de Vigan, Delphine «Rien ne s’oppose à la nuit» (2011)

de Vigan, Delphine «Rien ne s’oppose à la nuit» (2011)

Auteure : Née le 1er mars 1966 à Boulogne, Delphine de Vigan est une romancière et réalisatrice française. Après avoir accumulé divers petits emplois, elle a atterri sur un poste de cadre dans un institut de sondage à Alfortville. Mère de deux enfants, l’écrivain ne vit que de sa plume depuis 2007.. Ses romans : 2001 : Jours sans faim (sous le pseudonyme de Lou Delvig) – 2005 : Les Jolis Garçons, – 2005 : Un soir de décembre – 2007 : No et moi (Prix des libraires 2008 – Prix du Rotary International 2009) – 2008 : Sous le manteau – 2009 : Les Heures souterraines – 2011 : Rien ne s’oppose à la nuit – 2015 : D’après une histoire vraie (prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens) – 2018 : Les Loyautés – 2019 : Les Gratitudes

Littérature française – Éditions JC Lattès n : 17/08/2011 – 436 pages / Livre de poche 30.01.2013 – 400 pages – Prix du roman Fnac 2011, Prix Roman France Télévision 2011, Prix Renaudot des lycées 2011 et Prix des lectrices de Elle, son roman « Rien ne s’oppose à la nuit » dévoile l’histoire de sa mère Lucile qui est atteinte de trouble bipolaire avant de se donner la mort en 2008. C’est aussi une œuvre où Delphine de Vigan laisse manifester clairement son processus d’écriture où les doutes et les angoisses se succèdent et s’entremêlent

Résumé : Ma famille incarne ce que la joie a de plus bruyant, de plus spectaculaire, l’écho inlassable des morts, et le retentissement du désastre. Aujourd’hui je sais aussi qu’elle illustre, comme tant d’autres familles, le pouvoir de destruction du verbe, et celui du silence.

Dans une interview : Le titre de votre roman, Rien ne s’oppose à la nuit, est tiré de la chanson «Osez Joséphine» d’Alain Bashung. Qu’évoquent pour vous ces paroles?
Ce titre évoque pour moi à la fois une certaine violence mais aussi une forme de douceur et d’apaisement, ce qui correspond bien à l’idée que je me fais de ma mère. Les paroles de la chanson «Osez Joséphine» évoquent la transgression, la liberté. Il y a dans ce texte une autre phrase que j’aime beaucoup: «et que ne durent, durent, que les moments doux».

Mon avis :

Avec pudeur et infiniment de délicatesse la romancière nous trace un parcours de vie difficile et émouvant. Les rapports entre les générations, les relations compliquées avec une mère fragile mentalement, qui est à la fois lumineuse et emplie de ténèbres.
C’est un livre poignant et déchirant mais empli de lumière aussi. Et après avoir lu ce livre, on comprend la façon qu’à l’auteur d’aborder les thèmes sensibles dans ses autres écrits. Un personnage très attachant que celui de Lucile, qui traverse la vie en funambule, toujours sur le fil…  

En plus du titre tiré de la chanson de Bashung, il y a dans ce livre un passage où l’autrice les paroles de Mouloudji (les pavés) et les paroles d’une chanson de Barbara :
Regarde, quelque chose a changé, l’air semble plus léger, c’est indéfinissable.
Regarde, sous le ciel déchiré, tout s’est ensoleillé, c’est indéfinissable. 
Un homme, une rose à la main, a ouvert le chemin, vers un autre demain…
On a envie de se parler, de s’aimer, de se toucher.
Et de tout recommencer.

Extraits :

Mais la vérité n’existait pas. Je n’avais que des morceaux épars et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoi que j’écrive, je serais dans la fable.

Que cherchais-je au fond si ce n’était approcher la douleur de ma mère, en explorer le contour, les replis secrets, l’ombre portée ?

L’écriture ne peut rien. Tout au plus permet-elle de poser les questions et d’interroger la mémoire.

Elle rêvait de devenir invisible : tout voir, tout entendre, tout apprendre, sans que rien de palpable ne signalât sa présence. Elle ne serait plus qu’une onde, un souffle, un parfum peut-être, rien qu’on pût toucher ou attraper.

Comme c’est le cas dans bon nombre de familles, les époques se résument au lieu qui les contient. 

 La dernière à se lever de son lit, tout simplement, comme si la vie entière était contenue dans les pages des livres, comme s’il suffisait de rester là, à l’abri, à contempler la vie de loin. 

Aucun prince, aucune réussite ne peuplaient ses rêves, simplement le temps étalé devant elle dont elle pouvait disposer selon sa volonté propre, un temps contemplatif qui la tiendrait à l’abri.

Les choses se perpétuaient, se transmettaient, c’était le propre des familles nombreuses.

 un chagrin que ses parents avaient su transformer en cadeau. Un cadeau qui prenait beaucoup de place.

Ils étaient rentrés de vacances quelques jours plus tôt, elle aimait prolonger cet état de latence, d’engourdissement, ne rien prévoir, laisser aller les choses comme elles venaient, accueillir l’étirement du temps. 

Je perçois chaque jour qui passe combien il m’est difficile d’écrire ma mère, de la cerner par les mots, combien sa voix me manque.  Lucile nous a très peu parlé de son enfance. Elle ne racontait pas. Aujourd’hui, je me dis que c’était sa manière d’échapper à la mythologie, de refuser la part de fabulation et de reconstruction narrative qu’abritent toutes les familles.

Je n’ai aucun souvenir que ma mère m’ait donné à entendre de sa bouche les différents événements qui ont marqué son enfance, je veux dire qu’elle les ait évoqués dans un récit énoncé au je, qui nous aurait donné accès, au moins en partie, à sa vision des choses. Ce qui me manque au fond, c’est son point de vue à elle, les mots qu’elle eût choisis, l’ordre d’importance qu’elle eût attribué aux faits, les détails qui lui eussent appartenu.

