Whitehead, Colson «Nickel Boys» (RL2020)

Whitehead, Colson «Nickel Boys» (RL2020)

Auteur: Colson Whitehead (son nom complet est Arch Colson Chipp Whitehead), né le 6 novembre 1969 à New York, est un romancier américain. Colson Whitehead fréquente la Trinity School de New York, puis est diplômé de l’université Harvard en 1991. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont le The New York Times, Salon et The Village Voice. Il est lauréat du Prix Pulitzer de littérature 2017 pour son roman « Underground Railroad« , déjà élu meilleur roman de l’année 2016 par la presse américaine.
En 2020 il publie « Nickel Boys« , qui obtient également le Prix Pulitzer de littérature. Il revient en 2023 avec « Harlem Shuffle »

Albin Michel – 19.08.2020 – 258 pages – Prix Pulitzer 2020

Résumé : Dans la Floride ségrégationniste des années 1960, le jeune Elwood Curtis prend très à coeur le message de paix de Martin Luther King. Prêt à intégrer l’université pour y faire de brillantes études, il voit s’évanouir ses rêves d’avenir lorsque, à la suite d’une erreur judiciaire, on l’envoie à la Nickel Academy, une maison de correction qui s’engage à faire des délinquants des « hommes honnêtes et honorables « .
Sauf qu’il s’agit en réalité d’un endroit cauchemardesque, où les pensionnaires sont soumis aux pires sévices. Elwood trouve toutefois un allié précieux en la personne de Turner, avec qui il se lie d’amitié. Mais l’idéalisme de l’un et le scepticisme de l’autre auront des conséquences déchirantes. Couronné en 2017 par le prix Pulitzer pour Underdground Railroad puis en 2020 pour Nickel Boys, Colson Whitehead s’inscrit dans la lignée des rares romanciers distingués à deux reprises par cette prestigieuse récompense, à l’instar de William Faulkner et John Updike.
S’inspirant de faits réels, il continue d’explorer l’inguérissable blessure raciale de l’Amérique et donne avec ce nouveau roman saisissant une sépulture littéraire à des centaines d’innocents, victimes de l’injustice du fait de leur couleur de peau.

« Le roman de Colson Whitehead est une lecture nécessaire. Il détaille la façon dont les lois raciales ont anéanti des existences et montre que leurs effets se font sentir encore aujourd’hui ». Barack Obama.

 

Mon avis : Inhumain ! Eblouissant et horrifiant ! Percutant et ô combien dérangeant ! Après son « Underground Rail Road » (voir chronique) il revient avec un autre témoignage sur le racisme aux Etats-Unis, une quête de liberté comme dans le roman précédent, un autre roman sur la survie, l’entraide, la main tendue dans l’univers de l’horreur… Le tout fondé sur un fait réel, révélé récemment : L’existence d’une école, en Floride, La “Arthur G. Dozier School for Boys” (qui a fermé ses portes en 2011) et les témoignages des survivants.

C’est l’histoire d’un jeune homme brillant qui va se retrouver par erreur dans un centre de redressement pour jeunes délinquants ; on est bien loin de l’école qui est supposée remettre les jeunes sur le droit chemin.
Pour le jeune Elwood, incarcéré à tort alors qu’il avait toutes les possibilités de se hisser au-dessus de sa condition du fait de ses capacités morales et intellectuelles, la chute est rude. Au lieu de prendre le chemin de l’Université il se retrouve au cœur de l’horreur, de la violence et du racisme. Dans cette école, deux zones : la zone pour les délinquants blancs et celle pour les délinquants noirs ; un jeune qui navigue d’une zone à l’autre car on ne sait pas dans quelle catégorie le ranger…

Pour survivre et retrouver l’air libre, peu de possibilités : attendre la fin de sa peine, essayer de grapiller quelques mois en gagnant des bons points ou s’évader… Dans ce monde d’injustice, de brimades, de violence, il est bien difficile de faire confiance… Il survivra l’enfer de la « maison blanche » et s’accrochera aux mots de Martin Luther King pour garder espoir… mais dans cette lutte pour la survie, pour la dignité, pour la liberté, comment est il possible de donner de l’amour aux Blancs, qui traitent les Noirs comme des êtres plus bas que tout sur terre. L’amitié avec ses compagnons de prison sera-t-elle au rendez-vous ? Parviendra-t-il à se sortir de cet endroit abominable.
Si les personnages sont inventés, l’institution décrite est bien réelle et l’auteur la fait renaître de manière particulièrement vivante. La seule chose à dire est « Plus jamais ça » et pourtant on a comme l’impression que ces pratiques qui vont au-delà de tout sont encore bien vivaces dans la société américaine…

Un énorme coup de cœur pour ce roman qui m’a remuée aux tripes. Et dire que l’école est là pour ouvrir la voie vers l’avenir… Quand on voit dans les mains de quels bourreaux les enfants sont remis … et on ne peut que dire que la prison est loin d’etre un endroit qui permettra aux gens de se transformer dans le bon sens… Plier et survivre ou essayer de se relever et mourir…

Saisissant de le lire au moment où le mouvement de contestation «Black Lives Matter» dénonce comme jamais le « privilège blanc », le  » racisme institutionnel », l’ « inégalité », la  » discrimination racisme systémique », l’ »immunité blanche ».
Ici nous nageons dans la manifestation la plus flagrante du racisme, la violence, mais il ne faut pas oublier le racisme rampant et larvé qui gangrène toute la société, l’inégalité des chances, l’inégalité devant la loi, les soins, le logement, l’éducation, le travail… .

Extraits :

Certaines années on se sentait assez fort pour fouler le sentier en béton, en sachant qu’il menait aux plus sombres recoins de son passé, et d’autres on n’y arrivait pas.

