe de l’écriture était l’écho d’une caresse qui avait sa place dans mon corps, un creux pour nommer un vide, une réponse. Mes doigts en lévitation survolèrent le nom, qui était le mien, comme s’il s’agissait d’un autre dont je pouvais être jaloux à jamais
J’étais indifférent à la géométrie rassurante des trottoirs. Le soleil vertical me refusait toute ombre et mon ombre m’avait laissé tomber
On dormit ensemble, chacun rêvant de sa gouttière, de ses ruelles et de ses femelles dangereuses
One Reply to “Salem, Carlos – Un jambon calibre 45 (2013)”
Mais euhhhhhhh arrête de nous donner envie de lire un livre !! j’en ai déjà tellement sur ma pile que je ne sais plus où donner de la tête… ou de la liseuse…