Le silence n’offrait pas de prise. À mesure que le temps passait, elle semblait mener une vie parallèle et secrète, à laquelle il n’avait pas accès. 

Loin de l’effervescence, elle allait pouvoir inventer son propre espace et se mouvoir dans le silence. Jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais su imaginer son avenir, lui attribuer une forme, une couleur. Elle n’avait jamais su se projeter dans une autre vie, inventer de nouveaux paysages. Parfois, elle en avait conclu que ses rêves étaient si grands, si démesurés, qu’ils n’entraient même pas dans sa propre tête.

Que s’est-il passé, en raison de quel désordre, de quel poison silencieux ? La mort des enfants suffit-elle à expliquer la faille, les failles ? Car les années qui ont suivi ne peuvent se raconter sans les mots drame, alcool, folie, suicide, qui composent notre lexique familial au même titre que les mots fête, grand écart et ski nautique. Au cours des entretiens que j’ai menés, certains parlent de désastre, y compris parmi les plus concernés, et il me semble que ce mot est le plus juste si l’on considère que sur toute ruine on peut reconstruire – ce que chacun, à notre manière, nous avons fait.

la rencontre de deux grandes souffrances, et contrairement à la loi mathématique qui veut que la multiplication de deux nombres négatifs produise un nombre positif, de cette rencontre ont surgi la violence et le désarroi.

j’écris ce mystère qu’elle a toujours été pour moi, à la fois si présente et si lointaine

Qu’ai-je vu du haut de mes six mois, de mes quatre ans, de mes dix ans (et même de mes quarante) ? Rien. Et pourtant je continue de dérouler l’histoire de ma mère, je mêle à mon regard d’enfant celui de l’adulte que je suis devenue, je m’accroche à ce projet ou bien il s’accroche à moi, je ne sais lequel de nous deux est le plus encombrant.

Parfois je rêve que je reviens à la fiction, je me roule dedans, j’invente, j’élucubre, j’imagine, j’opte pour le plus romanesque, le moins vraisemblable, j’ajoute quelques péripéties, m’offre des digressions, je suis mes chemins de traverse, je m’affranchis du passé et de son impossible vérité.
Parfois je rêve au livre que j’écrirai après, délivrée de celui-ci.

 l’adjectif italien morbido qui, contrairement à ce que l’on imagine lorsqu’on ne parle pas cette langue (ce qui est mon cas), ne signifie pas morbide, mais doux

La coordination est à l’écriture ce que le montage est à l’image. Telles que j’écris ces phrases, telles que je les juxtapose, je donne à voir ma vérité. Elle n’appartient qu’à moi.

Avant de commencer l’écriture de ce livre, dans cette période singulière et précieuse où le texte se pense, se fantasme, sans qu’aucun mot, aucune musique ne soient encore posés sur le clavier […]

La mémoire enregistre tout, et le tri s’effectue après coup, une fois la crise passée.

Je n’avais jamais mis en mots le 31 janvier, ni dans le journal intime que je tenais à l’époque (je n’en ai pas eu le temps ou pas le courage), ni dans les lettres écrites à mes amies dans les jours qui ont suivi, ni, plus tard, dans mon premier roman. Aujourd’hui, la fin du mois de janvier est pour moi un genre de période à risque […]. C’est quelque chose qui est ancré dans la mémoire du corps.

Je ne me suis jamais vraiment intéressée à la psychogénéalogie ni aux phénomènes de répétition transmis d’une génération à une autre qui passionnent certains de mes amis. J’ignore comment ces choses (l’inceste, les enfants morts, le suicide, la folie) se transmettent.
Le fait est qu’elles traversent les familles de part en part, comme d’impitoyables malédictions, laissent des empreintes qui résistent au temps et au déni.

Le moment où je passe de l’inconscient au conscient est un déchirement. 

Le jeûne est une drogue puissante et peu onéreuse, on oublie souvent de le dire. L’état de dénutrition anesthésie la douleur, les émotions, les sentiments, et fonctionne, dans un premier temps, comme une protection. L’anorexie restrictive est une addiction qui fait croire au contrôle alors qu’elle conduit le corps à sa destruction.

dès lors que la famille était rassemblée, l’air se chargeait d’abord d’une électricité joyeuse qui ne tardait pas à se transformer en courant haute tension. 

L’ennui n’est jamais passager. Il y a bien un remède à cet ennui, mais il est radical et désagréable pour les autres (certains vieilliront, d’autres mourront).

 J’ai pensé qu’être adulte ne prémunissait pas de la peine vers laquelle j’avançais, que ce n’était pas plus facile qu’avant, quand nous étions enfants, qu’on avait beau grandir et faire son chemin et construire sa vie et sa propre famille, il n’y avait rien à faire, on venait de là, de cette femme ; sa douleur ne nous serait jamais étrangère.

Je sais bien que ça va vous faire de la peine mais c’est inéluctable à plus ou moins de temps et je préfère mourir vivante.

2 Replies to “de Vigan, Delphine «Rien ne s’oppose à la nuit» (2011)”

  1. Le sujet m’attire. Peut-être qu’il me réconciliera avec l’auteure car dans deux livres que j’ai lu d’elle, j’ai toujours senti un calcul des mots. Je m’explique : écrire en pensant à ses lecteurs dans le but premier est d’émouvoir ses lecteurs, être aussi dans le sens du vent.
    Je viens de lire ici qu’elle ne vit de sa plume que depuis 2007. Peut-être qu’avec ce livre inspiré de « osez Joséphine » elle osera elle Delphine a être plus authentique !? Je le souhaite.

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