Mukasonga, Scholastique «La femme aux pieds nus» (2008)

Mukasonga, Scholastique «La femme aux pieds nus» (2008)

Autrice : Scholastique Mukasonga est une écrivaine franco-rwandaise née en 1956 dans la province de Gikongoro au Rwanda. Dès l’enfance, son existence se trouve profondément marquée par la violence des conflits ethniques qui secouent son pays. En 1960, sa famille est déplacée dans une région insalubre. En 1973, elle part en exil au Burundi.
Son premier ouvrage, Inyenzi ou les Cafards(2006) , a obtenu la reconnaissance de la critique et touché un large public ; le deuxième, La Femme aux pieds nus, a remporté le prix Séligmann 2008 « contre le racisme, l’injustice, et l’intolérance »; Deux recueils de nouvelles – L’Iguifou (2010, prix Renaissance de la nouvelle et prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer) et Ce que murmurent les collines (2014, Grand Prix SGDL de la nouvelle) – et deux romans – Notre-Dame du Nil (2012, prix Ahmadou Kourouma – Kourouma (récompense une œuvre consacrée à l’Afrique – Salon international du livre et de la presse de Genève (Suisse)   et prix Renaudot) . Finaliste en 2015 du Dublin Literary Award et du Los Angeles Times Book Prize.  Suivent Cœur tambour (2016) et Un si beau diplôme (2018)

Gallimard – Continents noirs – 28.02.2008 – 143 pages / Folio – 08.03.2012 – 170 pages – Prix Seligman contre le racisme et l’intolérance 2014 et en 2015 par le prix Société des gens de lettres pour la nouvelle.

Résumé : Cette femme aux pieds nus qui donne le titre à mon livre, c’est ma mère, Stefania. Lorsque nous étions enfants, au Rwanda, mes sœurs et moi, maman nous répétait souvent : Quand je mourrai, surtout recouvrez mon corps avec mon pagne, personne ne doit voir le corps d’une mère. Ma mère a été assassinée, comme tous les Tutsi de Nyamata, en avril 1994 ; je n’ai pu recouvrir son corps, ses restes ont disparu. Ce livre est le linceul dont je n’ai pu parer ma mère. C’est aussi le bonheur déchirant de la faire revivre, elle qui, jusqu’au bout traquée, voulut nous sauver en déjouant pour nous la sanglante terreur du quotidien. C’est, au seuil de l’horrible génocide, son histoire, c’est notre histoire.

Mon avis : Dans un article paru dans le Monde (06.09.2019) j’ai appris l’origine de son nom : « Mukasonga. Votre prénom rwandais est devenu un nom de famille en France. Il vient Du cri de ras-le-bol poussé par mon père à ma naissance. Mukasonga est un prénom qui signifie en kinyarwanda : « Encore une fille ! »J’arrivais après deux filles, ce qui n’est pas la meilleure place dans une fratrie. Au Rwanda, avoir une fille est souhaité à deux places bien précises : au rang d’aînée, pour qu’elle aide la maman au quotidien, et comme petite dernière, car on espère qu’elle deviendra le bâton de vieillesse des parents. En kinyarwanda, « muka » signifie « femme de » et « songa » désigne le point culminant de la colline ».
Roman autobiographique, hommage à sa famille, en particulier à sa mère Stefania, aux disparus du Rwanda et tout particulièrement de Nyamata. C’est un devoir de mémoire si je puis dire. Dans ce livre elle nous parle de sa mère et de sa préoccupation première : tout faire pour protéger et cacher ses enfants en cas d’attaque, assurer la survie de ses enfants.
Dans ce roman elle nous décrit la vie dans les camps, les travaux des champs, la culture et les multiples utilisations du sorgho blanc ou rouge,( la bière, les montures de lunettes, les poupées,), le respect des traditions ancestrales, la peur des soldats, la perdurance des valeurs fondamentales, les plantes médicinales, les recettes et les formules pour soigner; l’importance des voisins et des voisines, la culture locale, les traditions relatives au mariage. L’importance donnée aux vaches, au pain.. La façon dont Stefania a construit son « inzu » pour vivre comme avant. Elle nous parle du rôle de la mère dans la famille traditionnelle, la façon de vivre, les coutumes, les croyances, la communication avec les esprits.  Elle fait revivre le Rwanda d’avant le génocide, à une époque où la guerre entre les Tutsis et les Hutu était déclarée, ses souvenirs d’enfance. C’est aussi la transmission orale faite par sa mère à ses enfants, comme c’était la coutume. Elle souligne la qualité de conteuse, de passeuse d’histoire de sa mère. Sa mère étant une « marieuse réputée», elle explique aussi les traditions relatives au mariage et au choix de l’épouse ; les critères de beauté sont extrêmement intéressants (la vache est la référence) et j’ai aussi adoré le passage sur l’importance des pieds. 
C’est aussi la description de la façon dont les blancs se conduisent ; si tu ne te convertis pas au catholicisme, pas de prénom chrétien et donc… pas d’école.
Malgré le thème dur et dramatique, c’est une vie familiale qui transpire l’amour que nous transmet une survivante.  Superbe témoignage qui a de plus un caractère particulier car elle emploie les mots de là-bas et que cela crée toute l’ambiance. Acheter le kalifuma chez le magendu… (le kalifuma ou Mirabilis jalapa ou la Belle de nuit a  des propriétés antispasmodiques anti-fongique, antibactérien, antimicrobien et anti-virale)

