Bilal, Parker «Le Caire, toile de fond» (2018)
Auteur : Parker Bilal est le pseudonyme de Jamal Mahjoub, Anglo-Soudanais également auteur de six romans non policiers. Né à Londres et diplômé en géologie de l’université de Sheffield, il a vécu au Caire, au Soudan et au Danemark et à Barcelone avant de s’établir à Amsterdam.
Dans un article du journal suisse « Le Temps » on nous le présente ainsi : Les polars de Parker Bilal ont le Caire pour décor et l’Egypte pour théâtre. Une rareté. Portés par un souffle lyrique et une écriture baroque, ses livres nous emmènent dans un tourbillon de sensations, de rebondissements rocambolesques et d’émotions. Ils nous font sentir la ville, son sol, sa poussière, son brouhaha, son histoire et ses tragédies. A travers le sympathique et assez mystérieux détective Makana – un ex-officier de la police soudanaise en exil dans la capitale égyptienne et qui vit sur une « awama », une sorte de péniche déglinguée amarrée au bord du Nil – ils nous font sauter de toit en toit à la poursuite d’un coupable ou nous invitent dans une incroyable gargote pour déguster rognons frits, saucisses grillées, kebab et côtes d’agneaux.
Les enquêtes de Makana – (la quatrième enquête de Makana, détective privé pas comme les autres)
Les enquêtes de Makana : (il prévoit une dizaine de tomes, entre 2001 (le 11 septembre) et 2011, année des printemps arabes et de la chute de Moubarak) : Les écailles d’or – Meurtres rituels à Imbaba – Les ombres du désert – Le Caire, toile de fond – La cité des chacals –
Le Seuil – 08.02.2018 – 416 pages (Traduit de l’anglais par Gérard de Chergé)
Résumé : La quatrième aventure du privé Makana, ex-flic soudanais exilé politique au Caire, démarre dix-huit mois après l’offensive américaine sur l’Irak de Saddam. La rue bruisse de colère, mais dans le milieu de l’art les trafics continuent. Un riche marchand, Aram Kasabian, s’intéresse à des tableaux escamotés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Une œuvre inestimable de l’expressionniste allemand Franz Marc aurait été volée à Bagdad par le colonel irakien Khadim al-Samari. Le bruit court qu’il l’aurait introduite clandestinement en Égypte. Kasabian charge Makana de débusquer Samari, porté sur la liste des fugitifs les plus recherchés par les Américains. Makana ici opère loin des quartiers sordides habituels, sur le territoire des escrocs à grande échelle et dans les night-clubs cossus de l’establishment cairote. Jusqu’au moment où son enquête bascule : la politique s’en mêle, et quand on dit politique, on dit corruption…
Mon avis : C’est toujours un moment particulier pour moi qui aime l’Egypte de retrouver Makana. Toujours seul, toujours hanté par la disparition de sa femme et de sa fille, toujours résidant sur l’eau à bord de son awama.
Nous le retrouvons au Caire, avec pour contexte l’après-guerre du Golfe. Makana, engagé par un marchand d’art égyptien, va vite être confronté à des individus fort peu recommandables, comme dans ses enquêtes précédentes : police, trafiquants, militaires, tortionnaires, trafic d’œuvres d’art … Entre poursuites en Ford Thunderbird et moto jaune, entre Hôtel 5 étoiles pour touristes et lieux de perdition pour le gratin local bourré de fric, Makana va enquêter… dans tous les milieux : ceux de l’argent et du pouvoir (et donc de la corruption) aux bas-fonds. Et les criminels de guerre ne sont jamais bien loin…
On retrouve avec plaisir les personnages récurrents tels que son chauffeur Simbad, son ami journaliste et sa femme, ses amis du bord du fleuve.
Si le début peut paraitre un peu lent, la suite est trépidante et pleine de suspense. Coté politique, la Guerre du Golfe, l’Irak, les Etats Unis…
Makana est toujours aussi intrépide et loyal et j’aime de plus en plus ce personnage.
Extraits :
Et tout ça pour quoi ? Ils risquaient leur vie chaque fois qu’ils sortaient en patrouille, mais qui cherchaient-ils à protéger ? « Si nous n’étions pas là, contre qui se battraient les terroristes ? » Cette question, il avait bien dû la poser mille fois. Ça n’avait aucun sens.
Des contractors. Des mercenaires. Des soldats de fortune. Tous portaient des uniformes avec le même insigne sur l’épaule : un cercle rouge avec un chacal vert sur fond de tibias en croix. Les contractors agissaient à leur guise et gagnaient environ dix fois la solde d’un troufion ordinaire.