Sachant où partaient leurs livres, les élèves blancs les avaient annotés à l’intention de leurs successeurs :Va te pendre, le nègre ! Tu pues. Va chier. Le mois de septembre était une découverte des épithètes en vogue chez la jeunesse blanche de Tallahassee, épithètes qui, à l’instar de la longueur des ourlets et des coupes de cheveux, variaient d’une année sur l’autre.

Elle avait acheté ce disque de Martin Luther King à un vendeur ambulant devant le Richmond, et c’étaient les dix cents les moins bien dépensés de toute sa vie. Ce disque ne contenait rien d’autre que des idées.

Cela faisait des années qu’elle ne lui avait plus donné de coups de ceinture et il était désormais bien trop grand pour cela, si bien qu’elle se rabattit sur une vieille recette familiale : elle cessa complètement de lui parler, une punition qui remontait aux lendemains de la guerre de Sécession et donnait à sa cible l’impression d’un effacement total.

Semblable à un arbre tombé en travers d’une rivière, qui n’aurait jamais dû être là et qui finit par donner l’impression qu’il n’a jamais été ailleurs, créant ses propres rides dans le grand courant.

La clé pour survivre ici, c’est pareil que dehors : faut observer les gens, et ensuite faut trouver la manière de les esquiver comme dans un parcours d’obstacles.

Les jurons ne lui venaient pas naturellement, et son bégaiement occasionnel en atténuait l’effet, mais il avait décidé que, de tous les vices qu’offrait Nickel, la grossièreté était un des plus anodins.

J’ai grandi avec des gars comme vous, Blancs et Noirs mélangés, et je sais qu’on est pareils, sauf que vous avez pas eu de chance.

La peinture était de marque Dixie, et la teinte Dixie White, ou « blanc du Sud » en argot régional.

Changer la loi, très bien, mais ça ne changera pas les gens ni leur façon de traiter leurs semblables. Nickel était un établissement raciste jusqu’à la moelle – la moitié du personnel enfilait probablement un costume du Klan tous les week-ends –, mais aux yeux de Turner sa cruauté allait plus loin que la couleur de la peau.

Règle numéro un : quel que soit le sujet, toujours se ranger dans le camp opposé à l’autorité. Flics et politiciens, hommes d’affaires et juges, tous les salauds qui tiraient les ficelles. « Les travailleurs les tiennent par les couilles, qu’est-ce qu’ils attendent pour serrer ? » disait-il.

En réalité, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Semblable à ces Noirs dont parlait le révérend King dans sa lettre écrite en prison, tellement complaisants et hébétés après des années d’oppression qu’ils s’y étaient habitués et en avaient fait leur lit.

Il repensait à Nickel et aux nuits où les seuls bruits étaient ceux des pleurs et des insectes, où on pouvait s’entasser avec soixante garçons sans jamais oublier qu’on était seul au monde. Les uns sur les autres et en même temps isolés. Ici, on était les uns sur les autres et, par miracle, on n’avait pas envie de tordre le cou des gens mais plutôt de les serrer dans ses bras.

Le soleil avait disparu. Décidant de leur rappeler à tous qu’il était désormais roi, novembre ordonna au vent de se lever.

Ce n’était pas suffisant de survivre, il fallait vivre –

 

Info sur l’école qui a servi de point de départ véridique au roman :  Arthur G. Dozier School for Boys –  Marianna (Floride) ( lire article du Figaro )

4 Replies to “Whitehead, Colson «Nickel Boys» (RL2020)”

  1. Bonsoir Cath, je viens de terminer le livre. Dérangeant, très dérangeant car toujours d’actualité d’une certaine façon. Certes les lois ont bougé, l’égalité des hommes soit disant effective et pourtant un terrible constat s’offre à nous : injustice, inégalités, on n’a pas les mêmes chances selon la couleur de sa peau, cette peau que les Américains noirs risquent si souvent lors de contrôles policiers. Ce livre nous ouvre les portes d’un établissement disciplinaire où on n’imagine pas des enfants si rebelles qu’ils soient subir de tels sévices. Inhumain. Il met aussi en lumière les terribles préjudices qu’ont pu causer les lois raciales qui se répercutent encore aujourd’hui comme le dénonce Barack Obama dans la préface.

  2. Oh oui ! Non seulement parce qu’il est nécessaire pour son message très fort mais pas que, sa construction est remarquable, il y a une tension tout du long car Whitehead a cette force d’installer rapidement ses personnages dès le début, c’est le cas d’Elwood que l’on prend sous son aile, on a envie de le protéger, de le défendre, le suspense de ce fait prend une considérable ampleur. Et j’ai trouvé aussi que c’était remarquablement écrit. Un coup de coeur absolu. Et la fin, je ne m’attendais pas du tout à ça : très fort !

  3. Coup de coeur! Ce roman est terrifiant et bouleversant. Et pourtant, l’auteur ne donne à lire que peu de scènes de violence , procédant davantage par des allusions qui brisent les quelques moments de répit où on pourrait espérer un peu grâce à quelques ellipses temporelles . On sent une menace permanente. Et les extraits d’un discours de Martin Luther King prônant l’amour a semblé impossible pour la lectrice que j’étais.
    On s’attache immédiatement aux personnages : Elwoood, le jeune héros qui va voir sa vie brisée par cet enfermement , sa grand-mère Harriet , courageuse petite bonne-femme, Turner son ami de l’école . En fait, la seule lumière dans cette tragédie réside dans la fraternité qui unit quelques uns des pensionnaires.
    Aucun pathos, une écriture presque sèche . remarquable!

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