Extraits :

Ni mon père ni ma mère ne songèrent jamais à s’exiler. Je crois qu’ils avaient choisi de mourir au Rwanda. Ils s’y feraient tuer, ils s’y laisseraient assassiner. Mais les enfants, eux, devaient survivre.

Savoir écrire, c’était dangereux quand on a un père qui s’est exilé au Burundi. On vous soupçonne aussitôt de correspondre avec les Tutsi qui préparent leur retour au Rwanda, d’être une espionne qui renseigne ceux qui pourraient tenter des coups de main de ce côté de la frontière.

En saison sèche, la floraison éclatante d’une érythrine proclamait la présence de Ryangombe, le maître des Esprits.

On aurait dit que, grâce à sa maison, Stefania avait retrouvé le prestige et les pouvoirs que la tradition rwandaise attribue à la mère de famille.

L’urugori était le signe de la souveraineté maternelle que Stefania exerçait à présent sur l’inzu et tous ceux qui y habitaient.

un beau champ de sorgho, c’était un talisman contre la famine et les calamités, un signe de fertilité et d’abondance et, pour nous les enfants, un dispensateur généreux de délices et de jeux.

L’umuganura, c’était une fête familiale. Les voisins n’étaient même pas invités. On la célébrait dans l’intimité de l’enclos. Chacun chez soi. C’est peut-être pour cela que la fête avait échappé aux anathèmes des missionnaires ; on n’avait même pas cherché à la christianiser.

Beaucoup pensaient que c’était réservé aux missionnaires, qu’avec les lunettes ils lisaient dans les pensées, traquaient jusqu’au tréfonds de nos âmes les péchés qu’on s’efforçait de leur dissimuler.

Quand je fus admise à l’école d’assistantes sociales de Butare, je fus bien étonnée de constater que les élèves avaient du pain à leur petit déjeuner. Le pain quotidien que l’on demandait à Dieu dans la prière, cela existait donc. Les bons pères ne nous avaient pas trompés !

Comme je l’ai déjà dit, l’arrière-cour constitue le domaine des femmes. C’est là que se trouve la cuisine en plein air, abritée sous un auvent de paille et protégée du vent par des parois en terre battue. Les femmes s’y rencontrent, bavardent en grillant des épis de maïs. Les hommes n’y sont pas admis, ils n’ont d’ailleurs rien à y faire.

En France, quand j’ai visité les jardins des châteaux d’autrefois, je me suis dit que les rois faisaient tailler leurs buis comme nous le faisions pour nos cheveux. Je n’ai pas osé faire part de ma comparaison au guide trop savant qui parlait d’un certain jardinier qui s’appelait Le Nôtre.

les pieds des Mères-Nourricières qui ont l’Afrique pour enfant.

Elle en remerciait la Vierge Marie et tout autant Ryangombe, le maître des Esprits. Bien que bonne chrétienne, ma mère disait qu’il ne fallait négliger personne et surtout pas les Dieux des ancêtres

Les Blancs, ils prétendaient savoir mieux que nous qui nous étions, d’où nous venions. Ils nous avaient palpés, pesés, mesurés. Leurs conclusions étaient sans appel : nos crânes étaient caucasiques, nos profils sémitiques, nos statures nilotiques.

Les Esprits des morts nous parlent-ils à travers nos rêves ? Je voudrais tant le croire.

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