Dans une société gouvernée par la piété religieuse, enfreindre les règles supposait immanquablement qu’on teste les autres sur leur capacité – plus ou moins grande – à franchir les frontières de la respectabilité. Un pacte de culpabilité réciproque, en quelque sorte.
Tous les vieux empires ont été bâtis de la même manière. Bien sûr, ils sont devenus légitimes avec le temps, mais au début ? Les gens prenaient simplement ce qu’ils voulaient. Les Romains, les Grecs, les Ottomans, et même les Anglais. Ils se sont pointés et ils se sont servis.
À l’époque enivrante du socialisme nassérien des années 1960, il y avait eu à cet endroit des terres agricoles allouées à de jeunes technocrates. On avait baptisé le quartier mohandiseen, du nom des ingénieurs qui devaient faire entrer le pays dans l’ère de la modernité. À mesure que l’idéalisme s’évanouissait et que la ville s’étendait, l’agriculture avait cédé la place à toujours plus de constructions. Dès les années 1970, de confortables villas étaient sorties de terre, pour être balayées à leur tour par la marée montante d’une population qui refusait de cesser de croître. Les belles maisons furent donc rasées et supplantées par des barres d’immeubles serrées les unes contre les autres, hautes de vingt étages, pour accueillir une classe moyenne grandissante qui exigeait des appartements modernes à un jet de pierre du centre-ville.
« Je crois que le moyen de changer le monde passe par le cœur et l’âme des gens, non par leurs poches. »
– Des idées ? » Elle cracha le mot comme une arête importune. « Je m’occupe de faits, inspecteur. Les idées, c’est bon pour les oiseaux. »
L’histoire d’hier ressemble tellement à celle d’aujourd’hui, songea Makana tandis qu’ils s’arrêtaient devant l’Opéra. Seules changent les années sur le calendrier.
« Le monde babylonien était obsédé par les ténèbres, poursuivit Jules. Le territoire des morts jouait un rôle bien plus important que dans l’Égypte ancienne, par exemple. Dans l’univers babylonien, seuls les dieux habitaient les cieux. Les simples mortels étaient condamnés à demeurer dans l’obscurité, à manger de la poussière et à vivre dans le silence.
– Ça rappelle quelque chose, marmonna Makana.
– Un fragment sumérien, seul de son espèce, affirme qu’un homme à l’âme vertueuse vivra éternellement.
– Dans ce cas, nous avons tous de l’espoir. »
Sur le plan légal, les mercenaires – ou contractors, pour leur donner leur véritable appellation – se situent dans une zone grise. On ne peut pas les inculper en tant que civils et on ne peut pas les traduire en conseil de guerre comme des militaires.
Le Caire palpitait, en proie à une anxiété permanente, masse fourmillante de néons et de mouvement. Une énigme, aussi ancienne que le Sphinx et tout aussi indéchiffrable.
Je travaille à la brigade criminelle depuis plus de vingt ans et je suis capable de reconnaître un écran de fumée quand j’en vois un. Je sais quand on me raconte des craques. Une vieille habitude. Si les faits ne s’emboîtent pas…
– … c’est qu’il en manque, acheva Makana.
De nos jours, même les consultants d’ONG conduisaient des SUV aux vitres fumées dans l’espoir de dissuader de potentiels terroristes ou tueurs à gages, ceux-ci étant dans l’impossibilité de savoir si les occupants du véhicule étaient ou non des Occidentaux. Que penser d’un pays où l’invisibilité était un privilège ? Tout le monde voulait disparaître.
Ça m’a rappelé tout ce que j’ai laissé d’inachevé derrière moi. Je me suis enfui.
– Aviez-vous le choix ?
– Nous l’avons toujours.
– Mourir pour rien, ce n’est pas un choix.
« Vous pensez qu’il nous faudrait davantage d’idéalisme et de justice. Mais permettez-moi de vous dire que nous ne sommes pas mûrs pour la démocratie. On ne peut pas barrer d’un trait de plume des siècles de féodalisme. Nous avons une mentalité tribale. Nous ne comprenons pas l’idée de voter pour quelqu’un qui n’est pas des nôtres, qui n’appartient pas à notre famille, à notre clan, à notre tribu.
« Vous pensez qu’il nous faudrait davantage d’idéalisme et de justice. Mais permettez-moi de vous dire que nous ne sommes pas mûrs pour la démocratie. On ne peut pas barrer d’un trait de plume des siècles de féodalisme. Nous avons une mentalité tribale. Nous ne comprenons pas l’idée de voter pour quelqu’un qui n’est pas des nôtres, qui n’appartient pas à notre famille, à notre clan, à notre tribu.